N°5 / Théories et pratiques du Care

La pratique du soin

Luigina Mortari

Résumé

A chaque instant, la vie est à la recherche du bien. Il y a le besoin du bien et la nécessité de se défendre de la souffrance : le soin est la réponse nécessaire à une telle exigence. Le soin est ontologiquement essentiel, parce que, dès maintenant et tout au long de sa vie, l’être humain a besoin de soin au point de pouvoir dire que le mode d’existence de chacun prend la forme du soin : le soin qu’il reçoit et le soin qu’il offre. Du soin, on peut en parler comme « fabrique de l’être ».

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Luigina Mortari,

Professeure en sciences de l’éducation, Université de Vérone (Italie)

luigina.mortari@univr.it

 

La pratique du soin

 

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Le mythe de Cronos (Platon, La politique ou de la royauté, 269a-275e) raconte qu’il y eut un temps heureux pour l’espèce humaine : en ce temps, les dieux soignaient les êtres humains. A l’époque, le dieu Cronos accompagnait l’univers dans son mouvement ; les choses se produisaient d’elles-mêmes au bénéfice des êtres humains (271d). En effet, Cronos gouvernait le mouvement circulaire de l’univers en prenant soin de tout. Mais cette condition de béatitude, par laquelle les êtres humains étaient l’objet du soin divin, eut une durée limitée ; lorsque les temps furent accomplis, Cronos se retira en un lieu d’observation externe au mouvement du monde. Ainsi, le mouvement de l’univers ne respecta plus l’ordre premier et les êtres humains se retrouvèrent abandonnés, dépourvus du soin divin (274b).

Le mythe énonce une thèse ontologique fondamentale sur la condition humaine, affirmant que le cadre de naissance et de vie des êtres humains est celui où ils se retrouvent « privés du soin divin » et par conséquent ils sont appelés « à prendre soin d’eux-mêmes par eux-mêmes » (274 d). Le soin constitue donc la qualité ontologique essentielle de la condition humaine.

Cependant, les choses qui sont essentielles pour la vie, en dépit de leur évidence, échappent fréquemment au travail de la pensée. Ce qui est essentiel correspond bien souvent à ce qui nous est le plus proche et constitue une partie structurale de notre expérience; mais ce qui nous apparaît ontiquement familier peut demeurer méconnu au niveau de sa signification ontologique (Heidegger, 2002 [1976], p. 66). C’est le cas du soin. C’est un fait certain et évident que le soin est une chose essentielle pour la vie, puisque sans soin la vie ne peut pas fleurir. C’est pourquoi chaque être humain ressent le besoin de recevoir des soins et de pouvoir prendre soin. Si nous prenions tous plus soin les uns des autres, le monde serait un lieu meilleur où il serait possible de vivre une bonne vie.

 

Primauté du soin

A chaque instant, la vie est à la recherche du bien. Il y a le besoin du bien et la nécessité de se défendre de la souffrance : le soin est la réponse nécessaire à une telle exigence.

Le savoir du caractère essentiel du soin a des racines anciennes. Dans Phèdre, le soin est un trait fondamental non seulement des mortels, mais aussi des dieux: Zeus exercerait sa fonction divine «en disposant pour le mieux chaque chose et en ayant soin d’elle » (Platon, Phèdre, 246e). Dans le livre vii de La République (520a), Socrate explique à Glaucon qu’il faut demander aux philosophes, alors qu’ils ont acquis une vision correcte des choses belles, justes et bonnes, de « prendre soin » des citoyens et de les « préserver ». 

Le soin est ontologiquement essentiel, parce que, dès maintenant et tout au long de sa vie, l’être humain a besoin de soin au point de pouvoir dire que le mode d’existence de chacun prend la forme du soin : le soin qu’il reçoit et le soin qu’il offre. Du soin, on peut en parler comme « fabrique de l’être ».

La dimension du soin nous est imposée par la qualité même de notre être-là. Dès que nous entrons dans le temps de la vie, notre être-là commence « déjà à être encombré par la plénitude de soi-même » (Lévinas, 1985, p. 21). La solidité est la qualité qui s’oppose à la légèreté : il n’est pas donné à l’être humain de vivre comme s’il était un vent léger ; dès le début, dès qu’il naît, il est frappé par la lumière et son commencement est alourdi par la tâche de prendre soin de sa vie, de « prendre soin de l’être pour toute la durée de sa conservation » (ibidem, p. 17).

Lorsqu’Hannah Arendt (1989 [1958]) distingue les diverses formes de l’activité humaine, elle évoque le « travail » comme ce savoir-faire qui est un agissement continu, sans arrêt, pour la satisfaction des besoins primaires. Le soin est définissable comme le métier de la vie, le métier d’exister, parce que ce qui manque – qui rend nécessaire le soin – ne trouve jamais de solution. Il ne nous est jamais donné un moment où nous gagnons une condition de souveraineté sur l’être et nous ne parvenons jamais à maîtriser parfaitement notre condition. C’est justement parce que la faiblesse de l’existence, dépourvue d’essence, est constitutive de la condition humaine que le travail de soin ne peut qu’accompagner la vie entière. Le travail du soin est sans relâche et remplit chaque instant.

Même dans le plus parfait des mondes, où les horreurs de la guerre seraient éliminées, où personne n’aurait à souffrir de la faim et où tout le monde disposerait des ressources matérielles nécessaires à sa survie, il y aurait besoin de soin. Cela s’avère particulièrement vrai à certaines époques de l’existence, durant lesquelles un état de fragilité et de vulnérabilité nous rend fortement dépendants des autres, comme lors de notre enfance ou pendant une maladie ; mais à l’âge adulte aussi, bien que disposant d’autonomie et d’autosuffisance, sans l’aide prévenante d’autrui, nous ne parvenons pas à l’épanouissement de nos possibilités et nous ne sommes pas à l’abri de la souffrance. Le soin est ontologiquement essentiel: il protège la vie et cultive les possibilités d’exister. Un « bon soin » garde le sujet immergé dans le bien, façonnant la matrice générative de sa vie et structurant ce niveau d’être qui lui permet de demeurer avec fermeté parmi les choses et les autres. La pratique du soin nous met donc en contact avec le noyau de la vie.

En dépit du fait que le soin soit perçu comme une expérience essentielle et que l’expression «prendre soin de» soit très employée, il manque un savoir rigoureux et clair à ce propos. De là, la nécessité de développer une phénoménologie rigoureuse du soin.

La condition nécessaire pour légitimer l’étude théorétique d’un thème est la démonstration de son importance; dans ce cas, il faut produire des discours en faveur de la thèse qui considère le soin comme essentiel pour la vie. Dans le but de donner un appui solide à une telle thèse, il est indispensable de dessiner une phénoménologie des qualités essentielles de la condition humaine, pour mettre ensuite en évidence les relations de nécessité qu’entretient le soin avec ces qualités.  

Il y a là un problème eidétique : afin d’affronter le passage épistémique ci-dessus illustré, il faut savoir de quoi on parle et comprendre ce qu’on entend par soin. L’identification de l’essence du soin constitue exactement l’objectif d’une analyse du soin. De ce cercle discursif, on peut sortir en adoptant la stratégie que Socrate applique dans le dialogue maïeutique : avant toute chose, expliquer le concept ordinaire que nous avons d’un phénomène et sur cette base provisoire d’idées, commencer l’analyse eidétique. En prenant comme référence la méthode socratique, on démarrera par une définition provisoire, émergente, du soin, en laissant au développement de l’enquête phénomenologique la tâche de parvenir à une conceptualisation claire et rigoureuse.

Émergeant d’une phénoménologie qui, méthodiquement, vise à l’essentiel de l’expérience quotidienne, une définition simple du soin peut alors être la suivante : prendre à cœur, se soucier de, faire attention à, se consacrer à quelque chose.

Une fois formulé ce concept simple mais essentiel, il s’agit de vérifier si la condition humaine présente les qualités aptes à rendre nécessaire le soin.

 

Essence de la condition humaine

En partant d’une analyse phenomenologique de la condition humaine, les qualités que nous identifions de son essence sont : la non souveraineté sur l’être, l’incomplètude, la dépendance envers les autres et le monde, un manque continuel de ce à quoi aspire l’être.  

Sans souveraineté sur l’etre-là

Chacun de nous est une entité qui n’a pas, en soi, la faculté de passer du néant à l’être, tout en étant – en puissance – quelque chose qui « peut » être (cela impliquant cependant le risque de ne pas toujours parvenir à être). Notre essence ontologique est un «être en puissance» (Stein, 1999 [1950], p. 71), car nous avons une disposition à être. Avoir cette qualité n’implique pas de ne pas être, mais de pouvoir devenir, donc de passer de l’être en puissance à l’être actuel. Si nous prêtons attention à notre être, nous le percevons comme inconsistant ; à chaque instant, nous nous trouvons face au néant et nous devons continuellement recevoir, moment après moment, l’être. Pourtant, cet être inconsistant est une forme d’être et, à chaque instant, nous restons assujettis à la pesanteur de notre être-là.

Nous ne possédons pas la dimension de l’être, mais nous la recevons en cadeau d’ailleurs. Il est possible de saisir le manque d’être dans l’énigme de notre origine et de notre fin, dans les vides de notre passé, dans l’impossibilité d’appeler à l’être tout ce qui voudrait le devenir. Nous sommes des êtres dépendants de l’endroit d’où nous venons et du monde avec lequel nous nous mesurons. La faiblesse de la condition humaine réside justement en ceci : ne pas posséder son propre être, car nous avons besoin de temps pour arriver à être. Notre être ne se suffit pas à lui-même, et durant tout le temps de la vie, il est toujours exposé à la possibilité du rien.

