La rencontre : expérience de l’altérité et naissance poïétique
Matthieu Founeau[1]
Cette recherche se donne pour ambition de questionner l’empathie via le prisme de la rencontre comme élément à la fois révélateur et créateur. En effet, à travers toute condition de temps et d’espace, la rencontre apparaît en littérature et dans les arts plastiques comme la monstration et la révélation d’une altérité pure et stupéfiante induisant une attitude qui est celle de l’empathie. Dans ce maillage de disciplines (littérature, performance et philosophie), nous tenterons de questionner l’esthétique de la rencontre afin de comprendre ce qu’elle peut justement nous apprendre et nous révéler à propos de l’empathie en tant que nécessité et acte poïétique. Il s’agira alors d’entendre le concept d’empathie comme un rapport éthique et réciproque d’échanges, d’apports et de dialogues. Dans un premier temps, nous prendrons comme sujet d’étude le personnage de Robinson Crusoé (Defoe, Tournier) plongé initialement dans une expérience extrême de la solitude. Reclus sur son île déserte, nous tenterons de voir comment cette solitude marque chez le personnage une rupture révélatrice d’une nécessité absolue d’altérité. Nécessité comblée dans un second moment de lecture par la rencontre fortuite et surprenante de Vendredi qui apparaît alors comme une figure de l’altérité pure qui met Robinson dans une situation empathique de face à face où les visages se regardent et s’interpellent dans un jeu de réciprocités au sein duquel émerge une dimension éthique.
À partir de cette analyse littéraire de la rencontre, nous observerons la performance The artist is present de Marina Abramovic, réalisée en 2010, afin de mieux cerner et mieux questionner l’aptitude créatrice et poïétique de la rencontre en tant qu’espace presque utopique où deux visages se croisent et se découvrent. Riche de cette expérience artistique, nous étudierons le regard et le visage dans une approche où se fonde un respect mutuel et éthique tel que le présente Levinas. Entre individualité et altérité, le philosophe explicite en langage ce qui résulte de ce moment auratique qui induit l’empathie, le respect et l’éthique. Enfin il s’agira, dans une forme plus personnelle, de relater une expérience intime de la rencontre qui est celle vécue en 2016 lors de la performance au Palais de Tokyo intitulée This progress et proposée par l’artiste Tino Sehgal. À travers ce récit presque initiatique nous pourrons rejoindre à la fois une expérience personnelle et universelle qui détaille l’aspect surprenant de la rencontre en tant qu’élément caractéristique et révélateur d’empathie. Il s’agira ainsi de comprendre et d’entendre ce qui, dans le face à face imprévisible avec l’autre, se trame et se montre philosophiquement et artistiquement.
Robinson & Vendredi
Avant de saisir la rencontre comme élément privilégié de l’empathie, il convient d’observer le corps comme support premier et nécessaire d’un échange éthique et réciproque. Entre privé et public, intime et extime, le corps fonde le rapport premier à l’autre car il est à la fois un élément de liaison et de déliaison qui agit selon un fonctionnement articulatoire. Emmanuel Levinas, dont la pensée immense sur l’altérité nous accompagnera tout au long de cet écrit, nous dit ainsi que : « Etre corps c’est d’une part se tenir, être maître de soi, et, d’autre part se tenir sur terre, être dans l’autre et par là, être encombré de son corps » (Levinas, 1990, p. 177). Il s’agit là de se tenir dans une articulation insaisissable et utopique qui tend à harmoniser solitude et solidaire, le moi seul et le moi avec l’autre. Avant de questionner la rencontre, il s’agit en effet d’en comprendre sa condition de naissance qui apparaît dans la notion de solitude. Pour ce faire, nous nous appuierons dans cette première partie, à titre indicatif, sur le personnage de Robinson Crusoé qui est à la fois initiateur et révélateur des qualités de l’empathie. La solitude est par exemple un élément essentiel et formateur dans le récit de Robinson Crusoé. Cette solitude, qui atteint son paroxysme avec l’épisode de la grotte, est suivie d’une expérience inédite de l’altérité, de la rencontre, qui relance tout autant le récit que le langage.
Si Robinson s’accommode progressivement de sa solitude subie, c’est dans un premier temps une rupture violente qui fonde son détachement du réel et en accentue sa perte. Isolé par l’île qui marque son écart du monde, le personnage découvre la surprenante et inattendue solitude qui l’accable initialement et le perd dans cet éloignement premier que nécessite le récit. A cette solitude stupéfiante s’ajoute la perte de repères spatio-temporels et c’est ainsi que Michel Tournier nous présente un naufragé esseulé et perdu : « Il était plus grave – c’est-à-dire plus lourd, plus triste – d’avoir pleinement reconnu et mesuré cette solitude qui allait être son destin pour longtemps peut-être » (Tournier, [1971]2012, p. 19). Dans une perte des repères spatio-temporels, Robinson est accablé par cette rupture qui est accentuée par l’absence de l’autre comme entité significative et représentative. C’est dans cette perte initiale que Robinson ressent le besoin de construire sa cabane et par la suite d’y installer un assemblage d’éléments afin d’écrire son histoire, son journal et donc de partager avec l’écrit son expérience de la rupture. Dans cette quête de communication, de transmission et de signification, Robinson traduit son absence de dialogue, de langage oral qui découle de son insupportable solitude. Ainsi dit-il, « ici je suis devenu peu à peu une manière de spécialiste du silence, des silences » (ibid., p. 84). Face au besoin rassurant de partager son expérience par le langage, le personnage ne rencontre en face de lui personne à qui communiquer son histoire, son aventure. L’ensemble de son corps projeté vers l’extérieur demeure sans réponse, confronté à l’immensité de l’illimité qui lui fait face, dont la mer métaphorise l’insaisissable et inatteignable profondeur. Personne donc ne lui fait face et aucun retour ne parvient de ses tentatives d’échanges et de rencontres : « Chacun de ses gestes, chacun de ses travaux était un appel lancé vers quelqu’un et demeurait sans réponse » (ibid., p. 124). Son corps fait l’expérience clivante de l’unilatéralisme, c’est-à-dire que l’absence d’autrui implique un fonctionnement unique et imperméable. S’il est capable d’investir l’espace avec son corps pour habiter l’île, il s’agit d’une expérience marquée par le sceau de la solitude, par l’absence d’un partage et d’échanges créateurs et transmissibles. Echoué sur cette île inconnue, esseulé et inquiet, « Narcisse d’un genre nouveau, abîmé de tristesse, recru de dégoût de soi, il médita longuement en tête à tête avec lui-même. Il comprit que notre visage est cette partie de notre chair que modèle et remodèle, réchauffe et anime sans cesse la présence de nos semblables » (ibid., p. 90). Dans ce retrait du monde dont il s’accommode peu à peu pour partager l’espace et le temps d’un ailleurs inconnu, Robinson ressent le manque d’un visage essentiel vers lequel se tourner, auquel s’adresser, ne serait-ce que pour effectivement exister en dehors de son propre corps. Sa voix s’élance dans le vide et ne trouve aucun écho dans cette absence de visage :
