Présentation

Éditorial

Revue Notos (Nouvelle Série): 

Des humanités transformatives pour une éthique globale

 

Avec les mutations à l’œuvre au cœur de notre temps, la revue Notos évolue aussi. L’équipe de chercheurs qui la constitue s’engage désormais sur de nouvelles voies de la recherche et de la création culturelle.

La non-discrimination

Les horizons culturels actuels ne peuvent pas se limiter à un seul monde, l’occident. Arturo Escobar suggère le terme de « multivers », un monde où plusieurs mondes sont possibles.

Nous pouvons citer la pensée de Socrate au même titre que les enseignements de Siddharta Gautama, nous pouvons nous nourrir des réflexions de Saint Augustin ainsi que des écrits de Al Kindi et Al Ghazali explorant la nature de l’esprit. Nelson Mandela et Gandhi constituent des modèles dans la pratique de la non-violence, avec Martin Luther King ; Thich Nhat Hanh et Edgar Morin ouvrent la voie à une éthique globale qui est en mesure de répondre aux défis majeurs de notre temps.

L’accumulation des connaissances sans la sagesse ne peut pas être bénéfique dans un monde en pleine évolution. La nature interculturelle et dialogique de la pensée nous amène à lever certains freins académiques qui pèsent sur l’évolution de la recherche depuis bien longtemps.

La non-dualité

Par la conjoncture exceptionnelle que nous vivons, notre époque exige un véritable changement de cap, à l’ère de l’anthropocène, au sein d’une étape critique de l’évolution de notre biosphère.

Un changement de regard et d’approche qui consiste à voir le monde comme nous-mêmes. Nous prenons soin de la nature en nous et à l’extérieur de nous. Il n’y a pas de séparation entre sujet et objet, dedans/dehors, écologie de l’esprit et écologie des écosystèmes.

Le dualisme nous a conduit à l’exploitation sauvage de nos ressources naturelles, à présent nous entendons changer de regard et agir pour la terre, parce que nous sommes la Terre et la Terre c’est nous.

Bien des penseurs nous inspirent : Satish Kumar, Vandana Shiva, Arne Naess, Ynestra King, Francisco Varela… David Abram affirme la nécessité d’une écologie des sens, une sorte de libération sensorielle qui nous permette de percevoir en profondeur - et à travers tous nos sens - le « more-than-human-world », le « monde-plus-qu’humain ».

L’interdépendance et le care

Nous faisons partie intégrante de la toile de la vie, notre conscience a évolué pendant longtemps en relation constante avec l’évolution de la vie sur notre planète.

Notre conscience continue à se transformer pour être en mesure d’affronter les enjeux majeurs de notre époque : vivre ensemble dans un monde interculturel globalisé dans lequel des millions d’êtres vivants (humains et non humains) sont obligés de migrer en raison des changements climatiques et des conflits.

Par conséquent, il est nécessaire d’apprendre à vivre et à survivre dans un monde en mutation avec la conscience de notre inter-être. Nous inter-sommes avec tous les êtres sensibles, dans le monde animal, végétal et minéral.

La conscience profonde de cette relation intime avec le vivant nous amène à interagir différemment dans le respect de la vie. Une éthique écologique du care, de l’attention à soi-même, à l’autre et au vivant se révèle essentielle aujourd’hui face aux changements climatiques et sociétaux.

Un autre récit collectif est possible de notre évolution, si nous choisissons de ne pas mettre l’accent sur l’idée de sélection naturelle afin de mettre en évidence toute forme de solidarité active (cf. Kropotkine, Lynn Margulis, Joanna Macy).

Par ailleurs, nous avons la capacité de nous transformer, de changer nos comportements grâce – entre autres – à la neuroplasticité : d’autres modes de pensée et d’action peuvent émerger afin de pouvoir bâtir notre OIKOS, notre maison commune où l’humain et le non humain peuvent vivre et s’épanouir ensemble.

La recherche et les créations culturelles ont un rôle essentiel à jouer dans ce processus : l’écologie, la médecine, les neurosciences peuvent dialoguer avec la poésie et les arts.

Les sciences cognitives et la littérature convergent dans un nouveau champ de recherche : la poétique cognitive. Les relations entre neurosciences et critique littéraire font surgir d’autres approches telles que la « narratologie postclassique » ; la psychologie et la critique d’art semblent converger vers la neuro-esthétique (voir les écrits de Vittorio Gallese).

Les humanités ont un rôle très important à jouer dans un monde de machines : elles peuvent introduire le care, la présence attentive, dans la méthodologie des sciences naturelles afin d’« humaniser » la recherche scientifique dans le monde des big data (voir à ce sujet Le soin est un humanisme de Cynthia Fleury).

L’écologie affective touche désormais plusieurs domaines d’études parmi lesquels le cinéma, la littérature, la psychologie et les arts (voir à ce sujet les recherches de Alexa Weik von Mossner).