Justement parce que nous manquons de la dimension de l’être et comme nous sommes exposés au risque de ne pas réaliser notre être en puissance, le gouffre du néant peut s’ouvrir sous nos pieds à chaque instant. Dès que nous naissons, nous commençons à mourir, car en vivant nous consommons cet élément de la vie qui est le temps. Si est réel uniquement ce qui est actuel, alors notre être – pris entre le fait de ne plus être et de ne pas parvenir à être – souffre d’une inconsistance radicale. Si nous nous arrêtons de penser à notre existence, nous ne pourrons pas nous empêcher de ressentir notre impuissance. En dépit de la force de la raison, cette impuissance est telle qu’elle nous rend semblable aux autres créatures vivantes. Simonide (fragment 29) nous rappelle que «les hommes sont comme feuilles sur les branches ». Cette faiblesse ontologique fait de nous des êtres voués à s’interroger en continu sur leur existence.

Nous ressentons profondément cette exposition au néant. Nous la ressentons dès que nous avons conscience de la finitude de notre existence, de la mort qui anéantit la vie. La mort incombe à l’existence de tout un chacun, parce que le fait d’être-là correspond à un devenir de durée limitée et sans souveraineté sur le projet propre à l’existence même. Quand nous pensons en termes d’autoréflexion, nous nous découvrons inconsistants et cela est mis en évidence par le fait que, tout en ne le programmant pas et bien que ce ne soit pas souhaitable de notre point de vue, à chaque instant, la vie peut s’éteindre. Le risque de ne plus être là est une constante qui accompagne notre temps de vie. C’est de ce lourd ressenti qu’une angoisse jaillit, celle de la disparition imprévisible et inévitable dans le néant.

Incomplètude

L’être humain ne coïncide pas avec une forme entièrement donnée. Quand l’esprit pense au divin comme étant autre que l’humain, il le pense comme plénitude infinie et parfaite, puisque rien, dans l’être divin, ne demande à se former ultèrieurement. En revanche, chaque entité finie est une présence d’être limitée; c’est une substance dépourvue de forme et dont le devenir est mu par la tension à rechercher une forme. Il ne nous est pas donné de ne faire qu’un avec le monde, au contraire des oiseaux migratoires, qui parcourent les voies du ciel et semblent habiter l’horizon depuis toujours. Nous emmenons toujours avec nous une fracture par rapport à l’ordre du monde. Un monde qui nous demeure donc étranger. Nous sommes alors appelés vers la quête d’une bonne forme de vivre.

Nous sommes des êtres en situation de manque et donc dans le besoin ; nous ne sommes pas entiers, autonomes et autosuffisants au niveau de notre être. Ce qui dévoile cet état ontologique est notre désir permanent d’une plénitude, qui pourtant ne nous est jamais donnée. Comme nous sommes faits de matière physique et spirituelle, nous devons tout le temps nous procurer de la nourriture pour le corps et pour l’âme.

Notre manque se manifeste en ce qui suit : nous naissons dépourvus d’une forme pour notre « être là » et avec la tâche de la modeler dans le temps, sans savoir clairement ce que nous devons faire pour donner une bonne forme à notre devenir dans ses options multiples et imprévisibles. Bref, nous sommes essentiellement un problème pour nous-mêmes.

D’un côté, nous nous trouvons face à la réalité indéniable d’une consistance ontologique fragile; de l’autre, nous sommes soumis au désir de devenir notre possible pouvoir être. C’est le paradoxe de l’existence : ressentir la précarité de l’être, emprisonné dans le temps, sans disposer d’aucune maîtrise sur l’avenir et demeurer, cependant, assujetti à la responsabilité de répondre à l’appel qui vise à donner une forme à l’être. Notre fragilité est telle que, même par rapport à nos habitudes, il ne nous est pas donné de trouver un répit rassurant. Au Ve siècle av. J.C, le poète Bacchylide écrit à ce propos :

« Mortel, ton esprit doit nourrir à la fois deux pensées, 
         et que demain seul te reste à voir la lumière du soleil, 
         et que durant cinquante années encore tu vivras au sein des richesses. »
         (Bacchylide de Céos dans Poetici greci, 2011, p. 185). 

L’appel à bâtir l’architecture de notre vie est une tâche difficile, puisque le projet d’être-là exige une réflexion de longue haleine et cette action de l’esprit implique de laisser entre parenthèses notre sentiment permanent de prorogation tout en connaissant et en ressentant notre intime fragilité.

C’est à ce niveau que réside toute la complexité de la vie : nous ne pouvons ni expérimenter la légèreté d’un dessein déjà accompli, ni la liberté d’une responsabilité trouvant la juste direction de notre chemin temporel, mais nous sommes, dès le début, alourdis par le poids d’une existence à tracer au fur et à mesure, dans cette opacité de décisions à prendre en l’absence de références sûres.

Le « manque d’être » n’est pas légèreté, mais une charge à assumer, qui émerge de manière concomitante à notre préoccupation d’avoir à modeler notre devenir. Nous sommes dans l’obligation de « devenir notre propre être ». La condition humaine ne laisse guère d’issues pour s’échapper de la tâche d’exister. C’est l’« impossibilité du rien », entendu comme impossibilité de s’abstenir ne serait-ce que pour un seul instant de l’« être là », qui met en évidence les raisons pour lesquelles la liberté est une valeur tellement recherchée, lorsqu’elle est conçue de manière radicale.

Dépendance d’autrui

C’est une donnée phénoménologiquement évidente que notre vie n’est pas un évènement solipsiste, parce qu’elle est liée, de manière intime, à la présence des autres ; pour tout être humain, le fait de vivre coïncide avec le fait de «vivre avec autrui», car nous ne pouvons pas accomplir seuls notre projet d’existence. Dans l’Éthique à Nicomaque, Aristote parle de l’être humain comme d’une entité par nature politique (πολιτικός) (i, 7, 1098b 11), c’est-à-dire comme quelqu’un qui vit parmi les autres (πολλοί), donnant ainsi son origine à la ville (πόλις).

En considérant l’individu du point de vue du développement psychique, on constate que la relation avec autrui est la condition primordiale de notre être-là. Comme l’explique Donald Winnicott (1987, p. 9), au départ, il y a la relation du nouveau-né avec sa mère : dans le cadre de celle-ci, l’enfant n’existe pas en tant que créature distincte, mais uniquement dans son identification primaire avec la figure qui prend soin de lui. Pour le bébé, le besoin de sa mère, celle qui s’occupe de lui, est l’exigence la plus urgente et, c’est au sein d’une telle relation qu’il entame la construction de son être. Le rapport avec une autre personne qui m’accueille est la structure matricielle de l’être, autrement dit : « au début, le moi est, à la fois, un autre être humain, sans différenciation » (Winnicott, 1987, p. 9).

Nous manquons d’être et pour cela nous ressentons intimement le besoin de demeurer en relation avec quelqu’un qui, tout comme nous, a un besoin ontologique de l’autre. Ce rapport empreint de tension, qui est le propre de l’humain, expliquerait le phénomène de l’attachement profond dont est capable le nouveau-né vis-à-vis de la personne qui prend soin de lui (Bowlby, 1972 [1969]). Des études récentes sur le comportement ont souligné une compétence relationnelle intense dès les premiers jours de vie, émergeant de la quantité et de la complexité des interactions que le bébé établit avec autrui. Cette compétence est une valeur primordiale pour la vie.

Puisqu’au commencement de l’existence, la condition de faiblesse ontologique est maximale, le lien du nouveau-né avec sa mère constitue un besoin vital. Si, avec le temps, le besoin d’attachement envers la figure maternelle diminue, à l’avantage d’une certaine (mais précaire) autonomie, il est néanmoins évident, à partir de notre expérience, que la quête de relations signifiantes, même différenciées et variables dans leur intensité, accompagne tout notre devenir. C’est ainsi parce que l’interrelation est la structure ontologique de l’existence humaine, dans le sens où la dimension de l’« être-là » est inévitablement celle de l’« être-là avec les autres » (Heidegger, 1999 [1975], p. 313). C’est aussi ce que dit Nancy : « ce qui existe, chaque chose, du moment où elle existe, (elle) coexiste » (2001 [1996], p. 44).

La substance relationnelle de l’existence est quelque chose de radicalement inévitable pour nous : même si l’entité que nous sommes se retire au sein d’un espace intrasubjectif (celui de l’esprit qui dialogue avec lui-même), le rapport avec autrui demeure, parce que, même dans un état de solitude, les pensées que nous formulons conservent une relation avec les pensées que nous avons construites avec les autres. Par ailleurs, les émotions qui agitent notre cœur sont des fils qui nous unissent aux autres. Voilà la substance relationnelle de l’existence, soit notre condition de vie à l’intérieur d’un tissu de relations.

Pour vivre nous avons besoin des autres. Les autres nous fournissent ce qui est nécessaire pour vivre : pensées, sentiments, gestes de soin. Cette dépendance vis-à-vis des autres rend notre être profondément vulnérable. Et la vulnerabilité se fait encore plus évidente quand l’autre est indifférent à nous, surtout lorsque cet autre nous fait du mal.

La non souveraineté sur l’être nous rend fragile, la dépendance rend vulnérable et l’incomplétude indique notre faiblesse ontologique.

C’est justement parce que nous sommes fragiles, vulnérables et faibles face à la tâche de réaliser de la meilleure manière notre propre être-là que la pratique ontogénérative du soin est une chose essentielle à la vie. On peut dire que le soin est la condition de l’être.

Du moment que le soin est condition essentielle de l’être, si la pratique d’un bon soin devient le souci principal au sein de tout milieu d’existence, alors certainement les conditions pour une bonne qualité de vie seraient réalisées pour tous. Afin que l’utopie d’une civilisation du soin se réalise, une théorie du soin est nécessaire qui consiste dans le fait de comprendre (a) en quoi consiste son essence (b) quels sont les modes d’être-là qui actualisent une telle essence.  

 

L’essence du soin

Le soin qui préserve la vie

Dans son oeuvre, Heiddeger cite un mot du grec ancien qui désigne le soin : merimna. Ce terme nous dit que le soin est avant tout souci de l’être et que la pratique du soin s’actualise dans le fait de procurer ce qui est nécessaire pour préserver la vie.