J’ai beau sans cesse parler à haute voix, ne jamais laisser passer une réflexion, une idée sans aussitôt la proférer à l’adresse des arbres ou des nuages, je vois de jour en jour s’effondrer des pans entiers de la citadelle verbale dans laquelle notre pensée s’abrite et se meurt familièrement, comme la taupe dans son réseau de galeries. (ibid., p. 68)
Dans cet enfoncement du langage, que ressent petit à petit Robinson, intervient l’épisode de la grotte qui correspond à une approche ultime de l’aveuglement et du silence. Cette épreuve érotique et corporelle de l’isolement au fin fond de la grotte marque l’aboutissement et l’accomplissement de cette solitude exacerbée qui devient critique. Dans cet isolement qui évolue crescendo vers une rupture totale et sans aucun lien avec l’extérieur, Robinson accomplit une étape essentielle et créatrice de son aventure utopique qui lui permet alors de disposer de nouveaux éléments pour progresser. Il découvre la véritable nécessité du langage, à savoir un langage qui relie les hommes dans une fraternité créative et éthique qui accueille et accompagne.
L’isolement total et stérile devient la révélation d’un besoin primordial et nécessaire d’échanger avec l’autre en tant qu’altérité, d’éprouver l’empathie qui m’appelle et se donne en réponse : « Le langage relève en effet d’une façon fondamentale de cet univers peuplé où les autres sont comme autant de phares créant autour d’eux un îlot lumineux à l’intérieur duquel tout est – sinon connu – du moins connaissable » (ibid., p. 54). Dans la perte de repères et de l’autre, il comprend et découvre ce qui est en cela réellement essentiel c’est-à-dire un assemblage de connexions qui relient les êtres et les choses ensemble. L’autre n’est plus à percevoir comme une possibilité mais comme un besoin, une nécessité qui le relie à lui-même en tant qu’acte de langage et de sens. En lien avec l’autre inconnu qui me ressemble se trame un lien de significations mais aussi de créations. Ce lien me donne accès à la vérité de l’existence tout autant qu’à celle du langage qui l’affirme et de l’art qui la montre. Il s’agit dans l’expérience de l’altérité de s’écarter des écueils et des erreurs pour accéder à l’affirmation et l’effectuation de la vérité en acte. C’est cela que découvre Robinson dans son expérience prolongée et maïeutique de la solitude :
Contre l’illusion d’optique, le mirage, l’hallucination, le rêve éveillé, le fantasme, le délire, le trouble de l’audition … le rempart le plus sûr, c’est notre frère, notre voisin, notre ami ou notre ennemi, mais quelqu’un, grands dieux, quelqu’un ! (ibid., p. 55)
Dans cette quête de l’autre apparaît donc le sentiment d’une nécessité fondatrice de la vérité qui dirige ma pensée et mes actes. Si cela est possible en son for intérieur, son existence propre ne peut se faire qu’à travers une extériorité qui répond et accueille tout autant qu’elle renvoie et projette. Ainsi se construit la pensée en acte, une pensée fondée en un intérieur qui se transmet et s’effectue vers un extérieur inconnu, un autre qui me fait face. Le corps en tant qu’espace enveloppé d’une peau transitionnelle et poreuse articule cette double efficacité entre un dedans introspectif et un dehors expressif et connectif. C’est cette vision articulatoire que donne Tournier dans le récit de Robinson Crusoé lorsqu’il pense :
que l’âme ne commence à avoir un contenu notable, qu’au-delà du rideau de peau qui sépare l’intérieur de l’extérieur, et qu’elle s’enrichit indéfiniment à mesure qu’elle s’annexe des cercles plus vastes autour du point-moi. (ibid., p. 70)
À la suite de l’épisode fondateur de la grotte, métaphore de la rupture et de l’enfermement ultime, Robinson réalise la nécessité d’un lien vers et avec l’extérieur qui fonde la réponse de sa propre intériorité. Entre dedans et dehors, entre lui et l’autre, s’instaure un échange, un langage, et donc la possibilité d’habiter l’espace et le temps. À travers cette rencontre fondamentale, le narrateur fait l’expérience de la « pensée du dehors » telle que Foucault la présente en proposant de convertir le langage réflexif :
Il doit être tourné non pas vers une confirmation intérieure – vers une sorte de certitude centrale d’où il ne pourrait plus être délogé -, mais plutôt vers une extrémité où il lui faut toujours se contester : parvenu au bord de lui-même, il ne voit pas surgir la positivité qui le contredit, mais le vide dans lequel il va s’effacer ; et vers ce vide il doit aller, en acceptant de se dénouer dans la rumeur, dans l’immédiate négation de ce qu’il dit, dans un silence qui n’est pas l’intimité d’un secret, mais le pur dehors où les mots se déroulent indéfiniment. (Foucault, [1966]1994, p.523)
La vision du voyageur nomade alternant solitude et communauté, intime et extime, éclaire l’architecture dans un questionnement sur l’habitat qui se place à l’intersection de ces deux principes. Là où le corps architecture le geste et la pensée dans un rapport entre intériorité et extériorité, il faut voir un parallèle avec l’acte de construire et de créer. C’est cette ligne directrice que suit par exemple Le Corbusier, architecte pour qui l’harmonisation entre solitude et communauté est primordiale, originelle et nécessaire pour l’architecture où, « la vie ne s’épanouit que dans la mesure où s’accordent les deux principes contradictoires qui régissent la personnalité humaine : l’individuel et le collectif » (Le Corbusier, 1957, p.20). Dès lors, à la jonction de ces deux valeurs, nous tenterons de percevoir le fonctionnement de la rencontre qui ambitionne tout autant la philosophie, l’éthique que l’art et l’architecture.
