Rôle et évolution de l’empathie dans l’œuvre de Caravage
Dimitri Stauss[1]
Introduction
Définition de l’empathie : de la terminologie aux sens
Lorsque l’on commence à s’intéresser au sujet de l’empathie, de nombreuses occurrences apparaissent : compassion, pitié, pathos, miséricorde, charité, bienveillance, sollicitude, compréhension, altruisme. Aussi, il nous semble essentiel de préciser les termes que nous allons employer dans cet article. Nous n’aurons pas ici la prétention de poser des définitions exhaustives car nous savons que celles-ci peuvent varier légèrement d’un spécialiste à un autre, qu’il soit philosophe, neurologue, psychothérapeute ou autre. Nous ne saurions nous substituer à leurs définitions car chacun a son domaine de compétence, nous entendons juste ici délimiter les contours de notre réflexion de manière à ce que nos propos reposent sur des bases claires. La définition d’Olga Klimecki de l’Université de Genève, mais actuellement à la Technische Universität de Dresde, semble éclairer à la fois la notion de l’empathie et celle de la compassion : « Alors que l’empathie fonctionne comme un simple miroir des émotions d’autrui, la compassion implique un sentiment de bienveillance, avec la volonté d’aider la personne qui souffre […]. L’empathie initiale est nécessaire pour être touché. Mais ensuite il faut de la compassion pour se protéger des émotions négatives générées par l’empathie. » (Klimecki, 2014, p. 3). Pour résumer, l’empathie est donc la capacité à ressentir et même à épouser le sentiment de détresse d’autrui et la compassion semble faire intervenir la recherche d’un moyen pour résoudre la ou les causes de cette détresse et pour trouver une solution adaptée. La réponse apportée par la compassion peut être physique mais elle peut aussi être spirituelle, elle peut même revêtir un caractère religieux, à ce moment-là on pourra éventuellement parler de miséricorde ou de commisération. Ces derniers mots renvoient à l’idée de pardon divin ou inspiré par le divin, envers un vaincu ou un coupable, il peut s’agir également d’une extrême bienveillance en concordance avec les préceptes d’une religion. La pitié, quant à elle, peut présenter deux nuances : d’une part elle peut définir un sentiment proche de l’empathie mais plutôt envers une personne faible ou fragile. D’autre part, elle peut quasiment aller jusqu’à une forme de mépris ou de dédain. Quoiqu’il en soit la pitié est liée à une idée de supériorité de celui qui regarde et qui peut choisir, ou pas, d’intervenir. Tous ces termes sont proches les uns des autres mais avec des valeurs nuancées, nous ne manquerons pas lors de notre exposé d’apporter des précisions sur les mots évoqués ci-dessus en fonction des contextes étudiés.
De l’expression de la complexité de l’empathie en peinture
Nous allons voir s’il est concevable que la peinture puisse se poser comme moyen d’expression émotionelle. En effet, comment une surface inerte, figée, un objet, serait capable de véhiculer une quelconque émotion. C’est là tout le paradoxe de la « Silencieuse puissance qui ne parle qu’aux yeux, et qui gagne et s’empare de toutes les facultés de l’âme ! » (Delacroix, 1893, p. 113), c’est ici-même un nœud problématique primordial. La peinture communique, parle, montre, s’exprime en silence, mais elle va encore plus loin, comme le disait Hubert Damisch : « La peinture ne montre pas seulement, elle pense. » (Damisch, 1972, p.127). Oui elle pense. Au même titre qu’un livre, un traité ou un essai, elle pense, dans le sens où elle est le produit d’une réflexion profonde et affinée mais aussi dans le sens où elle ouvre vers de nouvelles réflexions – n’y a-t-il pas des centaines d’interprétations pour la Joconde, la Tempête de Giorgione ou encore le Printemps de Botticelli ? Chacun de nous, avec son expérience, ses références, son ressenti, ses fantasmes, perçoit de manière différente les œuvres d’art. Ainsi, chacune avec ses caractéristiques, ces œuvres nous parlent, nous envoutent, nous emportent par l’intermédiaire de leur cadre, corniche, châssis ou pigments ; n’est-ce pas là la preuve que la peinture peut transmettre des sentiments comme l’empathie ? Mais alors, sous quelle forme ce sentiment se manifeste-t-il dans les tableaux ? Est-il présent dans les gestes, les regards, les lignes de forces, les éclairages, les dynamiques ? Ce qui est certain c’est qu’il peut concerner plusieurs personnes : du peintre vers le sujet qu’il représente, entre les personnages du tableau ou encore des personnages du tableau vers le spectateur.