Les différentes formes d’intelligence contribuent aujourd’hui à l’émergence d’une intelligence collective : l’étude du lien se révèle plus significative que l’étude de l’individu isolé, dès que l’on s’aperçoit que la singularité évolue constamment dans un processus d’énaction, pleinement inscrite dans la totalité dynamique.

Angela Biancofiore, janvier 2020

 

Notos, le Sud, la face cachée du monde

Avec la revue Notos nous situons notre point de départ – qui n’est pas seulement un point d’ancrage – au Sud, dans ces mondes conquis, colonisés, dépossédés, qui ont longtemps vécu au seuil de l’histoire officielle ; cependant, nous savons aujourd’hui que le Sud vit aussi au cœur du Nord industriel et que les frontières invisibles Nord/Sud passent désormais à l’intérieur de nos villes, au carrefour des Etats et des continents.

La revue est conçue comme un espace ouvert de débat autour de la création : littéraire, artistique, utopique.

Née à l’initiative d’un groupe d’enseignants-chercheurs italianistes de l’Université de Montpellier 3,  la revue Notos entend explorer les différents espaces de création, de l’écriture littéraire aux arts, du cinéma au théâtre, de la théorie critique aux sciences humaines.

L’écriture se mesure désormais avec le Tout-monde (Edouard Glissant), l’écrivain oeuvre constamment en présence de toutes les langues du monde, refusant une pensée de système et proclamant la nécessité de l’errance, la volonté d’un détour.

Seul le détour nous apprend l’intelligence de l’obstacle dans un mouvement perpétuel qui nous amène à nous départir du lieu de naissance pour établir de nouvelles relations avec les mondes en devenir.

L’art surgit alors sur le chemin d’imprévisibles métissages, l’art, la littérature, et plus largement la création, peuvent constituer un mode de connaissance du monde. L’activité créatrice ne saurait s’éloigner de l’évolution des sciences, car elle indiquerait une orientation nouvelle qui n’est plus de conquête ou d’exploitation sans limites des ressources de la terre.

La création naît d’une pensée de l’errance qui est aussi une pensée proche de la terre : non pas terre conquise, mais terre nourricière, terre-moisson, à travers un mouvement tellurique qui engendre à la fois l’enracinement et la déterritorialisation.

Construire un espace d’utopie en dehors de la « terre surveillée » : tel est aussi le rôle de la création, car l’utopie ne signifie pas « impossibilité », l’utopie est la capacité de rêver, de penser des mondes nouveaux, c’est une source d’espoir, c’est l’hypothèse qu’un autre monde est possible, un monde qui n'est pas  réduit  à la simple gestion des choses et des êtres.

La création est-elle sensible aujourd’hui à la naissance des nouvelles communautés ? L’art peut-il exprimer les rêves, les projets, la vie de nouvelles formes de sociétés ? Exprimer les désirs des communautés, comprendre les mouvements de transformation en cours permet aussi d’éviter ou de contenir la destruction des milieux humains à laquelle nous assistons.

L’art nous apprend à être ouverts à l’imprévisible : soyons ingénus et naïfs, ayons un regard neuf sur les choses pour rester sensibles aux changements en acte.

Penser l’imprévisible est une nouvelle manière d’appréhender le monde : la revue Notos répond à l’exigence de connaissance des nouveaux espaces de la création, de nouvelles formes de relations vives entre les communautés ; elle peut donner voix aux différentes formes d’expression d’une pensée excentrique qui remet en question les rapports entre le centre et la périphérie, entre le Nord et le Sud.

Une revue est aussi un instrument de diffusion et de transmission des savoirs. A ce sujet, le poète grec Odysseas Elytis nous rappelle l’importance de la transmission sur le chemin d’une forme de libération de la pensée :

Tenir entre les mains le soleil sans se brûler, le transmettre aux suivants comme un flambeau, est un acte douloureux, mais, je le crois, béni. Nous en avons besoin. Un jour les dogmes qui enchaînent les hommes s'effaceront devant la conscience inondée de lumière, tant qu'elle ne fera plus qu'un avec le soleil, et qu'elle abordera aux rives idéales de la dignité humaine et de la liberté (1979)

La revue trace la voie vers ce Soleil de la conscience qui est appelé à éclairer les formes de la création et du vivant. Les valeurs enfouies – après des siècles de barbaries – peuvent resurgir et créer de nouveaux espaces de création.

La parole poétique, par sa fragilité et sa force constitutive, évoque l’image du voyageur qui coupe régulièrement ses racines, mais qui reste proche de la terre, au cours de son long itinéraire de connaissance :

Le voyageur revient au fardeau des racines, et délibère sur les eaux du delta. Il y a, chaque matin de la parole, comme une austérité caressante des mots ; la terre, aux accidents de sa chair, prend forme de moisson. Durée de la connaissance, c’est patience, obscur remuement, l’obole argileuse : le Chant (E. Glissant, Soleil de la conscience).

Une revue, telle une île déserte, où le chant est un don, un lieu de recommencement.

Angela Biancofiore, juillet 2011