En réponse aux moments nécessaires de solitude, l’être s’accomplit pleinement dans sa capacité à se tourner ou se retourner vers l’autre dans un geste de communication, d’empathie et de partage qui intensifie et accroît l’expérience solitaire. C’est aussi cela que Foucault, dans son approche de Blanchot, nomme l’attirance :
Dès les premiers signes de l’attirance, au moment où à peine se dessine le retrait du visage désiré, où à peine se distingue dans le chevauchement du murmure la fermeté de la voix solitaire, il y a comme un mouvement doux et violent qui fait intrusion dans l’intériorité, la met hors de soi en la retournant et fait surgir à côté d’elle – ou plutôt en deçà – l’arrière-figure d’un compagnon toujours dérobé, mais qui s’impose toujours avec une évidence jamais inquiétée ; un double à distance, une ressemblance qui fait front. (Foucault, [1966]1994, p. 534)
L’utopie existentielle réside justement dans le pli, à la jonction, qui articule ces notions qui s’interpénètrent et se répondent. Erasme déjà nous dit « qu’aucun bien n’agrée s’il n’est partagé » (Erasme, 1971, p. 55). Ainsi, il octroie à l’autre la part de partage qui lui incombe dans une réponse à la solitude alors rompue et dévoilée. Il s’agit alors de faire acte d’existence, c’est-à-dire sortir de soi pour se projeter vers l’autre et dans l’autre. Sorte d’écart de soi-même vers autrui, l’existence ne s’affirme que dans un lien qui s’extériorise et quitte l’intériorité pour mieux y revenir ensuite. Dans son questionnement sur l’expérience intérieure, Bataille nous dit : « chaque être est, je crois, incapable à lui seul, d’aller au bout de l’être » (Bataille, [1943]1954, p. 55). L’être en tant qu’existence ne peut s’accomplir pleinement et s’affirmer entièrement que dans cette rencontre de l’autre qui est à la fois le semblable et le différent. Chez Robinson Crusoé, cet accomplissement s’apparente à la rencontre de Vendredi qui vient tout autant rompre sa solitude humaine que relancer le récit, son existence, et mettre en place de nouvelles dimensions narratives.
L’acte fondateur de cette rencontre est le fait que Robinson nomme directement l’étranger qui devient Vendredi. Par cette nomination symbolique, Robinson se réapproprie le langage qui lui faisait défaut dans sa solitude et remet en place une existence qui s’extériorise dans l’altérité. En prenant l’appellation d’un jour de la semaine, le narrateur s’inscrit dans un rythme rassurant qui est celui de la répétition où temps et espaces sont codifiés : « Ce n’est ni un nom de personne, ni un nom commun, c’est, à mi-chemin entre les deux, celui d’une entité à demi vivante, à demi abstraite, fortement marquée par son caractère temporel, fortuit et comme épisodique … » (Tournier, [1971]2012, p. 148). En rencontrant premièrement Vendredi et en le nommant, Robinson fait en quelque sorte un bref retour vers le réel et ses repères notamment temporels et chronologiques. S’il ressent initialement une supériorité face à ce sauvage sorti de nulle part, Robinson prend ensuite peu à peu conscience de l’égalité qui le lie à son confrère et du lien qu’ils tissent progressivement dans la compréhension de leur rencontre en tant qu’espace insaisissable de l’échange. Robinson se replonge alors l’expérience de l’altérité lorsqu’il saisit la puissance du visage de l’autre qui lui répond en réitérant son propre corps. Le protagoniste retrouve alors une existence qui s’effectue dans l’extériorité et lui donne ainsi accès à la possibilité d’un monde nouveau, encore inconnu. Ainsi nous dit Tournier :
Il avait ainsi rajeuni d’une génération, et un coup d’œil au miroir lui révéla même qu’il existait désormais – par un phénomène de mimétisme bien explicable – une ressemblance évidente entre son visage et celui de son compagnon. Des années durant, il avait été à la fois le maître et le père de Vendredi. En quelques jours il était devenu son frère – et il n’était pas sûr que ce fût son frère aîné. (ibid., p. 191)
Au début du lien avec Vendredi, le rapport est totalement inégal car Robinson ne le regarde pas réellement. C’est en s’attardant vraiment sur son corps en tant qu’altérité éthique que le narrateur découvre en Vendredi son prochain comme une extériorité qui lui ressemble et lui répond. Dans cette appréhension du visage dont parle Levinas se trame l’affirmation de l’existence de Robinson mais aussi une connexion incommensurable et insaisissable. Une connexion d’autant plus importante que Vendredi est son seul interlocuteur et qu’ils s’inscrivent tous deux dans un face à face potentiellement créateur et existentiel. Telle est cette découverte et cette rencontre mutuelle et réciproque que présente le narrateur à travers cet extrait révélateur de la surprise d’autrui entre étrangeté et ressemblance :
Ce qui est incroyable, c’est que j’aie pu vivre si longtemps avec lui, pour ainsi dire sans le voir. Comment concevoir cette indifférence, cette cécité alors qu’il est pour moi toute l’humanité rassemblée en un seul individu, mon fils et mon père, mon frère et mon voisin, mon prochain, mon lointain … Tous les sentiments qu’un homme projette sur ceux et celles qui vivent autour de lui, je suis bien obligé de les faire converger vers ce seul « autrui », sinon que deviendraient-ils ? Que ferais-je de ma pitié et de ma haine, de mon admiration et de ma peur, si Vendredi ne m’inspirait pas en même temps pitié, haine, admiration et peur ? Cette fascination qu’il exerce sur moi est d’ailleurs en grande partie réciproque, j’en ai eu plusieurs fois la preuve. Avant-hier notamment, je somnolais étendu sur la grève, quand il s’est approché de moi. Il est resté debout un long moment à me regarder, flexible