par Clément Barniaudy et Angela Biancofiore
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Au cœur d’une période fortement marquée par le travail du soin nous avons édité le cinquième numéro de la revue Notos consacré aux Théories et pratiques du care: en effet, en France à partir du mois de mars 2020, les personnels de santé ont œuvré inlassablement - et parfois dans des conditions très difficiles - sur la ligne rouge de la pandémie du virus Covid 19 qui s’est manifestée en Chine, puis en Europe et dans le monde entier à partir du mois de décembre 2019 et, plus officiellement, en janvier 2020.
Les articles ici réunis sont issus des interventions au colloque international que nous avons organisé à l’Université Paul-Valéry les 22 et 23 novembre 2018 : cette rencontre a permis d’établir un dialogue fécond à partir de plusieurs terrains de recherche (écologie, éducation, psychologie, littérature et arts visuels) autour des questions fondamentales que les éthiques et philosophies du care ont fait émerger depuis trois décennies comme, par exemple, la vulnérabilité, l’interdépendance, l’éthique relationnelle.
Pendant deux journées, les conférences et les discussions entre les participants ont nourri une réflexion sur les formes du care qui se concrétisent dans l’acte de prendre soin de nous-mêmes, des autres et de l’environnement. Nous remercions ici tous les participants, intervenants et auditeurs, chercheurs et praticiens, d’avoir nourri ce débat avec les multiples dimensions de leur expérience et de leur domaine spécifique. Le questionnement collectif s’est prolongé durant l’année 2019-2020 dans le cadre du séminaire Théories et pratiques du care que nous avons coordonné.
Ce dialogue transdisciplinaire autour du care a mis en avant la nécessité de reconsidérer la place et la valeur du soin dans nos sociétés, comme la pandémie actuelle le rappelle à chacun.
Les auteures ayant exploré les théories du soin - Carol Gilligan, Joan Tronto, Luigina Mortari et Sandra Laugier, entre autres - considèrent que le care est essentiel à la vie, puisque nous ne pouvons pas survivre de manière isolée, en l’absence de soins. Nous avons besoin de soin et de prendre soin à la fois pour préserver la vie, la protéger des dangers extérieurs, réparer et guérir les blessures physiques ou psychologiques, mais aussi pour doter l’existence d’un sens. En cela, l’attention et le soin jouent un rôle essentiel dans la société : leur pratique devrait être justement valorisée car elle ouvre la possibilité de faire fleurir l’être. C’est pour cette raison, qu’il nous est apparu indispensable de nous interroger sur la question du sens du soin et de l’attention.
Pourtant, dans nos sociétés, l’attention et le soin sont peu considérés, étant envisagés soit comme quelque chose de naturel (et donc ne méritant pas d’attention particulière) soit comme des pratiques appartenant à la sphère privée (et prises en charge le plus souvent par les femmes). Pire encore, le care est pour beaucoup suspect, perçu comme une « bienveillance forcée », une « faiblesse morale ». Cette méfiance envers le soin est le symptôme d’une vision du monde où chacun est invité à optimiser son temps et ses activités, laissant ainsi de côté tout ce qui lui semble inutile au premier abord et qui gênerait l’affirmation de son individualité, dans l’espace d’une souveraineté qui s’accomplit, le plus souvent, au détriment des autres, humains comme non humains.
Or, cette vision du monde aujourd’hui montre de plus en plus son caractère limité. Il suffit qu’un minuscule virus se répande à l’échelle planétaire pour que le souci des autres soit revalorisé et redevienne un refuge pour continuer à vivre du mieux possible. Et derrière cette pandémie, c’est aussi le manque de soin envers la Terre qui est en jeu, l’exploitation intensive des milieux terrestres ne pouvant se poursuivre indéfiniment sans rendre notre planète inhabitable. À l’épuisement des ressources naturelles correspond aussi l’épuisement des individus, conduits au burn out par l’accélération folle de leur rythme de vie, de travail et de leurs désirs. C’est pourquoi aujourd’hui, malgré l’augmentation du bien-être matériel dans certains pays et le développement des connaissances dans tous les domaines, nous pouvons observer que cette accumulation de biens et de savoirs n’apporte pas plus de bonheur.
La philosophie du care propose une toute autre vision du monde. En remettant au centre de la vie individuelle et collective les valeurs du soin, de l’attention à l’autre, de la bienveillance, de l’entraide, de la réciprocité, de la coopération ou de la sollicitude, la perspective ouverte par les recherches autour du care opère une véritable « révolution » à la fois perceptive et éthique.
Une révolution dans le sens où ce qui nous importe - ce à quoi nous « faisons attention » et ce dont nous « prenons soin » - n’est plus limité à notre petit monde privé (notre famille, nos amis ou nos connaissances), mais s’élargit pour inclure un tissu de plus en plus large de relations au sein duquel notre expérience peut se déployer.