L’inconsistance ontologique crée en nous un besoin permanent d’autre chose. La vie requiert continuellement quelque chose de plus, pour ne pas s’éteindre. Le problème réside dans l’obligation de se procurer ce « quelque chose », comme une nécessité radicale. Le monde nous impose la tâche irrévocable de nous occuper de la vie et une telle obligation se traduit en une lourde charge ontologique, consistant à prendre soin de l’existence. Un tel travail se manifeste avant tout dans nos manières de nous procurer les choses qui alimentent et protègent notre cycle vital. Le soin « est, par essence, soin de l’être et de l’être-là », alors que l’être décliné en tant que soin est un « être pour quelque chose » (Heidegger, 1999, [1975], p. 389).

Le mot merimna (μέριμνα), en grec ancien, désigne le soin comme souci d’obtenir ce qui nous permet de préserver la vie. En tant que merimna, le soin est la façon d’être qui représente la réponse à la tendance à persister. Une tendance inévitable qui, dans la philosophie stoïcienne, est désignée par le terme « orme » (ỏρμή).

L’être-là est constamment sollicité pour faire face aux menaces d’un monde qui nous met à l’épreuve ici et maintenant : il répond à cet appel par l’acte de se procurer des choses, mais un tel acte est, en lui-même, un geste de soin.

Le mot merimna revient fréquemment dans les Évangiles où il indique le souci de faire face à la tâche de vivre, de sauvegarder la possibilité de continuer à être-là, au prix de devoir toujours et en permanence se procurer ce qui nous permet de nous préserver. Il ne s’agit guère d’une forme dégradée d’action vis-à-vis de laquelle il faudrait évoquer l’illusion de soustraction à la matérialité (Lévinas, 1993 [1983], p. 32). Le soin pour les choses, dans le but de satisfaire nos besoins, ne correspond pas à une dégradation de la vie par rapport à un niveau métaphysique d’existence, mais il coïncide avec la façon d’être qui nous appartient, en tant qu’entités incarnées dans un corps, habitant un monde qui doit être rendu accueillant pour les êtres humains. Le soin des choses est notre soin pour la vie.

Si le soin demeure inévitable pour préserver la vie, mettant cette dernière à l’abri de ses faiblesses, il peut toutefois revêtir des formes démesurées en raison de l’angoisse que saisit notre âme face à notre fragilité ontologique. Notre manque de souveraineté sur la vie suscite en nous des inquiétudes et des craintes, qui peuvent conduire à une frénésie d’accumulation, c’est-à-dire à l’illusion que l’acquisition puisse nous offrir un refuge vis-à-vis de notre précarité ; mais c’est justement cette frénésie qui finit par consommer la vie même. Dans la parabole des oiseaux, Jésus nous invite à ne pas trop nous faire de soucis et à contempler les oiseaux dans le ciel (Matthieu 6, 24), comprenant qu’un excès de préoccupation pour les choses matérielles, ainsi qu’un attachement aux richesses (ή μέριμνα το ἰνῶς), étouffent le logos, c’est-à-dire le sens de l’expérience (Matthieu 13, 22). En nous invitant à ne pas trop nous soucier des choses de ce monde, Jésus emploie le verbe merimnao (μὴ οὖν μεριμνήσητε). Nécessaire pour garantir la persistance de l’être, le souci de la vie peut en réalité se traduire par un excès, par une forme d’acharnement disproportionnée visant l’accumulation de tout ce qui nous paraît utile. C’est un tel excès qui finit par nous essouffler, alors qu’il constitue plutôt une conséquence du ressenti angoissant de notre situation d’êtres manquants, toujours dans le besoin d’autre chose. Il est donc essentiel de trouver la juste mesure de tout acte de soin.

Le soin qui permet la floraison de l’être

L’être humain n’est ni accompli ni complet, mais il constitue un noyau en continuel devenir, mu par une énergie qui le pousse à aller plus loin par rapport à sa disposition de naissance. Dès le début et pendant toute son histoire, l’être humain est lié à la tâche de donner une forme à son mode individuel d’existence, sans pour autant disposer d’une pleine maîtrise de ses mouvements. C’est un être en quête de sa forme, et pour cela, il est appelé à se dépasser de manière incessante. L’essence de l’être-là est dans ce manque de forme qui l’oblige à un travail de transcendance continu ; en assumant l’obligation de la transcendance, « on prend à cœur le temps de la vie ». Selon Zambrano (2004 [1992], p. 13), le propre de la condition humaine est de subir sa propre transcendance, parce que notre noyau vivant se compose de potentialités qui demandent, pour être mises en œuvre, d’aller de l’avant en s’ouvrant à l’ultérieur.

Pour répondre à l’appel de la transcendance et ainsi réaliser les possibilités de l’être-là dans la meilleure des formes possibles, il est nécessaire d’apprendre le savoir-vivre. C’est justement parce que nous sommes des êtres en manque d’autonomie et donc nécessairement relationnels que nous avons besoin des autres, de ceux qui assument la responsabilité d’une action éducative afin d’acquérir la sagesse de vivre. C’est pourquoi dans Eutifrone (2d), Socrate affirme qu’il est nécessaire « avant toute chose de prendre soin des jeunes, afin qu’ils puissent grandir du mieux possible ». Pour définir l’action du soin éducatif, Socrate utilise le terme epimeleia. Ce mot désigne le soin adressé à l’ « être en vue de son épanouissement ». Il ne s’agit guère de répondre à une urgence de survie ou au besoin de subsister, mais plutôt de répondre au désir de transcendance, à la soif d’horizons de sens permettant d’actualiser son propre être à partir de ses potentialités. Apprendre l’art de vivre signifie apprendre à aimer la sagesse, la vérité, la vertu et l’action qui guide les jeunes sur ce chemin qui est celui du soin et qui est appelée epimeleia (Apologie de Socrate). Plus précisément, dans l’Alcibiade, le premier Socrate explique que le soin de ce qui est nécessité vitale pour tous est le soin de l’âme parce que c’est dans l’âme que réside l’essence de l’être humain. On ne peut pas assumer de rôle de responsabilité politique sans avoir appris l’art du soin de soi (Alcibiade majeur, 127e), parce que l’art de la politique est defini par Platon comme  «prendre soin [epimeleia] de la ville » (La République, vi, 770b). Dans le dialogue éponyme, Protagoras affirme que la tâche de celui qui a la responsabilité d’éduquer les jeunes est de « prendre soin avec le plus grand soin » [epimelountai pasan epimeleia] de leur apprendre la vertu » (325c).

Le terme epimeleia désigne donc cette forme de soin qui vise à faciliter la pleine floraison des possiblités humaines, que ce soit en soi-même (soin de soi) ou chez les autres (soin d’autrui).

Le soin comme epimeleia est un soin capable de « réveiller les âmes et de les rendre plus nobles » non pas dans le but de leur permettre « d’accomplir de grandes entreprises » (Cicèron, De officiis, i, 12), mais pour réaliser au mieux cette entreprise qui est leur propre vie.

Un bon soin maternel ne consiste pas à seulement satisfaire les besoins manifestes de l’enfant, mais à offrir des expériences qui le sollicitent pour grandir et s’épanouir dans chacune de ses dimensions ontologiques. Un bon enseignant ne se borne pas à mettre en place les situations didactiques prévues par le curriculum scolaire, mais il tente de lire les besoins qui alimentent la tension cognitive, éthique, esthétique, sociale et spirituelle de l’être individuel. Une infirmière capable de caring ne se limite pas à fournir une prestation thérapeutique compétente, mais elle se réserve le droit de mettre en place les conditions pour que le patient puisse récupérer son autonomie le plus tôt possible.

En satisfaisant la tension à transcender ce que l’on est ou ce qu’il nous semble d’être, pour s’ouvrir à ce qui est ultérieur, nous répondons à l’essence de l’âme, qui poursuit la pleine floraison de l’être-là. L’âme a soif de pensées, d’émotions et de gestes séminaux en mesure de féconder l’énergie vitale nécessaire pour la recherche de la technique du vivre. Si le soin est essentiellement responsabilité de l’être-là et si l’être-là est un pouvoir-être-possible, alors le soin comme epimeleia correspondra à une action en vue de la réalisation du possible dans ses meilleures formes, celles que nous croyons en mesure de mener à bien l’existence. Prendre soin de la vie correspond à un engagement en vue d’actualiser le possible, de façon à réaliser une vie favorisant au mieux la floraison de l’humain, ce qui la rend digne d’être vécue.

Cependant, on encourt toujours le risque de mener une vie fragmentée, partagées en des phases dépourvues de centre et de communication entre elles. Notre âme ressent le besoin d’un centre vivant où puiser l’énergie qui lui est nécessaire pour progresser avec joie, dans le temps. Le soin pour l’existence transforme la vie en une unité féconde.

Le soin qui répare les blessures de la vie

Un autre genre de soin est tout aussi nécessaire : la thérapie (θερᾶπεία). Quand le corps ou l’âme tombe malade, en devenant très sensible et fragile, elle répare l’être. La thérapie est le soin qui soulage les souffrances. Notre corps est un organisme vulnérable : son fonctionnement peut se bloquer et, le cas échéant, notre chair expérimente la douleur. C’est justement en raison du fait que notre « corps est défectueux, que nous avons découvert l’art de la médecine » (Platon, La République, i, 241e). On a toujours besoin de thérapies, car, comme le dit le poète Ménandre, « douleur et vie s’appartiennent réciproquement » (Plutarque, La sérénité intérieure, F.466).

Il n’y a pas que le tourment du corps, il y a aussi celui de l’âme ; mais, alors que nous nous sentons submergés par la souffrance du corps, celle de l’âme semble monter en nous depuis la profondeur de notre intériorité. Il y a des douleurs momentanées qui accompagnent le quotidien, en laissant encore de l’espace au rythme habituel de l’existence ; mais il y a aussi des douleurs, intermittentes ou continues, qui absorbent l’énergie vitale toute entière, en broyant notre âme dans un engrenage qui semble la déchirer.

La maladie impose comme une évidence le drame d’une faiblesse ontologique qui est le propre d’une entité se situant dans ce monde (où elle habite), mais qui n’a aucune souveraineté sur le devenir du « pouvoir être » dans le temps. Au cours d’une maladie, nous expérimentons l’interruption, voire la rupture, du rythme ordinaire de notre vie et cela met à nu la précarité de notre condition humaine.