et noire silhouette sur le ciel lumineux. Puis il s’est agenouillé et a entrepris de m’examiner avec une intensité extraordinaire. Ses doigts ont erré sur mon visage, palpant mes joues, apprenant la courbe de mon menton, éprouvant l’élasticité du bout de mon nez. Il m’a fait lever les bras au-dessus de ma tête, et, penché sur mon corps, il l’a reconnu pouce par pouce avec l’attention d’un anatomiste qui s’apprête à disséquer un cadavre. Il paraissait avoir oublié que j’avais un regard, un souffle, que des questions pouvaient naître dans mon esprit, que l’impatience pouvait me prendre. Mais j’ai trop bien compris cette soif de l’humain qui le poussait vers moi pour contrarier son manège. A la fin il a souri, comme s’il sortait d’un rêve et s’avisait soudain de ma présence, et prenant mon poignet, il a posé son doigt sur une veine violette visible sous la peau nacrée et m’a dit d’un ton de faux reproche : « Oh ! On voit ton sang ! (ibid., p. 224)
Robinson et Vendredi font réciproquement la découverte du corps de l’autre en tant que réponse à leurs propres corps. Il s’agit alors de saisir dans cette corporéité la possibilité d’une porosité qui fonde les liens entre le dehors et le dedans, entre solitude et communauté. Ces liens ténus que Foucault, lisant Blanchot, qualifie d’attirance :
Etre attiré, ce n’est pas être invité par l’attrait de l’extérieur, c’est plutôt éprouver, dans le vide et le dénuement, la présence du dehors, et, lié à cette présence, le fait qu’on est irrémédiablement hors du dehors. Loin d’appeler l’infériorité à se rapprocher d’une autre, sans intimité, sans protection ni retenue (comment pourrait-il en avoir, lui qui n’a pas d’intériorité, mais se déploie à l’infini hors de toute fermeture ?) ; mais qu’à cette ouverture même il n’est pas possible d’avoir accès, car le dehors ne livre jamais son essence ; il ne peut pas s’offrir comme une présence positive – chose illuminée de l’intérieur par la certitude de sa propre existence -, mais seulement comme l’absence qui se retire au plus loin d’elle-même et se creuse dans le signe qu’elle fait pour qu’on avance vers elle, comme s’il était possible de la rejoindre. (Foucault, [1966]1994, pp. 525-526)
Au-delà de leurs différences apparentes, les deux personnages se familiarisent dans un lien établi par leurs corps dont le visage devient l’ouverture de possibilités existentielles et créatives. Dans cette rencontre utopique et nécessaire à l’existence, Robinson dévoile sa capacité à accueillir le visage de l’autre en tant qu’étranger sur lequel il détient intrinsèquement un pouvoir qui n’est pas une supériorité mais une puissance de pouvoir. Dans ce rapport complexe où le visage de l’autre l’interpelle, Robinson prend conscience de son corps et de sa puissance qui intervient entre intériorité et extériorité.
Dans ce face à face des deux personnages apparaît naturellement la possibilité du meurtre qui est paradoxalement exclue par le lien que met en place le visage en tant que transcendance de l’autre. C’est cette puissance latente mais existante que souligne Levinas lorsqu’il affirme : « l’expression que le visage introduit dans le monde ne défie pas la faiblesse de mes pouvoirs, mais mon pouvoir de pouvoir» (Levinas, 1990, p. 215). Le visage de l’autre apparaît comme le révélateur d’une puissance à être et à exister en tant que sujet puissant et pensant. C’est cette approche de la force qui est aussi présente dans la pensée de Foucault comme le résume Deleuze : « Le pouvoir d’être affecté est comme une matière de la force, et le pouvoir d’affecter est comme une fonction de la force » (Deleuze, [1986]2004, p.78).
Dès lors, face au visage en apparence impuissant de Vendredi, cela semble normal que Robinson ressente des pulsions de mort : « Depuis peu, en effet, Robinson avait des pensées qu’il n’osait s’avouer à lui-même et qui étaient autant de variations sur un même thème, la mort naturelle, accidentelle ou provoquée de Vendredi » (Tournier, [1971]2012, p. 174). Dans la rencontre de l’autre s’affirme la possibilité de le tuer tout autant qu’un sentiment supérieur de puissance lié au fait de ne pas le faire. Face à ce choix éthique qu’impulse le visage de l’autre, l’être s’accomplit pleinement en tant que sujet pensant et choisissant, capable de refouler ses désirs au profit d’un lien supérieur et poïétique. Face à cette éthique du visage qui s’écarte du temps et de l’espace du réel, l’utopie tient une place de choix dans une connectivité éthique, esthétique et artistique. Le visage de l’autre m’incite à créer plutôt qu’à détruire. Dans la faiblesse du visage qui se donne s’accomplit la puissance d’une extériorité qui fonde mon existence tout autant que sa transmission. Autrement dit, en rencontrant Vendredi, Robinson fait l’expérience d’exister vraiment :
Exister, qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire être dehors, sistere ex. Ce qui est à l’extérieur existe. Ce qui est à l’intérieur n’existe pas. Mes idées, mes images, mes rêves n’existent pas. Si Speranza n’est qu’une sensation ou un faisceau de sensations, elle n’existe pas. Et moi-même je n’existe qu’en m’évadant de moi-même vers autrui. (ibid., p. 129).
Cette existence profonde et vraie dont parle Tournier est celle d’un Robinson ayant pris conscience de sa solitude en tant qu’entité formative mais aussi du besoin d’autrui dans un acte de langage et de dialogue qui relève de la créativité tout autant qu’une manière d’appréhender le monde, de l’architecturer et de l’habiter. Avec l’empathie nécessaire qui se dégage de la rencontre s’érige un bâti solide, pérenne et éthique au sein duquel l’être peut pleinement se tenir et trouver sa propre place.