Le care implique en cela une dimension politique forte puisqu’il se fonde sur notre capacité à reconnaître la multitude des êtres sans voix, exclus ou subalternes, souvent invisibles et ignorés dont nous dépendons au quotidien.
Percevoir avec les yeux du care, c’est revaloriser le travail du soin, de toutes ces personnes qui, par leurs gestes et leurs savoirs apparemment ordinaires et pourtant si importants, soutiennent la vie, au niveau matériel comme ontologique, rendant possible un « pouvoir être » qui est aussi un « pouvoir devenir ». En ce sens, les attitudes et les pratiques du care devraient être reconnues comme essentielles à la vie des personnes, mais aussi à celle des institutions, et pas seulement lorsqu’un virus nous rappelle la fragilité partagée de notre condition d’êtres vivants.
En réalité, la capacité de percevoir plus profondément les relations d’interdépendance qui nous relient aux autres ne se limite pas à la sphère de l’humain, elle inclut également l’ensemble des êtres sensibles et des phénomènes qui rendent notre monde habitable, plantes, minéraux, animaux mais aussi soleil, vents, rivières…
Une éthique écologique du care à l’ère de l’anthropocène contribue à faire jaillir un nouveau regard sur un monde qui progressivement réapprend à tenir compte de la sphère du non humain. Ce nouveau regard, élargissant les cercles du care, nous amène à affirmer que notre survie sur la planète dépend en grande partie de notre conscience de l’interdépendance et de la solidarité active entre les espèces et entre les mondes. Dès lors, une autre vision de notre responsabilité et de notre engagement sur Terre peut émerger.
Les études réunies dans ce numéro ne se limitent pas à présenter une approche purement théorique du care (et de la vision qu’elle implique), mais elles explorent aussi et surtout les pratiques qui permettent d’incarner les valeurs au centre de cette vision et de transformer la manière dont nous nous relions à nous-mêmes, aux autres et à l’environnement. Pour reprendre les propos de la philosophe Luigina Mortari dans son article sur la pratique du soin : « Il ne s’agit pas de bâtir des théories sur l’action de soin qui donnent lieu à des impositions dangereuses sur le réel, mais de vivifier et de protéger la tension qui permet à la vie individuelle de trouver sa meilleure forme ». Vivifier et protéger cette tension vers le bien, ne relève pas de l’évidence : c’est au contraire quelque chose qui peut se cultiver et se développer grâce à un entraînement particulier, à des pratiques éducatives. En effet, plusieurs chercheurs dans le monde actuel étudient activement les phénomènes de l’empathie et de la compassion d’un point de vue biologique, éducatif, psychologique et philosophique.
Si le domaine de l’éducation entre si bien en résonance avec les théories et les pratiques du care, c’est justement parce que les gestes et les savoirs du care peuvent s’apprendre. Et cet apprentissage prend appui sur un certain nombre de pratiques qui existent depuis des siècles dans de nombreuses sociétés et qui prennent plus récemment le nom d’écoute attentive, de pratiques contemplatives ou encore d’entraînement de l’attention, de pleine conscience. Toutes ces pratiques ont en commun une manière particulière de faire attention, de regarder en soi et dans le monde pour se détacher de ses réactions immédiates et mieux connaître la manière dont fonctionnent nos processus cognitifs, émotionnels ou physiologiques.
L’exploration de l’expérience du corps et de l’esprit, à travers une revalorisation de l’approche à la première personne, permet alors d’entrevoir de nouveaux savoirs, de nouvelles capacités et compétences pendant longtemps écartées par l’école (même si certaines tendances montrent des changements encourageants mais encore mineurs). En substance, le propre de ces pratiques attentionnelles c’est à la fois de renforcer la résilience et l’enracinement, de contribuer à construire des lieux d’ancrage – à l’instar de véritables ports – permettant d’affronter les vagues parfois tumultueuses de notre expérience de vie, mais aussi de s’ouvrir à l’autre de manière apaisée, accueillant son altérité irréductible.
Ce que nous montrent les auteurs de ce numéro, c’est qu’apprendre à prendre soin de soi et des autres (humains et non humains) veut dire s’éduquer à une vie commune qui rend possible l’habitabilité du monde : ce processus peut également se développer grâce au pouvoir du récit.