Bien qu’inconsistante - puisque dépourvue de souveraineté sur l’avenir - mon existence est une forme d’être, qui, en tant qu’essence, subit dans toute sa réalité la douleur pénètrant dans la chair ou se diffusant dans les plis de l’âme.

Par la souffrance, nous ressentons, dans toute sa problématique, notre contrainte à être-là. Quand notre corps est en bonne santé et notre âme sereine, en dépit de sa difficulté à être-là - puisque le travail de vivre est intrinsèquement ardu – la tâche de prendre à cœur l’existence rend perceptible l’ouverture au monde de l’être-là et la floraison de ses propres possibilités. Lorsque nous nous sentons en bonne santé, nous percevons notre être comme un centre vital, capable de produire des formes d’existence dont la force vitale alimentant notre devenir se matérialise dans des expériences faisant sens. Des expériences qui constituent les points d’ancrage nécessaires à ce chemin aventureux qu’est la vie. En revanche, quand notre corps tombe malade et que la douleur blesse notre âme, nous ressentons notre inconsistance ontologique dans toute sa lourdeur (à noter ici, qu’à d’autres moments, notre esprit, bien qu’apercevant cette condition, parvient à l’oublier et à contenir ainsi le sentiment d’angoisse). Pendant une maladie, nous prenons conscience de la difficulté d’être liés à des formes du devenir que nous n’avons pas choisies et qui ne sont guère évitables. Nous éprouvons dans la chair l’impossibilité d’une alternative ontologique, l’impossibilité d’un recul et nous expérimentons une passivité radicale, dont la conscience nous angoisse.

Prendre soin de soi signifie aussi accepter notre qualité ontologique (sans nous adonner à des fantaisies ou à des formes d’imaginations saugrenues) et – grâce à un tel savoir – trouver l’élan pour réinterpréter l’existence : tout cela nous demande un entraînement de l’esprit et du cœur qui constitue une partie cruciale du soin de soi.

La condition de la maladie donne à l’individu l’impression de devenir une chose entre les mains non seulement de la vie biologique, qui suit ses propres lois, mais aussi des autres, ceux qui ont le pouvoir de décider pour lui. En perdant ce minimum de maîtrise de l’existence, si péniblement conquis dans le temps par des actes noétiques et pratiques de construction de sa propre modalité d’être, l’individu perd aussi sa condition de sujet et il se sent réduit à un objet. Pourtant, il ne s’agit pas d’une chose quelconque, qui ne ressent rien, mais d’un objet très sensible, qui perçoit la légèreté d’un sourire et la douceur d’une caresse, tout comme la douleur liée à une offense, le temps qui s’écoule et les blessures produites par la souffrance.

Une vie pleine est une vie ressentie à chaque instant, en tout acte, même celui qui semble le plus insignifiant. Dans les bons moments, chaque instant est estimé comme précieux, parce que chaque évènement, même celui qui est apparemment peu significatif, peut conduire sur des chemins existentiels imprévus, où notre être s’ouvre sur l’inédit et sur l’ultérieur. En revanche, le temps de la maladie change radicalement notre façon de percevoir notre condition. Si, lors des périodes positives, nous aspirons à la plénitude de l’être-là, dans les moments difficiles, nous voudrions nous soulager du poids de l’être : nous sentons notre force vitale qui diminue et nous nous retrouvons dans une sorte de périphérie de notre être, réduisant notre sensibilité envers le réel. Un tel vécu a lieu en relation avec la maladie du corps et aussi, voire surtout, en relation avec la souffrance qui frappe notre partie spirituelle. Si nous acceptons de penser que l’activité spirituelle est propre à l’humain, alors – quand la souffrance pénètre notre âme – nous nous sentons menacés en notre for intérieur. Quand la souffrance persiste et semble ne laisser ni voie d’issue, ni ouvertures pour l’accès à d’autres modalités d’être, nous voudrions affaiblir l’énergie vitale, qui nous garde en contact avec le réel de notre être.

Le temps est la substance de la vie. La vie consiste en un flux continu : on ressent ce qui se passe instant après instant. Cette succession d’évènements fugaces ne nous épargne pas le souci relatif à notre disparition inexorable, mais elle peut toutefois resplendir de sens, se remplir du plaisir d’actualiser des miettes d’être. Tenues ensemble par la pensée engagée dans la construction de mondes à venir, ces miettes nous donnent la sensation paisible d’avoir une consistance. Au contraire, dans la souffrance, le temps change de qualité : il devient muet, impénétrable et il n’y a guère de moments à inventer, à doter de sens. Le temps se transforme en un ensemble compact qui opprime l’âme, en lui enlevant ce qui la caractérise : le souffle vital. Pendant les bons moments, l’écoulement du temps est vécu avec angoisse, parce qu’on prend conscience de la vie qui passe et de la perte des chances de réaliser chacune de nos potentialités ; mais, en revanche, quand on est en proie à la douleur propre aux maladies qui laissent des marques profondes, la fin de la vie et l’écoulement rapide du temps deviennent un but invoqué. On voudrait alors que la perte des possibilités existentielles – conséquente au temps qui s’en va – puisse se transformer en la qualité structurelle du présent, c’est-à-dire en opportunité pour devenir autre chose, pour passer à une substantialité différente, moins vulnérable et plus souple. Bref, on voudrait devenir comme le cerisier quand, au terme de sa floraison, il dissémine les pétales de ses fleurs dans le vent et semble ainsi disperser son chagrin de manière à ne plus ressentir la souffrance relative à la caducité de sa condition matérielle.

Quand on est bien, notre esprit prend ses distances de toute image négative ; il se nourrit non seulement du désir d’une continuation sans fin de son propre être, mais aussi de l’opportunité de sentir l’être dans toute sa plénitude, «un être susceptible d’embrasser la totalité de ses contenus en un présent immuable, au lieu de voir toujours disparaître ce qui vient juste de naître» (Stein, 1999 [1950], p. 93). Lorsqu’on fait l’expérience de la douleur, en revanche, ce qui s’impose à notre esprit est tout autre et ne correspond guère à ce qu’on voudrait vivre. Plus que jamais, on aimerait disposer d’une forme de souveraineté sur notre existence, non pas dans le but de ressentir intensément l’énergie vitale, mais pour affaiblir, anesthésier notre sensibilité, de façon à ne plus éprouver de la souffrance ou, du moins, à ralentir son emprise qui érode notre force vitale. Alors, l’inconsistance de la perception sensible et une certaine faiblesse de la vie mentale deviennent presque une donnée positive. C’est dans ce sens que la discipline ascétique de la privation, en se limitant à l’essentiel, devient une action éthique de préparation aux moments difficiles de l’existence, quand nous pensons alors avancer parmi les ronces.

Certains philosophes, à travers des élaborations métaphoriques raffinées, expriment des sensations et des pensées qui font partie de notre vie ordinaire. C’est le cas de l’image platonicienne de l’âme qui voudrait s’approprier la capacité d’affranchissement des liens avec le corps : cette image exprime le désir d’une existence débarrassée du poids de la vie matérielle. Dans Phédon, Platon parle du corps comme d’une prison où l’âme serait détenue. Liée au corps et visant à satisfaire la soif de savoir ce qui lui est propre, en s’appuyant sur les sens, l’âme est destinée à errer « dans un état d’ivresse » parmi des données de peu de valeur, puisqu’en rattachant l’esprit au monde des choses sensibles, les sens permettent de puiser uniquement à des connaissances secondaires et contingentes qui ne révèlent rien d’essentiel. Par contre, en se libérant des chaînes du corps et en partant à la quête de ce qui est « pur, éternel, immortel et invariable » (Platon, Phédon, 79d), l’âme reste fidèle à la qualité de son essence, qui consiste en la quête de ce à quoi on ne peut pas renoncer dans la vraie vie. C’est pas une idée absurde, celle d’une âme qui s’affranchit du poids de la dimension matérielle et qui, par conséquent, peut accéder à un autre ordre de réalité, où rien ne produit de perturbations, parce qu’elle donne voix à ce désir profondément humain de ne mêler le souffle spirituel ni à la chair, quand cette dernière fait mal, ni au corps, quand celui-ci tombe malade. De manière plus radicale, l’âme désire se garder à l’abri de la vie matérielle, devenue trop pénible.

Quand la douleur frappe avec force le corps, la souffrance pénètre dans les tissus de l’âme et la qualité de la vie intérieure donne le sentiment que la force vitale se flétrit (alors qu’il s’agit de la nourriture nécessaire pour répondre positivement à la tension de la transcendance). C’est comme si la matière corporelle consommait toute l’énergie spirituelle. On voudrait, à ce moment-là, que notre âme dispose d’ailes (Platon, Phédon, 246c) et que, par un battement d’ailes, elle se secoue du fardeau de la vie matérielle afin de s’envoler. Notre âme pourrait ainsi pénétrer dans un ciel limpide, où seules les bonnes choses trouvent demeure et où elle expérimenterait la « réalité authentique qui n’a ni de couleur, ni de forme, et qui n’est pas touchable » (Platon, Phédon, 247c). En n’étant plus en relation avec la matérialité, une telle réalité ne produirait aucun trouble, mais plutôt de la sagesse.

C’est l’idée platonicienne d’« une âme tendre et pure » (ἁπαλὴν καὶ ἄβατον ψυχήν - Platon, Phédon, 245a), capable d’aller vers les choses parfaites et simples, de les contempler « grâce à une lumière pure » (vu que l’âme même est pure - Platon, Phédon, 250c), qui donne voix non seulement au désir de vérité frémissant dans l’esprit de tout un chacun – soit cette tension qui se renforce parallèlement au durcissement de l’existence –, mais aussi au désir d’une existence autre, protégée (abatos) des évènements douloureux.