Marina & Ulay
Robinson, dans sa rencontre nécessaire, empathique et éthique, nous permet de revendiquer la rencontre en tant qu’espace et temporalité où se met en branle une certaine puissance de création. En effet, dans cette surprenante et imprévisible rencontre se passe quelque chose là où il ne se passait rien. C’est à mon sens cela, que l’artiste Marina Abramovic a voulu découvrir et montrer lors de l’une de ses fameuses performances. Au Printemps 2010, au Museum of Modern Art de New York, l’artiste d’origine serbe propose pendant trois mois à des étrangers de venir s’asseoir, le temps qu’ils le désirent, en face d’elle, dans un face à face intime et percutant. Assise sur une chaise en bois, l’artiste reçoit ainsi en miroir quelques 100 000 personnes venues pour croiser quelques instants silencieux son regard ouvert et pénétrant. Vêtue sobrement d’une longue robe, presque une aube religieuse, tantôt blanche, pourpre ou sombre, l’artiste réalise cette performance unique et inédite six jours par semaine à raison de huit heures par jour. Dans le cadre d’une rétrospective qui lui est consacrée, elle propose cette performance intitulée The artist is present et donne dans l’atrium du musée une œuvre poétique et silencieuse qui questionne l’empathie dans la rencontre d’un face à face muet où deux visages se regardent et s’investissent mutuellement. Assis sur deux chaises séparées par une petite table centrale[2], le couple de cette performance forme une entité unique et symbiotique où les visages dialoguent laissant place à une incommensurable possibilité de sentiments, de réactions, d’effets et d’expériences.
À travers cette œuvre, Abramovic confirme et illustre la philosophie de Levinas pour qui « le visage est présent dans son refus d’être contenu » (Levinas, 1990, p. 211). De ce face à face poétique et poïétique émane une infinité d’échanges, de connexions et de liens qui outrepasse le réel dans un espace et un lieu qui n’ont plus vraiment d’emprise concrète et mesurable. Durant plus de 736 heures, au cours de ces trois mois de performance, l’artiste voit défiler devant ses yeux, face à son regard, une multitude d’inconnus, d’étrangers qui marquent une expérimentation artistique de l’extériorité en tant que lien vers l’autre. Sans se toucher, à la fois proches et lointains, ces deux visages se regardent dans un respect mutuel au sein duquel l’artiste offre son regard en tant que créateur et penseur. Dans cette performance mutuelle et interactive, au sein de cette temporalité où il ne se passe rien apparemment, se trame néanmoins l’affirmation de l’altérité en tant que découverte et investissement de l’autre qui m’interpelle et me répond en silence. Dans ce lien de réciprocité mis en exergue à travers le dispositif de l’exposition dans le musée, « le visage qui me regarde m’affirme » (Levinas, 1991, p.45). Pour l’artiste, il ne s’agit pas de passer le temps patiemment mais d’expérimenter éthiquement et corporellement l’affirmation d’une rencontre qui se tient dans une rupture critique du temps et de l’espace du réel. Avec cette œuvre, le temps et l’espace s’écartent du réel pour laisser place à l’utopie et à la poésie d’un instant de kairos où la rencontre prend sens et fait œuvre. L’art conjugue cet instant dans l’infini de la contemporanéité qui convoque tout autant l’universel que l’individuel. C’est dans cette rupture au monde permise par l’art que l’utopie se montre et s’affirme dans une rencontre emplie d’un certain pouvoir, d’une puissance de la pensée. C’est en cela que la réflexion de Levinas nous permet de saisir cette rencontre comme le détaille Abensour :
Emmanuel Levinas invite à penser l’utopie sous le signe de la rencontre, de la relation à l’autre comme tel, dans son unicité d’incomparable. Ainsi arrache-t-il l’utopie à l’ordre du savoir et à ses effets de pouvoir pour l’assigner à l’ordre de la socialité, mieux, de la proximité, afin qu’elle assume pleinement ce qu’elle est, une pensée, une forme de pensée "autrement que savoir". (Abensour, [2000]2016, p. 14)
Loin d’un savoir absolu ou d’une science définissable, l’œuvre d’Abramovic nous invite à penser la rencontre comme une fraternité, comme un partage où chaque partie influence, communique et accueille l’autre dans une éthique de l’empathie et du respect. La rencontre demeure ainsi un cheminement de pensée plutôt qu’un système anticipé et contrôlé. Dès lors, l’artiste accepte l’imprévu et l’accidentel comme une possibilité de son projet qui - ce fut le cas lors de la performance[3] - lui échappe en partie voire totalement. Pareillement, l’artiste redoutait lors de sa conception du projet que personne à New York, ville hyperactive où s’entrecroisent les solitudes, ne viennent s’asseoir au MoMa pour venir lui faire face. La réalité lui prouva le contraire avec des files d’attentes immenses qui se pressent au musée afin de déconnecter justement de cette ville arachnéenne, afin de stopper la course du temps et de se plonger pleinement dans une expérience insaisissable et incontrôlable de la rencontre. Il s’agit ainsi d’une pause, d’une césure, qui intervient comme un commencement nouveau, comme un départ inédit vers l’inattendu et l’étranger. Ainsi se fonde la naissance du projet créatif en tant qu’ailleurs, que non-lieu vers lequel tendre alors :
Entendons que cet arrêt de la dialectique, pour autant qu’il soit rupture, arrachement, qu’il soit sauvetage, est utopie au sens d’un surgissement du Nouveau, davantage même, de l’advenue d’une altérité radicale. Comme si cette immobilisation de la dialectique donnait soudain libre cours à l’évasion que la pensée réaliste reproche si pesamment à l’utopie, à la sortie, à la catégorie de sortie, le non-lieu de l’utopie creusant tout à coup la possibilité d’un autre lieu. (Abensour, [2000]2016, p. 88)
C’est dans cette rencontre radicale de l’altérité, sans attente et sans stéréotype, que Marina Abramovic place son œuvre. Son rapport empathique, son partage éthique, demeure dans une ouverture inattendue et incontrôlée des possibles. Avec cette performance, elle nous dirige vers un ailleurs inconnu où la rencontre de l’autre donne sens à mon existence en tant que corps articulant dedans et dehors. L’expérience de l’altérité crée un nouveau rapport au monde qui permet alors de l’habiter utopiquement et poétiquement. Il s’agit d’une altérité qui me répond et me déplace dans un ailleurs nécessairement créatif et poïétique. Éloignés du narcissisme qui nous guette parfois, l’autre nous donne à la fois l’expérimentation d’une solitude dans son absence mais aussi d’une altérité qui relie dans sa présence. Comme le rappelle Geneviève Fraisse, « sans pensée sur l’autre, sans réflexion sur l’altérité, le corps reste pris dans son miroir » (Fraisse, 2012, p. 283). Loin de ce miroir imperméable et stérile, l’autre en tant qu’autre implique un glissement qui se dit en dialogue, muet chez Abramovic, mais parfois plus bavard et sonore.