La narrativité qui se déploie à partir de différents domaines artistiques (cinéma, arts plastiques, littérature) et au sein de plusieurs genres (romans, science-fiction, théâtre…) nous permet de sortir du carcan de la raison utilitariste pour explorer d’autres dimensions de notre être, pour écouter d’autres voix et envisager nos vulnérabilités comme nos interdépendances. La lecture et l’écriture sont de véritables expériences psychiques favorisant l’émergence d’un récit (de soi et du groupe) :
Il s’agit de pratiques qui nous aident à rediriger notre attention, à cultiver l’empathie et à ouvrir un espace propice à la rencontre de soi et de l’autre. L’expérience de la narration concrétise ainsi une éthique du care en tissant la trame d’un texte commun : on ne saurait minimiser l’importance des histoires que l’on raconte et que l’on se raconte. Construire son propre récit, générer une narration de soi et du groupe nous aiderait alors à retrouver une certaine liberté - dans un monde saturé de sollicitations – ainsi que le sentiment d’appartenir à un ensemble plus vaste, transcendant l’individu isolé.
Cette liberté et cette appartenance, redécouvertes grâce aux pratiques artistiques et contemplatives, ne peuvent être séparées de la liberté que l’on offre à autrui. C’est sans doute l’un des principaux malentendus autour de l’éthique du care parfois considérée comme une philosophie du repli, trop limitée pour agir au niveau de toute une société. En prenant soin de nous, nous apprenons à accueillir, à reconnaître et à transformer nos émotions conflictuelles afin d’être plus spacieux et disponibles, dans un mouvement qui tend à élargir les cercles du care tout autour de nous. La non-violence ne peut se décréter, elle s’apprend et elle commence par soi. Et ce n’est que par l’exploration de notre propre expérience que nous nous établissons peu à peu dans une autre manière d’être au monde, grâce à un entraînement soutenu qui nécessite qu’on y consacre du temps.
Les théories et pratiques du care nous invitent alors à dépasser une vision dualiste (sujet/objet, individu/collectivité, vie/mort, nature/culture) pour développer un sentiment de connexion avec tout ce qui nous entoure, découvrant un Soi écologique, c’est-à-dire un soi capable d’inclure toutes les relations qui le constituent. C’est à partir de cette découverte que les actions du care peuvent se déployer sans risquer d’être vécues comme une entrave à la réalisation de soi.
Les théories et pratiques du care ont également une application dans l’aménagement des territoires, à travers l’écoute des habitants du milieu, de leurs récits et de leurs savoirs. Trop souvent, l’aménagement (même lorsqu’il se veut durable) se décide du haut, depuis des savoirs experts et normalisés, en vertu de principes moraux ou d’un méta-récit (le développement durable) qui prétendent protéger la Terre alors qu’en réalité, l’action décidée s’impose comme une greffe sur le milieu qui fait violence à ses habitants. La considération pour le vécu des habitants, pour les relations subtiles entre humains et non humains qui forment la texture même d’un milieu de vie, amène à agir d’une toute autre manière, en prenant soin à la fois du milieu et de la Terre dans son ensemble.
De même, au sein d’un processus de recherche et de production de connaissances, il est rare que les chercheurs se soucient réellement des personnes au centre de leur enquête. La posture réflexive du scientifique qui prétend devoir se détacher des situations dans lesquelles il se situe pour mieux les objectiver, constitue pourtant un obstacle important si l’on souhaite comprendre le sens de ce qui se joue et se vit dans ces situations. Les éthiques du care, en valorisant la qualité de présence, le dialogue et le souci des autres, peuvent amener à une véritable rencontre entre chercheur et enquêté et ainsi à une co-construction des savoirs : il s’agit d’un véritable processus transformatif dans le sens où il se fonde sur une reconnaissance de la pluralité des perspectives initiales pour amorcer un cheminement collaboratif et valoriser l’expérience de chacun.
Par ailleurs, la réflexion collective et transdisciplinaire qui s’est développée autour du care constitue aussi une invitation à percevoir les liens qui se tissent entre empathie, compassion et gestes du care. Au temps où le cloisonnement des savoirs disciplinaires reste un modèle dominant, l’étude des rapports entre care, empathie et compassion ouvre de nouvelles perspectives de recherche pour construire une résilience fondée sur l’expérience de l’impermanence et de l’interdépendance. Notre fragilité ainsi que les difficultés inhérentes à notre existence, loin d’être perçues comme des obstacles à repousser ou fuir à tout prix, peuvent au contraire être reconsidérées comme l’occasion de changer notre regard sur nous-mêmes et les phénomènes qui nous entourent et d’envisager la souffrance sous un autre angle car, dans la pratique, celui qui a appris à prendre soin de sa souffrance, souffre moins.
Pour conclure, les théories et pratiques du care intimement reliées aux humanités environnementales nous permettent de retrouver une autre souveraineté sur notre vie mentale, au sein d’une nouvelle écologie de l’esprit qui s’ouvre pleinement à l’écologie des écosystèmes vivants.