Nous avons tendance à interpréter la pensée platonicienne comme la racine du dualisme entre l’âme et le corps, lequel – par la suite – pèsera sur la culture occidentale, en autorisant des approches réductionnistes dans tout domaine. Le fait de raisonner par univers distincts est une simplification risquée, qui n’est pas fidèle à la qualité du réel, où tout est interconnecté. Néanmoins, en pensant l’âme comme quelque chose qui peut s’extraire du monde de la matière, on se doit de considérer aussi une autre perspective. Une telle vision donne en effet la voix à l’aspiration humaine pour une vie non menacée par les possibles blessures de l’être et non mêlée aux choses qui dégénèrent, perdent leur forme, égarent leur ordre. C’est l’idée d’une pensée pure, non mêlée à la matière du monde sensible, où – en raison de son devenir continu – aucune forme ne demeure (avant d’être une fantaisie épistémologique trompeuse), qui répond à une ambition, proprement humaine, de trouver un fondement certain et sûr de la pensée. Il s’agit d’un désir qui, pour nous – êtres finis et fragiles – évoque un ailleurs par rapport à notre monde.

Pourtant, la réalité diverge de ce qu’on voudrait : nous sommes corps et âme à la fois ; l’un comme l’autre ne sont guère à penser comme des substances distinctes temporairement unies, puisque les deux sont inextricablement fondus l’un dans l’autre. Si la philosophie phénoménologique nous invite à dépasser le dualisme âme-corps, Edith Stein va plus loin en suggèrant d’aller au-delà d’une logique de type associatif, qui parlerait de l’âme et du corps ensemble, car on se retrouverait avec l’idée de deux substances distinctes, placées l’une à côté de l’autre. Stein nous invite à penser l’existence comme un ensemble comprenant un corps qui vit d’un souffle spirituel et d’une âme incarnée. Si nous concevons le corps et l’âme sans les séparer, mais en percevant dans le corps la matière spirituelle et dans l’âme la substance corporelle, nous ne pourrons nous empêcher de changer notre relation à autrui : prendre soin d’un nouveau-né signifie s’occuper d’un corps qui a un ressenti spirituel vis-à-vis de celui qui s’occupe de lui. Dans le secteur de la santé, le contact des soignants avec le corps malade implique le contact avec son âme, parce que tout comme la douleur du corps pénètre dans l’âme, ainsi la force de l’âme déborde en direction du corps. Puisque l’âme vit dans le corps, en imprégnant chaque miette de matière, les actions subies par notre corps sont également perçues par notre âme. Quand on manipule un bébé sans tendresse, on agit aussi de façon insouciante par rapport au ressenti de son âme. Quand on prescrit mécaniquement une thérapie, sans écouter le patient, on accomplit un acte qui transforme l’être en objet ; quand on manie le corps d’une personne âgée sans un minimum de délicatesse, on maltraite son ressenti intime. Une intervention sur autrui ne concerne pas que la chair de son corps mais aussi celle de son âme.

Ce que nos ancêtres savaient, la médecine moderne l’a oublié. Elle a oublié que corps et âme ne font qu’un, et donc que tout traitement chimique doit être intégré avec un traitement spirituel. Dans Charmide (155e), Platon explique que le remède à la maladie ne consiste pas dans le seul recours au médicament biologique, mais aussi à un médicament à base de logoi, de bons discours. L’un et l’autre sont à utiliser ensemble. En s’adressant au jeune Charmide, Socrate précise que comme « on ne doit ni soigner les yeux sans penser à la tête, ni la tête sans le corps, ainsi on ne doit pas traiter le corps sans l’âme» (156b-c). Une certaine médecine rationnelle a tendance à réduire le malade à une corps. Mais il s’agit avant tout d’une personne. Nous ne sommes pas face à une substance immatérielle et insensible, mais à une âme corporelle, voire à un corps spirituel. Cette union fait de l’être humain une structure composée de matière qui respire de manière spirituelle. La personne perçoit en son for intérieur la qualité de sa vie corporelle, parce que notre corps possède une substance spirituelle. Cette vie spirituelle – diffusée dans la structure matérielle – se nourrit de l’énergie du corps et, en étant incarnée dans le corps, partage ses qualités de vie.

Il y a une douleur qui naît de la chair et une douleur qui provient de l’âme, mais elles sont rarement disjointes. Elles demeurent inséparables : l’une déborde dans l’autre, en contaminant les différents niveaux de l’être. Lorsqu’elle n’est pas transformée et devient insoutenable, la douleur de l’âme utilise le corps en tant que lieu où se manifester et s’exprimer. La souffrance de la chair, à son tour, passe dans l’âme, parfois comme un ruisseau qui coule doucement, parfois comme une inondation qui emporte l’âme même, au point de perdre conscience de cette âme, pour ne reconnaître plus que la peine. Face à la douleur, l’esprit est exposé sans pudeur à la vulnérabilité de l’existence, le cœur supporte toute l’impuissance de l’humain.

En réfléchissant sur l’expérience qu’il est en train de vivre, le malade voit son être absorbé dans une profondeur obscure, dont le logos lui demeure opaque. Le sentiment de précarité peut devenir, pendant la maladie, très lourd et exacerber la fragilité de la vie humaine. On souhaiterait une existence pure et simple, mais celle-ci semble se fragmenter, emportée par des pensées pénibles et des sentiments opposés. La capacité de faire des projets, qualité essentielle de l’existence, se confronte à un devenir aux contours incertains et relatif à notre état inexorablement conditionné par l’extérieur. Au cours d’une maladie, la seule pensée d’avoir à programmer le temps devient source de douleur, parce que sous l’emprise de la souffrance, tout dynamisme s’éteint.

Quand on vit des expériences positives de soin, susceptibles d’alimenter l’âme en termes de confiance, la douleur ne nous emporte plus et on peut y faire face. L’absence de soin, au contraire, nous affaiblit, nous fragilise, au point que la douleur risque de nous anéantir.

Le mots « soin» est donc chargé de plusieurs significations, ce qui le rend poly-sémantique : il y a un soin qui procure ce qui est nécessaire pour préserver la vie ; un soin qui permet de répondre à la tension vers la transcendance et de doter l’existence d’un sens; il y a un soin qui répare l’être matériel et spirituel, lorsque le corps ou l’âme tombent malades. On peut parler du soin comme « métier de vivre » visant à préserver notre intégrité, mais aussi du soin comme art d’exister permettant la floraison de l’existence et, enfin du soin comme technique de reprise pour guérir des blessures propres au fait d’être-là. En son essence, le soin répond à une nécessité ontologique, incluant une nécessité vitale (continuer à être), une nécessité éthique (donner un sens à la vie) et une nécessité thérapeutique (réparer l’être).

 

Au cœur du soin

Une fois identifiée l’essence du soin, il reste nécessaire de comprendre comment elle se manifeste dans la pratique du soin. Cette enquête peut être conduite en envisageant l’expérience du soin. C’est pourquoi j’ai exploré depuis plusieurs années l’analyse des expériences de soin. J’ai ainsi rencontré et recueilli beaucoup de témoignages sur la pratique du soin, venant surtout, mais pas seulement, des enseignants et des professionnels de santé. Aux personnes qui ont participé à cette recherche, il a été demandé de raconter les actions par lesquelles ils pensaient avoir dispensé un bon soin et les situations dans lesquelles ils pensaient avoir manqué d’agir avec soin.  

L’analyse des textes reccueillis, quasiment un millier, a été réalisée selon la méthode phénoménologique. La phénoménologie nous enseigne que, pour comprendre un phénomène, on doit saisir les modalités de son apparition. Afin de réaliser cette action heuristique, nous devons appliquer le “principe d’évidence”, qui exige de considérer ce qui se manifeste, en tant que donnée valable. Mais la phénomenologie enseigne aussi que l’être tout entier ne se rend pas immédiatement manifeste; c’est pourquoi il est nécessaire d’appliquer aussi le “principe de transcendance” qui veut qu’on se laisse guider par le fil rouge de l’évidence, afin d’appréhender également ce que l’esprit ne voit pas immédiatement.

En suivant le principe d’évidence, il a émergé que la pratique du soin se manifeste dans des façons d’être-là; en appliquant ensuite le principe de transcendance, il a eté possible de remonter au noyau intime de l’agir avec soin, qui se structure dans ces dispositions intérieures que nous avons défini comme postures de l’être-là. Autrement dit, en termes phénoménologiques, les modalités de l’être-là correspondent aux évidences phénoménales immédiates de la conduite que celui « qui prend soin de » manifeste concrètement et que l’autre perçoit dans l’experience vécue. En revanche, les postures d’être-là constituent le terreau qui génère l’agir avec soin: ce sont elles qui demandent une attention particulière.

 

Les postures de l’être-là du soin

Du point de vue de celui qui « prend soin de », l’action est orientée par le fait de percevoir la necessité irrécusable de contribuer à la réalisation de ce qui nous paraît bon pour la vie. L’analyse phénoménologique des expériences met en évidence qu’en répondant pratiquement à cette passion pour le bien, la personne est aménée à développer des postures précises de l’être-là, où se condense l’essence éthique su soin: le sens de la responsabilité, le partage avec l’autre de l’essentiel, la considération révérencielle pour l’autre, le courage. En décrivant ces postures, nous mettons au point le noyau éthique du soin.

Le sens de responsabilité

Le soin pour l’autre est mu par un sentiment de responsabilité. On se sent responsable non seulement de la qualité de sa propre vie, mais aussi de celle d’autrui: voilà la condition incontournable.  

Le mot ‘responsabilité’ dérive du latin ‘respondere’ qui, dans sa signification originaire, indique le fait de répondre à un appel. La personne responsable réagit positivement au besoin de l’autre, avec prévenance et sollicitude. Lorsque nous assumons la responsabilité de soigner quelqu’un, nous nous rendons disponibles pour faire ce qui est nécessaire et ce qui est possible pour son bien-être.