En effet, dans cette disposition particulière du face-à-face avec l’autre, apparaît le pouvoir de tuer tout autant que l’éthique possibilité supérieure de ne pas le faire au profit d’un échange créateur et poétique. C’est cette émergence de la pensée et du dialogue que voit Levinas dans la connexion à l’autre en tant qu’extériorité, pour lui, « être en relation avec autrui face à face – c’est ne pas pouvoir tuer. C’est aussi la situation du discours » (Levinas, 1991, p. 21). Dans la situation apaisée qu’implique l’éthique du visage, Levinas voit tout autant la supériorité du choix pensant et réflexif que celle du langage qui accentue le système d’échange mais aussi le respect de l’autre qui intervient comme questionnement et comme réponse. Levinas va plus loin encore en stipulant que cette communication est directement et intrinsèquement induite dans la rencontre d’autrui. Entre humains qui se dévisagent et échangent se joue la possible existence d’une utopie qui s’espace et se temporise dans une dimension échappant au réel dans la surprise de la rencontre qui n’a de cesse de se dire, « l’homme est le seul être que je ne peux rencontrer sans lui exprimer cette rencontre même » (ibid., p. 18). La rencontre se dit tout autant qu’elle s’effectue en acte et en puissance. Puissance impliquant le réel dans un dépassement du monde qui consiste à l’habiter ensemble autrement, ailleurs, dans une temporalité différente où les temps se conjuguent pour ne faire qu’unité des multiples. Le lien qui m’unit à l’autre prend naissance au sein du monde réel dont il s’écarte ensuite au profit de l’échange supérieur qui s’élève : « La relation avec autrui ne se produit pas en dehors du monde, mais met le monde possédé en question. La relation avec autrui, la transcendance, consiste à dire le monde à Autrui » (Levinas, 1990, p. 189). Dans cette diction du monde s’espace l’utopie qui consiste à envisager l’inenvisageable et à dire l’indicible lieu de nulle part. En cela, la relation à autrui est inquiétude, elle agite, interpelle et critique le réel disposé et ses attentes. Ainsi par exemple le dialogue est la forme entreprise par More tout autant que Platon qui, dans des styles certes différents, usent de la relation à autrui pour faire évoluer le discours, le récit mais aussi afin d’envisager un accès vers ce qui semblait inaccessible : l’Utopie chez More, les Idées chez Platon. Le langage qui dit le monde utopique est alors fait d’échanges, de rencontres et d’altérités qui se transcendent et se remettent sans cesse en question n’admettant aucune vérité comme absolue. Dans ce questionnement permanent de l’altérité se trame une approche de l’existence en tant qu’être en-dehors, nulle part et ailleurs à la fois. En étant ici et maintenant avec l’autre, je suis mis à l’épreuve de l’existence qui outrepasse le réel dans un temps et un espace incommensurables et insaisissables. Le lieu et la montre sont niés dans ce voyage avec l’autre qui me transporte.
Des inconnus & moi
Je voudrais finalement retranscrire, à la première personne, une expérience artistique et une rencontre inopinée vécues fin novembre 2016 au Palais de Tokyo. En fin d’après-midi, je pénètre dans le musée, sans savoir réellement ce que je vais y découvrir. Une fois la porte d’entrée passée, un immense rideau de perles bleues traverse l’immense hall du lieu et devant lui, une jeune femme me demande ce qu’est l’énigme. Après une certaine surprise vient une brève conversation où je lui expose l’énigme du Sphinx faite à Œdipe. En guise de réponse, elle tire une partie du rideau et m’indique ainsi le passage vers le fond du hall. Là, un gardien en costume m’indique un peu d’attente et me demande de patienter ; de fait, je m’assois sur les marches et regarde les gens autour de moi qui attendent aussi. Au bout d’un long moment, un enfant d’environ sept ans vient me saluer, me tend la main pour m’aider à me lever des marches et m’emmène avec lui vers le fond du musée. En chemin, le petit garçon me regarde droit dans les yeux, stoppe notre marche et, avec motivation, me demande avec insistance : « Pour toi, c’est quoi le progrès ? ». Surpris, nous reprenons notre marche et je tente timidement de répondre à l’enfant une définition qui me semble objective en évoquant l’évolution et le changement permanent. L’enfant poursuit mes propos par des questions et nous engageons un véritable dialogue tout en marchant à travers le Palais de Tokyo, vide. Je me retourne et l’enfant s’est éloigné me laissant seul, du moins je le crois.
En effet, tout de suite, un étudiant aux cheveux longs vient me faire face pour me demander lui aussi ce qu’est le progrès. À l’issue de sa question, il me montre le chemin et nous marchons dans une immense pièce blanche. Assez discret de tempérament, mes réponses sont concises mais il commence à m’expliquer qu’il est étudiant en art à Paris, je décide alors de me livrer davantage – l’expérience est trop tentante - et lui explique que moi aussi j’ai fait des études d’arts plastiques et que je suis aujourd’hui professeur en collège. Nous discutons de cela encore un moment puis il m’emmène vers une femme d’une cinquantaine d’années qui commence à me raconter son propre parcours scolaire et professionnel, un parcours très varié et marqué par les changements. De plus en plus à l’aise, nous comparons nos attentes d’enfants, celles de nos parents, et au final, la réalité du présent. Nous marchons toujours à travers l’espace déployé par les salles mais mon attention ne remarque quasiment pas le vide tellement je suis pris dans l’expérience du dialogue qui se tisse peu à peu d’une manière de plus en plus attrayante et distrayante. Elle pointe l’appareil photo que je porte autour du cou et me propose de m’arrêter un instant pour prendre une photo à travers la fenêtre que je n’avais même pas remarquée car on y perçoit la Tour Eiffel. Le temps de prendre la photo, mon interlocutrice a disparu et une dame plutôt âgée entreprend une nouvelle conversation.