Lorsque nous prêtons attention à autrui, nous ne pouvons pas nous soustraire à l’impression d’être interpellés par sa modalité d’existence. Cela vaut en général dans toute relation, mais encore plus dans les contextes de soin, dont voici deux exemples: le domaine éducatif de la petite enfance, où l’éducateur se trouve face à un enfant qui a besoin de tout; le domaine sanitaire, où le visage du malade trahit sa vulnérabilité et sa fragilité. Si nous offrons une attention sensible, le vécu de l’autre finit par nous toucher en profondeur; il nous interpelle et cette interrogation nous intime de répondre activement. C’est une demande irrécusable, qui se transforme en prise de conscience et en acceptation de l’impossibilité de s’éloigner de l’autre. Il n’y a que ceux qui se laissent guider par l’impératif biblique « tu ne tourneras pas le dos à ton frère » (Ésaïe, 58, 7b) qui s’avèrent capables d’attention.

La responsabilité de celui qui ‘prend soin de’ se manifeste à des degrés différents selon le besoin de l’autre. Il y a des situations où le niveau d’autonomie d’autrui est tellement modeste qu’il exige du soignant une ‘responsabilité directe’, notamment vis-à-vis d’un nouveau-né qui a besoin de tout ou à l’égard d’un malade qui n’est momentanément pas en mesure de s’occuper de soi. Mais il y a aussi un genre de soin qui demande une ‘responsabilité indirecte’: dans ce cas, celui qui ‘prend soin de’ interprète son intervention comme permettant de placer l’autre dans les conditions d’assumer la pleine responsabilité de soi. Le soin éducatif, par exemple, n’est pas à concevoir comme l’assomption d’une responsabilité directe du bien-être d’autrui, puisque cela impliquerait d’exproprier l’autre de la responsabilité qui lui est propre. En se substituant complètement à l’autre, on trahirait la valeur de l’action educative, qui est appelée à faciliter l’épanouissement de l’élève, en l’orientant vers l’assomption de la pleine responsabilité de soi. L’assomption de la responsabilité se manifeste en tant que réponse à l’appel à « être-là avec les autres » dans une dimension pleine de sens.

Lévinas (1985 [1972], p. 74) parle d’une responsabilité « infinie » face à autrui. Le concept d’infini développe une fonction importante pour cet auteur, en qualifiant l’espace noétique de la pratique de soin. Mais il est parfois problématique de se confier à une telle idée pour cerner la posture de l’être responsable, car l’infini n’appartient pas à l’essence de la condition humaine, qui demeure dans la finitude. Les Grecs anciens connaissaient bien le risque de la démesure et ils jugeaient l’infini comme négatif, car tout ce qui apparaît comme non-fini nous dépasse et nous pourrions être aménés à interpréter notre existence en termes disproportionnés. Dans un fragment d’Héraclite, il est écrit que le soleil – cette entité dont dépend la vie sur terre – « ne dépassera pas la mesure » (Colli, 1993, 14A81). Comme la condition humaine est celle de la finitude, l’énergie vitale de tout un chacun est limitée. Ainsi, on ne peut pas demander à une créature fragile et vulnérable d’assumer une responsabilité excessive; ce qu’on peut exiger de nous, selon une mesure réaliste, est une responsabilité soutenable, qui rentre dans les limites de l’humain.

Un bon soin est un soin ‘juste’, et juste est le soin qui a la mesure de la necessité. D’après Aristote, la première vertu consiste dans le repérage de la mesure correcte: une forme d’harmonie qui se trouve entre les excès des pôles opposés. En adressant une prière à la déesse Cypris, Hélène explique que, si elle connaissait la juste mesure, elle deviendrait la déesse la plus appréciée par les êtres humains (Euripide, Hélène, v. 1105-1106).

L’analyse phénoménologique de l’expérience suggère que la racine d’une action éthique, s’exprimant dans la responsabilité, est à saisir dans la conscience de la fragilité et de la vulnérabilité de l’autre, et donc dans le besoin que l’autre a de notre aide. Dans le domaine de la santé, ce n’est pas vraiment pareil de penser à un patient comme un corps malade qui ne réclame que l’administration d’une thérapie donnée ou de le penser comme une personne dont la souffrance est vécue aussi par l’esprit, c’est-à-dire comme un corps qui respire de façon spirituelle.

On manque toujours de quelque chose, on ne se suffit pas à soi-même: on a besoin d’autrui et autrui a besoin de nous. Le fait que chacun de nous a besoin d’aide met en évidence que l’on se doit de prendre soin des autres. C’est l’échange continu de soins qui rend possible la vie. Dans ce sens, le soin n’est pas un idéal possible, mais une nécessité existentielle. Une nécessité qui émerge dès qu’une prise de conscience mûrit, reconnaissant le besoin de soin comme propre à l’être humain; ce serait donc l’idée d’autrui, comme une personne nécessitant des soins, qui génèrerait en nous le sens de la responsabilité. C’est ma réalisation de la caducité et de la faiblesse d’autrui qui m’oblige vis-à-vis de lui, car je sens cette même vulnérabilité en moi-même.

L’assomption de responsabilité requiert une positionnement précis de l’esprit: c’est seulement en sachant que nous sommes tous chétifs, seulement en ressentant notre propre inconsistance, que nous comprenons celle des autres; c’est uniquement en réalisant que nous sommes tous fragiles que nous ressentons le besoin d’agir pour autrui, en lui proposant ce que l’on voudrait qu’il nous propose.

Mais le savoir relatif à la qualité de la situation d’autrui ne suffit pas vraiment à une prise de responsabilité de notre part; sinon, on ne comprendrait pas pourquoi nous ne nous activons pas en permanence. Ce qui est crucial, c’est le fait de se sentir touché par autrui. Il ne suffit pas d’une pensée ontologiquement savante mais il faut aussi une pensée existentiellement sensible. Il ne suffit pas de savoir pour s’activer: il faut disposer d’une connaissance sensible, qui ressent la qualité du vécu de l’autre. Selon Lévinas (1991 [1978], p. 93), «la sensibilité est une exposition à autrui» et c’est cela qui nous met en contact avec ce qu’il endure. La sensibilité nous rapproche des émotions d’autrui, de la direction de ses pensées, de ses tensions et de ses désirs.

La pensée à la base de l’action responsable n’est pas une pensée rationnaliste, capable de retenir seulement ce qui s’adapte à la structure des concepts déjà structurés, mais il s’agit d’un horizon, d’une loupe permettant de rendre possible une manière de voir plus complexe: cela permet de considérer l’autre sans que son altérité singulière soit évacuée, mais aussi d’activer la capacité de ressentir sa condition et son vécu. La pratique du soin est soutenue par une raison différente: ce n’est plus la raison cartésienne, froide, systématique, mais une raison sensible, fécondante et maternelle, soucieuse de se maintenir en contact avec la réalité, avec tous les détails du réel et qui s’harmonise à cela. Cette raison s’inscrit dans la matérialité de la vie et ne cherche pas un soulagement dans des systèmes abstraits ou dans un imaginaire qui s’éloigne de la factualité; pour demeurer à proximité des choses et de leur évolution intime, elle se décline comme une raison qui ne craint pas le ressenti, puisqu’elle sait que, pour penser avec clairvoyance, il faut percevoir la qualité des choses.

Agir avec générosité

Le soin correspond au fait de donner du temps et puisque le temps est vie, l’offre de temps est une forme de générosité. On est généreux quand on réalise le besoin d’autrui, et cela se fait juste parce que c’est necessaire et sans demander quoi que ce soit en retour. La pratique du soin ne répond pas à une logique marchande. Cela ne signifie pas que celui qui prend soin ne reçoit rien. Ce qui émerge des récits des personnes engagées dans des actions de soin, c’est qu’en consacrant du temps et de l’énergie au soin d’autrui, il y a un gain, provenant de la conscience de savoir que ce qu’on fait, c’est quelque chose qui est nécessaire pour le bien de l’autre.

Le soin nous place là où se trouve quelque chose de nécessaire. Faire ce qu’il faut et le faire parce que l’autre le requiert, c’est ce qui procure un gain en termes de sens et cela se situe au-delà de toute logique marchande. On peut donc affirmer que dans le travail de soin, la posture intime de gratuité est essentielle. Le souci de l’autre sort du périmètre du calcul et de la négociation. On prend soin d’autrui parce qu’on doit le faire. C’est la qualité du don du soin.

Ce qui est propre au soin, c’est l’élément de gratuité, parce qu’en prenant soin de l’autre, on lui procure un bénéfice et celui-ci consiste dans le don de quelque chose, sans rien demander pour soi-même. En donnant sans prétendre obtenir quelque chose en échange, on ne perd rien, mais on gagne la possibilté de se situer là où il est question du sens de l’être.  

Pour celui qui prend soin de l’autre, l’avantage ne consiste pas dans l’obtention de quelque chose qu’il demande, mais en ce qui est fait. Afin de démentir un sentimentalisme superficiel, il faut souligner qu’il n’est pas tout à fait vrai de dire que le don lié au soin n’implique rien en échange: il exige de l’autre qu’il réponde positivement aux actions de soin. Le suivi maternel exige de l’enfant qu’il grandisse, l’attention de l’enseignant exige de l’élève qu’il exprime son potentiel, la thérapie du médecin exige du patient qu’il entreprenne un parcours de convalescence en revenant dans le monde. Chaque geste de soin que l’on reçoit nous rappelle à notre condition de besoin et notre responsabilité éthique de donner une forme à notre existence. C’est là que se situe la dimension décisive de la gratuité.

En connectant le sens noble de l’agir avec la gratuité, on formule un discours d’apparence naïf, propre à quelqu’un qui n’aurait pas compris comment le monde évolue. Mais lorsque la réalité l’exige, le fait de trouver du temps pour une action gratuite, c’est alors le propre de celui qui habite ce monde en suivant des logiques à la base d’une éthique profondément spirituelle, qui ne s’en remet pas à des règles, mais au « sens de ce qui est bien ».

L’analyse phénoménologique de l’expérience met en évidence que le don ne représente pas un phénomène marginal. Au contraire de ce que Caillé (1998, p. 9) soutient, le don n’est pas quelque chose qui rentre dans la circulation des biens et des services propres aux réseaux de socialité, car – en l’entendant de cette manière – le don ne serait plus ce qu’il est, et n’appartiendrait plus à la dimension éthique de la gratuité. Cette dernière tranche en réalité avec toute logique circulaire d’échange et correspond à une relation unilinéaire. Le don ne prétend rien en échange, il ne vise même pas la consolidation du lien social; s’il est certain qu’il demeure étranger à la valeur d’emploi et à la valeur marchande, il est tout aussi vrai qu’il ne rentre pas dans la dimension du lien: le bon samaritain n’est pas en quête de liens, il prend simplement soin de l’homme blessé qu’il a croisé sur son chemin. Le don est quelque chose qu’on offre lorsqu’on se sent appelé à répondre à une nécessité ontologiquement essentielle que l’autre exprime. La valeur du don réside en cette dislocation complète de l’attention vers l’autre et elle reste étrangère au calcul.

Sans actes gratuits, la vie ne trouverait pas de façons de s’épanouir selon toutes ses possibilités. Certes, pour fonctionner, une communauté a besoin de règles préservant la capacité de bâtir et de conserver des liens sociaux; en cas d’absence de normes, les intérêts individuels prévaudraient. Néanmoins, bien que nécessaires, les règles ne suffisent pas pour créer une communauté en mesure de générer une bonne qualité de vie. Le bien exige une capacité d’action allant au-delà des normes établissant à l’avance les modalités d’être; il faut une rupture éthique provoquée par le geste de donner. Seul le don permet qu’une communauté authentique finisse par émerger.

Dans l’action gratuite, en réponse à une nécessité vitale d’autrui, il y a une forme de plaisir produit par la pensée de faire ce qui est nécessaire afin que quelque chose de bien arrive : c’est un plaisir éthique et non hédonique. Le plaisir éthique est un vécu de la conscience qui semble indispensable pour trouver la force vitale de faire ce qui est essentiel et nécessaire. D’après la théorie aristotélicienne, chaque être humain vise à l’eudaimonia, expression traduite bien souvent par le mot «bonheur», mais qui signifie littéralement «bonne condition de l’esprit», soit le bien-être spirituel que l’on ressent quand on vit bien (εὖ-ζῆν) et on agit bien (εὖ-πράττειν). En raisonnant sur la base de ces présupposés aristotéliciens, dès qu’un individu s’engage dans une action de soin, parce qu’il saisit toute la valeur du soin pour une vie de bonne qualité, il agit bien et expérimente par là même une forme de bien-être.

Approcher l’autre avec révérence

Celui qui prend soin de l’autre se trouve dans une position de pouvoir par rapport à celui qui reçoit l’action du soin. L’asymétrie de pouvoir caractérise la relation du soin et c’est pour cela que l’on risque parfois de transformer le pouvoir-faire en une forme de violence sur autrui, d’où la nécessité d’être très vigilant. Ainsi, si la responsabilité et la gratuité permettent de qualifier des dimensions essentielles de l’éthique propre au soin, elles ne suffisent pas à garantir un bon suivi. Elles structurent un soin correct seulement lorsqu’elles sont reliées de manière intime à la capacité de respecter l’autre: un respect qui est révérence.

En ayant du respect, on consent à l’autre d’exister à partir de ce qu’il est et selon sa manière de s’exprimer. Il s’agit de garder l’autre comme transcendant par rapport à moi, de conserver l’autre comme irréductible par rapport à ma façon d’être et de penser. Quand Lévinas (2004 [1971], p. 37) affirme que la collectivité au sein de laquelle je dis ‘toi’ ou ‘nous’ n’est pas un pluriel de ‘moi’, il nous signale l’importance de sauvegarder les différences, de voir l’autre à partir de son profil original, pour laisser de la place à son altérité. Le respect pour autrui requiert de cultiver une relation où le soignant se rapporte à l’autre comme à une réalité distante de la sienne, tout en veillant au fait que cette distance ne se traduise pas en rupture ou que la relation ne soit pas entravée lorsqu’il s’agit de trouver la juste distance.

Le respect est la condition nécessaire à la prévention du risque, toujours imminent, d’inhumanité, qui est là chaque fois que l’on nie à autrui la possibilité de s’affirmer, selon son propre désir. En laissant l’autre nous questionner et en lui permettant d’exister à partir de ce qu’il est, nous touchons la condition nécessaire à la concrétisation d’une relation éthique.

Le respect s’exprime par des gestes et par des mots: il y a du respect de la part de l’enseignant quand, vis-à-vis du résultat d’un parcours d’apprentissage, sa critique, qu’il considère comme nécessaire, se concrétise par des mots qui évaluent avec honnêteté la situation, sans blesser l’étudiant. Il y a du respect dans une intervention thérapeutique sur le corps d’un patient quand elle est effectuée avec délicatesse. Il y a du respect dans l’écoute d’un ami quand on garde une attitude attentive, dépourvue de préjugés qui pourraient empêcher d’accueillir la qualité de son vécu. Il y a du respect de la part d’un assistant social quand, face à un adolescent en situation de malaise, il cherche la façon de transformer sa posture, en évitant d’imposer des solutions toutes faites qui ne prendraient pas en compte son existence et son horizon spécifique de significations.

Le respect se manifeste par une modalité d’approche de l’autre en douceur et sous le signe de l’hospitalité vis-à-vis de sa subjectivité. Le respect est une forme d’accueil et il implique que je permette à l’essence de l’autre de me parler et de trouver son espace dans ma pensée. A l’inverse, il peut y avoir un risque de violence à deux niveaux: a) une violence concrète, qui enlève à l’autre son espace vital ou qui blesse son corps; b) une violence intangible, non moins douloureuse, de la parole et de la pensée, celle qui se réalise quand, par mon discours, j’interdis à l’autre de pencher son être en direction de ma pensée, qui prétend le contenir dans mes théories et dans mes schémas interprétatifs. Le respect laisse à mon interlocuteur le choix des actions qu’il perçoit comme adéquat à sa propre situation.

En ayant de la considération pour les pensées de l’autre et pour son vécu, sans le juger avant d’avoir donné de l’espace à son être, on ne cède pas à notre tendance à considérer le comportement de l’autre comme non raisonnable, voire injuste. Une telle attitude est à entendre comme une manière de faire de la place à autrui, donc comme un acte primaire et indispensable d’estime. Avant toute intervention, il faut écouter et comprendre l’autre dans sa façon de se situer dans le réel.

Celui qui nécessite des soins se confie au soignant parce qu’il manque de quelque chose dont il a besoin et il est conscient que son interlocuteur peut la lui donner; son abandon au soignant renforce donc sa condition de vulnérabilité. Le fait de recevoir la confiance de l’autre oblige le soignant à montrer un maximum d’égard envers lui et donc une sorte de révérence, qui maintient la relation dans une juste mesure: entre d’un côté la réponse au besoin et de l’autre une action qui ne blesse pas la position du sujet traité, c’est-à-dire sa sphère d’autonomie et ses capacités.

Même dans les bonnes pratiques de soin, il arrive que la juste mesure de la présence du soignant ne soit pas atteinte; par conséquent, l’autre est contraint de montrer sa résistance aux actions, aux mots et aux gestes qui transforment l’accueil en emprise. L’individu qui a une juste capacité de soin pourra toujours se rendre compte si le respect de l’espace de l’autre est à risque, parce qu’il saisira les attitudes de résistance mises en place face aux actions dépourvues d’égards. On peut parler de ‘relation générative’ quand le soignant est disposé à une ouverture à l’autre affranchie de formes d’intrusion qui dépossèdent son interlocuteur de cette responsabilité de soi, lui appartenant intimement.

Une interrelation respectueuse nécessite en outre que le soignant sache se soustraire à la tentation d’anéantir sa propre identité, au nom d’un dévouement excessif qui n’a pas lieu d’être. Comme toute manière d’être, la disposition au soin demande un don de temps et d’énergies cognitives, émotives et physiques, mais dans une juste mesure, dans l’équilibre entre une action qui pourrait exproprier l’autre et le fait de demeurer à l’écart, voire de glisser vers l’insouciance. L’équilibre se concrétise, en établissant la juste distance (ou la juste proximité), dans une approche où le soignant sait prendre du recul, en se mettant en retrait par rapport à son propre «moi». Dans une bonne relation, le soignant doit prévenir toute réduction de sa propre altérité, tout en cultivant un espace où la résistance activée par l’autre ne parvienne jamais à mettre en danger le dialogue.

Le respect est avant tout une opération de la pensée, une opération qui consiste à ne jamais forcer la singularité de l’autre vers des considérations générales, qui voileraient son originalité. Chaque être humain est unique. Nous sommes des êtres à la fois singuliers et pluriels: nous partageons les qualités essentielles de la condition humaine, mais chacun de nous interprète de manière personnelle l’existence. Le respect implique d’accueillir tout individu dans son unicité, en laissant ses potentialités s’exprimer. La forme de respect première et incontournable qui s’actualise par cet état d’esprit traite l’autre selon sa spécificité. Si nous ne nous efforçons pas de rencontrer l’autre dans sa singularité, dans son exceptionnalité, nous ne pourrons pas pratiquer un soin authentique, parce que son altérité manquera. Une relation de soin est une relation de l’un à l’autre, où la rencontre entre deux personnes sauvegarde l’unicité respective.