Je comprends alors progressivement que cet enchainement de dialogues est effectivement l’œuvre et ma surprise est immense face à cette sorte de performance marchée et dialoguée inattendue. Avec cette dame, nous échangeons encore et je me décide à lui poser des questions quant à l’organisation de cette œuvre gigantesque et insaisissable que je suis en train de découvrir, de vivre, tout en marchant. Nous parlons alors des enfants qui initient le parcours, de mon métier de professeur, de l’artiste et de l’organisation pragmatique de l’œuvre. Pendant cette dernière rencontre, la dame et moi descendons de grands escaliers et elle m’ouvre une porte vitrée en me saluant. Je me retrouve alors à l’étage inférieur du musée que je reconnais alors, des gens marchent et boivent des cafés dans un coin de bar. Je remonte vers la sortie, observe le rideau bleu où un jeune homme interroge de nouveaux arrivants sur la notion d’énigme. Je sors du Palais de Tokyo, la nuit est tombée, il fait froid et en marchant jusqu’à la station de métro, je souris. J’observe scrupuleusement la rue et les gens tout autour de moi, mon corps est éveillé, ma tête en ébullition, un millier de questions s’interposent, je repense l’œuvre à reculons, tente de comprendre. Je souris encore.
Si j’ai décidé d’expliciter cette œuvre à la première personne c’est parce qu’il s’agit avant toute chose, d’un voyage, d’une expérience personnelle, intime, individuelle où l’autre en tant qu’altérité inattendue m’apparaît comme une surprenante rencontre, là où l’on ne l’attendait pas. Cette œuvre imaginée et fomentée par Tino Sehgal est indéfinissable mais nous serions tentés de la qualifier d’interaction sociale artistique, spatiale et temporelle. This Progress – c’est le titre donné à cette œuvre - est en effet une découverte inclassable qui se raconte plutôt qu’elle se décrit ou s’explique. Il s’agit tout d’abord d’une surprise qui nous entreprend là où nous ne l’attendions pas, sorte de chorégraphie parlée et improvisée. Dans ce détachement provisoire du temps et de l’espace du réel s’effectue la rencontre de l’autre qui s’impose par son visage mais aussi dans un dialogue qui attend ma réponse tout autant que mes questionnements. C’est à un voyage spatial, temporel et architectural que nous invite Sehgal pointant du doigt le dialogue comme motif de représentation et de transmission. Cette œuvre relève de l’empathie justement dans ce moment privilégié et opportun où le réel se met en retrait pour faire place à une dimension esthétique qui l’outrepasse. Entre moi et l’autre s’effectue ce voyage utopique, cette habitation nomade et provisoire d’un monde nouveau que l’autre m’amène à découvrir, par son unique présence, là, en face de moi. Ainsi, comme le propose Levinas, « comme manifestation d’une raison, le langage éveille en moi et en autrui ce qui nous est commun. Mais il suppose, dans son intention d’exprimer, notre altérité et notre dualité » (Levinas, 1990, p. 36). Entre l’un et le multiple, entre intériorité et altérité, l’œuvre de Sehgal instaure un langage pour dire le monde afin de l’habiter à la fois seul et avec l’autre. Dans ce cheminement à travers le Palais de Tokyo, je suis placé dans la posture du voyageur qui alterne solitude et altérité dans une harmonisation que le dialogue et le langage viennent questionner et inquiéter.
Cette mise en scène artistique imaginée par l’artiste, qui est aussi chorégraphe, devient une suspension du temps et de l’espace où s’architecture un dialogue en tant qu’échange et compréhension. Le visiteur est placé dans cette position du dialogue que Nietzsche perçoit comme un échange mutuel et réciproque : « L’un cherche un accoucheur pour ses pensées, l’autre, quelqu’un qu’il puisse aider : voilà comment naît un bon dialogue » (Nietzsche, 2000, p. 130). À travers le visage de l’autre qui m’appelle et rejoue mon propre visage qui se donne, j’expérimente par le dialogue la puissance de l’autre comme un ailleurs inaccessible mais perceptible, nulle part et partout à la fois. L’autre intervient dans ma propre prise de conscience d’exister et induit ma possibilité d’appréhender poétiquement l’espace et le temps, c’est-à-dire vers un nulle part inconnu qui m’attire et m’accueille. Pour Levinas toujours, « c’est seulement en abordant Autrui que j’assiste à moi-même » (Levinas, 1990, p. 194), c’est justement cet accès à moi-même qu’offre Sehgal dans cette expérience contemporaine qui m’emporte avec elle loin du quotidien dans un décalage, un écart poétique et poïétique. Au sein de cette création, parler devient la concrétisation de possibilités utopiques où la parole et le récit deviennent projections et progression vers l’ailleurs.