Hélas, il y a toujours le risque de réduire l’autre à nos visions et à nos souhaits. Il est difficile d’entretenir une relation en préservant les spécificités d’autrui; cela se vérifie dans les relations informelles de soin (par exemples, maternelles ou amicales) parce que même lorsqu’elles sont nourries par une estime profonde, il y a cependant le péril d’absorber l’être de l’autre dans nos dispositifs herméneutiques. Mais ce risque est encore plus évident dans les professions du soin où l’action se situe dans le cadre de périmètres culturels précis, aux savoirs définis et aux règles entravant bien souvent une interrelation entre singularités. Celui qui, dans son travail, rencontre plusieurs personnes à la fois (l’éducatrice dans une crèche, la maîtresse en classe, l’infirmière dans son service), est quelqu’un qui risque de perdre la possibilité de poser un regard singulier sur l’autre, car il l’encadre dans une pensée plus générale. Certes, pour agir avec compétence, il faut disposer de théories (pédagogiques, d’assistance, médicales, etc.); chaque savoir se doit ainsi de posséder une valence la plus étendue possible. Néanmoins, ce regard d’ensemble perd parfois de vue les détails. Les connaissances ont (ou croient avoir) une dimension générale qui les rend efficaces pour l’expérience. Mais l’efficience basée sur ce savoir implique une déperdition du rapport avec la singularité des personnes. En entrant dans sa classe avec une théorie précise sur la manière d’apprendre des étudiants, l’enseignant risque de ne pas percevoir les styles d’apprentissage qui différencient un élève de l’autre. En subsumant l’autre au sein du périmètre herméneutique de théories données, il se retrouve emprisonné dans des dispositifs conceptuels pour lesquels la singularité ne compte plus, parce que pour les savoirs systématisés, la connaissance implique de saisir dans l’individu, non pas ce qui le distingue, mais ce qui coïncide avec une idée conçue a priori. En insérant la singularité dans un ordre général – chose qui se passe quand l’altérité de l’autre est absorbée par le périmètre herméneutique d’ensemble –, on exerce un pouvoir susceptible de se transformer en violence. Le type de réflexion qui suspend la résistance de l’autre, amène à cheminer dans une direction inverse à celle définie par l’essence relationnelle de la condition humaine, parce que – en empêchant une rencontre avec l’autre dans sa singularité – on rend impossible la relation même, laquelle nécessite la présence de deux interlocuteurs. Si l’altérité de l’autre est anéantie, la relation se dissout et l’action devient impossible.

Le souci de sauvegarder la singularité de l’autre est au cœur de la pratique du soin. Une pratique qui assume la capacité d’attention sensible à l’autre comme indicateur principal de l’essence du traitement proposé. Une telle attitude, la plus détachée possible de toute forme d’incompréhension, s’affranchit des anticipations qui conceptualisent l’autre de manière préliminaire, selon nos désirs, rendant ainsi invisible sa spécificité. La relation de soin exige d’aller vers l’autre « à l’aventure, c’est-à-dire vers une altérité absolue, qui n’est pas anticipable » (Lévinas, 2004 [1971], p. 32). Celui qui prend soin d’autrui est conscient de la nécessité de maintenir l’autre en dehors des théories de l’action ci-dessus mentionnées. L’éthique du respect sous-entend une épistémologie qui valide la connaissance du particulier.

La forme première du respect s’actualise dans une pensée au singulier, qui permet à la relation de soin de se traduire dans une rencontre entre deux sujets. La pensée au singulier se nourrit de l’exercice d’une action sensible, qui implique, de la part du soignant, une discipline cognitive, consistant à garder l’esprit éloigné d’une saisie des systèmes conceptuels anticipateurs, de façon à demeurer très réceptif aux qualités spécifiques de l’autre.

Afin d’interpréter la déclinaison du respect comme accueil d’autrui, dans sa singularité, il faudrait penser l’autre à partir de l’idée d’infini, parce que si l’infini est quelque chose qui résiste à toute forme d’encapsulation cognitive, alors – en concevant l’autre d’après une telle perspective – nous poserons les bases pour le sauvegarder de l’emprise de nos discours, c’est-à-dire d’une emprise qui pourrait devenir violente et qui provoquerait la disparition de l’altérité, anéantie par les formes anticipées de pensée. En concevant l’autre en termes d’infini, on le maintiendra dans une dimension transcendante et on le préservera de l’enfermement au sein de nos propres dispositifs épistémiques.

Formulée de cette manière, la relation avec autrui semblerait ne pas trouver place dans une relation de soin. Cependant, l’exigence de maintenir l’autre dans une dimension transcendante, étrangère, n’est pas un impératif en vue d’une non-relation, mais plutôt la marque d’une relation marquée par l’égard, permettant de désactiver tous les impérialismes du langage personnel. On entre alors dans la perspective d’une rencontre avec l’autre affranchie de préjugés et, ainsi en mesure de saisir pleinement la valeur de l’expérience d’autrui. En appréhendant l’autre à la lumière de l’idée d’infini, on garde vivant le mouvement de la pensée afin qu’elle ne se renferme pas dans les mailles herméneutiques données a priori et qu’elle poursuive sa quête d’une compréhension fidèle à la qualité singulière de l’autre. Celui-ci ne doit pas devenir un objet contrôlable grâce au recours à des notions toutes faites.

En assumant le présupposé selon lequel, à la base de chaque modalité d’être-parmi-les-autres, il y a une conceptualisation précise, capable d’énoncer les qualités essentielles de celui qui reçoit notre intentionnalité, il devient essentiel d’identifier les conceptualisations de l’autre qui mettent en marche le code du respect. Certes, à la racine de la capacité de respect, il y a l’idée d’autrui comme entité ayant une valeur intrinsèque et, comme telle, inviolable. La reconnaissance de la valeur de l’autre coïncide avec l’impératif de son inviolabilité, obligeant au maximum de respect. En faisant dépendre la disposition à agir d’un principe éthique de respect, basé sur la perception de la valeur de toute entité, il en découle la nécessité pour le soignant de concevoir l’autre comme porteur d’une valeur que rien ne peut compromettre. Ainsi, toute considération se rapportant à une prévenance respectueuse de la modalité d’être de l’autre devient un besoin évident et préalable à n’importe quelle argumentation logique.

Le respect se lie au fait de percevoir l’autre comme ayant de la valeur. Aristote (Rhétorique, ii, 1, 1378b) affirmait que le mépris est l’effet d’une opinion relative à quelque chose qui apparaît comme dépourvue de valeur, une valeur entendue comme intrinsèque, propre à l’être, non calculable et précédant toute analyse. Cette compréhension de la valeur se donne sous la forme d’un fait, sorte d’archè indiscutable. Un tel ressenti place la relation au sein d’une dimension sacrée.

 Etablir une telle relation n’est pas facile, mais quand l’agir avec soin est guidé par ces postures de l’être (responsabilité, gratuité, révérence), un grand nombre de possibilities émergent pour réaliser ce qu’Alcibiade a demandé à Socrate : « comment prendre soin de l’autre de la juste manière [ὀρθῶς ἐπιμελεῖσζαι] ? » (Platon, Alcibiade majeur, 128b). Il n’y a pas d’opposition entre éthique du soin et éthique de la justice, parce que ces deux genres d’action nécessitent une «juste mesure du fait d’être-là». C’est justement parce que le soin exige, pour se réaliser, l’actualisation des postures éthiques essentielles, parmi lesquelles la justice, que la philosophie du soin devrait constituer le point de référence pour la théorie et la pratique politique.

 

La raison nécessaire du soin

Il s’avère difficile de maintenir une responsabilité dans les situations de soin, parce que la maîtrise d’une action n’est pas toujours possible, ni pardonnable et qu’il arrive que notre travail ne soit pas reconnu. La qualité très problématique de l’action soignante suffirait à justifier la décision de ne pas assumer une telle responsabilité. Pourtant, il y a des gens qui se consacrent au soin et se risquent à miser sur une disponibilité qui exige un investissement considérable d’énergies et qui se dessine comme un jeu de hasard ontologique et éthique. En examinant la réalité sociale, notamment dans les lieux les moins en vue, loin des projecteurs, il sera toujours possible de trouver des situations où un individu assume la responsabilité du soin, même face à des risques importants.

Qu’est-ce qui motive une personne à s’adonner à une activité qui demande un énorme investissement d’énergies ? Uniquement la passion pour le bien. Cette passion est la réponse à la  prise de conscience que, si on ne vit jamais au singulier et qu’on se nourrit toujours d’autrui, la quête de choses de valeur – susceptibles de rendre la vie digne d’être vécue – correspond à un projet qui nous implique en termes de pluralité intime.

L’affirmation de la passion pour le bien comme valeur nous contraint à une confrontation avec la « tentation du bien », qui coïncide avec la certitude de posséder la notion du bien et avec la présomption de pouvoir la mettre en place, au point de l’imposer par la force aux autres. Entendue comme présomption d’être en mesure d’accomplir le bien, la tentation du bien peut engendrer beaucoup de dommages. Le concept en toile de fond de la philosophie ici décrite soutient que c’est à la passion pour le bien de guider le travail de soin; toutefois, nous n’avons pas une idée précise du bien, nous permettant d’orienter parfaitement notre action. Pour cette raison, la recherche des choses qui apportent du bien-être devient risquée. La quête du bien est souvent hasardeuse.

Ceci-dit, un tel hasard est inévitable, parce que consubstantiel à l’être. Il est propre à l’existence humaine de rechercher le bien et d’éviter le mal, de rechercher ce qui donne de la joie et d’éviter la douleur. On ne peut pas ne pas se situer du côté de la quête du bien. Ce sont les qualités de la condition humaine, et la tension intime la suscitant, qui mettent en évidence le fait que la recherche du bien ne doit pas nous inquiéter, mais plutôt nous passionner. Mais il faut une recherche proche de l’entendement de ceux qui, jour après jour, se lancent dans un complexe travail de soin, c’est-à-dire une recherche attentive au désir du bien-être ressenti par l’autre et non une éthique et une politique clouées à la volonté de bien. Il ne s’agit pas de bâtir des théories sur l’action de soin qui donnent lieu à des impositions dangereuses sur le réel, mais de vivifier et de protéger la tension qui permet à la vie individuelle de trouver sa meilleure forme.

En considérant la difficulté de penser le bien, le problème n’est pas d’éviter de se mesurer avec cette idée, mais de garder éveillée la conscience de la faiblesse de la raison humaine, rendant impossible d’appréhender entièrement l’essence de la notion du bien pourtant si cruciale pour la qualité de la vie. La quête du bien n’implique pas d’assumer une position édulcorée, ni d’éviter de faire ses comptes avec le négatif, mais elle implique, au contraire, de mettre en lumière la difficulté de celui-ci. Il faut méditer autour de toutes les distorsions éventuelles en provenance d’un volontarisme et d’une présomption donnés, sans pour autant justifier le fait que ce que j’appelle la passion pour le bien soit assumée avec méfiance. Ce qui nous fait vivre, c’est le désir de bien.

 

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