Entre l’un et le multiple, entre le même et le différent, la rencontre nous apprend à conjuguer le partage comme la possibilité d’habiter ensemble un monde nouveau, différent, meilleur. Du moi vers l’autre, et inversement, se dresse peu à peu un monde qui découle du dialogue qui fonde mon monde utopique : « Le langage est universel parce qu’il est passage même de l’individuel au général […]. Parler c’est rendre le monde commun, créer des lieux communs » (ibid., p. 74). Et dans cette communauté rassemblée vers un ailleurs partagé se dresse l’architecture comme accueil des possibles et agencement des espaces nouveaux. La rencontre conçue par l’œil artistique de Sehgal inquiète l’architecture de l’espace, du Palais de Tokyo, dans un reconditionnement des espaces et des temporalités. Il s’agit, avec l’autre, d’être capable de sortir de soi, au sein d’un voyage loin des attentes et des stéréotypes où l’architecture se relance perpétuellement comme nouvel accueil des possibilités. Dans l’étrangeté de la surprise qui relève de l’inconnu et de l’inattendu se trame la familiarité rassurante d’un autre qui me fait face, qui se tient debout devant moi, dans un dialogue qui architecture un monde nouveau. Cette œuvre propose un rythme inédit qui est un ensemble de battements articulés entre moi et l’autre qui sommes en communication, en empathie. Et communiquer, comme le propose Anzieu, « c’est d’abord entrer en résonnance, vibrer en harmonie avec l’autre » (Anzieu, 1995, p. 51). Dans cette harmonie avec l’autre s’épanouit la possibilité d’exister à savoir sortir de moi afin de mieux y retourner par la suite. Face à l’autre, je me construis moi-même tout autant que je bâtis ma possibilité d’habiter poétiquement le monde. La parole de l’autre m’habille de sa puissance, « la parole de l’autre, si elle est opportune, vivante et vraie, permet au destinataire de reconstituer son enveloppe psychique contenante, et elle le permet dans la mesure où les mots entendus tissent une peau symbolique » (ibid., p.233). Ainsi l’œuvre de Sehgal, l’expérience artistique et communicative, renforce ma corporéité au sein d’un voyage initiatique et poïétique où le temps et l’espace du réel s’oublient et se retirent. Une fois sorti dans la rue, une fois l’œuvre quittée physiquement mais conservée psychiquement, une phrase de Maldiney vient en écho : « Ni lieu ni temps. L’espace occupe tous les lieux. L’espace annule tous les lieux. Il n’y a plus de place dans l’espace que pour l’espace » (Maldiney, 2013, p. 38). Cet espace décrit par Maldiney est celui déployé par l’œuvre qui oublie l’architecture du lieu pour se focaliser vers une nouvelle architecture de l’espace mais aussi du temps. Cette œuvre comme relance du voyage utopique déploie un ensemble incommensurable de cheminements, de pistes, de jeux sur lesquels l’acte de la rencontre nous dirige en toute indépendance. Il s’agit bel et bien d’un moment poïétique, maïeutique, où la création d’un langage inédit se met en place et s’interpose. L’œuvre apparaît alors comme un support, un élan de diction et de monstration de ce qu’est l’indéfinissable rencontre, sa puissance empathique et poétique.
En se donnant dans l’ouverture empathique de la rencontre, mon corps, mon visage, fait face à l’autre qui se tient debout dans un dialogue de langages et de formes qui prend vie et se tient en stature. Entre intime et extime, proche et lointain, se situe l’empathie qui se place au creux de cette articulation que permet et impulse l’éthique. Dans ce système en rythme de va-et-vient réciproque, l’autre s’impose, dispose et propose. Le dialogue apparaît alors, qu’il soit muet ou fracassant, et instille un respect mutuel où l’autre s’approche tout autant qu’il s’éloigne. L’empathie s’affirme alors paradoxalement dans un lien tantôt tendu, tantôt distendu, au sein duquel l’altérité naît, se dit et persiste. C’est aussi ce que nous rappelle Heidegger pour qui, « se détourner de quelqu’un, c’est s’être d’abord tourné vers lui » (Heidegger, 1976, p.156). En quête d’un espace et d’un temps presque utopiques, face à cette altérité inconnue et souvent inquiétante, le sujet humain exerce la surprise d’exister face à l’autre qui est à la fois différence pure et identité intime : « Les gens, en effet, trouvent leur suprême plaisir à ce qui leur est suprêmement étranger » (Erasme, 1971, p. 19). Dans le désir de l’autre en tant qu’autre se place un accès au bonheur comme valeur intrinsèque de l’éthique. Pour conclure cette approche de l’empathie, entre rupture et transition, nous voulions citer Bataille qui voit dans l’expérience intérieure une ouverture tendue vers l’autre et le monde :
Je suis ouvert, brèche béante, à l’intelligible ciel et tout en moi se précipite, s’accorde dans un désaccord dernier, rupture de tout possible, baiser violent, rapt, perte dans l’entière absence du possible, dans la nuit opaque et morte, toutefois lumière, non moins inconnaissable, aveuglante, que le fond du cœur. (Bataille, [1943]1954, p. 74)
Ouvert est ainsi le visiteur engagé dans l’œuvre de Sehgal qui s’accomplit dans une expérience où l’éthique rencontre l’esthétique dans un jeu que l’art déploie et déplie.
Bibliographie
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— 1987, Humanisme de l’autre homme, Paris, Libraire générale française.
— 1991, Entre nous : Essais sur le penser-à-l’autre, Paris, Grasset.
— 1990, Totalité et infini : Essai sur l’extériorité, Paris, Librairie générale française.
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— 2013, In media vita ; suivi de La dernière porte, Paris, éditions du Cerf.
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— 2000, Par-delà bien et mal, Paris, Flammarion.
Tournier Michel, [1971] 2012, Vendredi ou La vie sauvage : D’après « Vendredi ou Les limbes du Pacifique », Paris, Gallimard jeunesse.
— 1972, Vendredi ou les limbes du Pacifique, Paris, Gallimard.
[1] Matthieu FOUNEAU, Docteur en Architecture, LIFAM - École Nationale Supérieure d'Architecture de Montpellier ENSAM, email de contact: m.founeau@yahoo.fr
[2] Au bout d’un mois, Abramovic décide d’ôter la table du dispositif car elle revêt selon elle un rempart entre les deux participants. Ce geste est révélateur d’une démarche plastique et philosophique dans sa capacité permanente à remettre en cause et questionner l’efficacité artistique de l’agencement spatial.
[3] Parmi les visiteurs se glisse inopinément Ulay (son compagnon amoureux et artistique pendant une grande partie de sa carrière jusqu’à leur séparation en 1988) qu’elle n’a pas vu depuis plus de vingt ans. L’artiste d’ordinaire stoïque et impassible fond alors littéralement en larmes.