Caravage : peintre de passions et de sentiments – un cas d’étude idéal
Dans le contexte pictural que nous évoquons plus haut, il est un peintre dont le parcours émotionnel a été très révélateur à la fois des mécanismes mais aussi de l’intensité des sentiments, il s’agit de Caravage. Michelangelo Merisi de son vrai nom, né en 1571 à Milan, s’est illustré dans l’histoire de l’art de manière significative. Son influence sur ses contemporains fut telle qu’aujourd’hui encore, on continue à l’imiter, à s’en inspirer, à l’étudier et ce de manière encore plus évidente depuis 1951 et l’exposition dirigée par Roberto Longhi. Il fait partie des grands maîtres qui ont marqué l’évolution tant technique que thématique et qui proposent un complément personnel et indéfinissable dans leurs œuvres. Peut-être justement un rapport particulier à l’empathie. Caravage fut l'un des premiers artistes à proposer une peinture aussi proche de son vécu quotidien, et il fut sûrement celui qui plaça la composante populaire et humaine le plus en avant. Cependant, l’homme évolue et son art avec lui, nous allons voir dans quelle mesure l’empathie apparaît dans ses toiles, se développe, change, se transforme pour parvenir vers la fin de sa vie à un puissant paroxysme. En effet, ses dernières toiles n'ont plus grand-chose à voir avec les œuvres de jeunesse, à son arrivée à Rome vers 1592. La vie de Caravage change de manière radicale et ce, plusieurs fois : quand il arrive dans la capitale, après 1600 quand il devient un peintre réputé et couru, en 1606 l’année du meurtre de Tommassoni et de la fuite ou enfin après son départ de Malte en 1609.
Ainsi notre étude se centre sur lui car la richesse, non seulement d’expression du sentiment mais aussi son évolution, sont uniques et ont sans aucun doute contribué à façonner la gloire de l’artiste. Nous trouvons ici une ouverture idéale pour étudier les formes de l’empathie et des sentiments connexes dans l’art pictural.
Nous allons donc décrire, caractériser, définir et analyser les apparitions de l’empathie d’une manière chronologique pour pouvoir prendre toute la mesure du sentiment et de son évolution et ce, même si pour des raisons techniques évidentes, nous ne pourrons pas traiter tous les tableaux.
Les premières années après l’arrivée à Rome – L’accès à la notoriété et l’orgueil
Pour bien saisir l’importance de l’empathie chez Caravage il faut établir sa présence et sa représentation dans ses premières œuvres. S’agit-il d’un peintre déjà orienté vers ce sentiment dès ses œuvres de jeunesse ou en est-il autrement ? Pour le comprendre nous allons prendre quelques exemples concrets. Il nous faut donc chercher des œuvres dans lesquelles la tristesse, la douleur ou la peine sont présentes. Un des exemples parmi les plus évidents est celui du Garçon mordu par un lézard dont nous connaissons aujourd’hui deux versions, l’une se trouvant à la National Gallery de Londres et l’autre à la Fondation Longhi à Florence.
Figure 1 - Garçon mordu par un lézard (1594)
Le tableau qui date de 1594 représente un jeune homme aux généreuses boucles brunes, vêtu d’une chemise blanche (un sous-vêtement typique de l’époque) sur laquelle est nouée en travers de la poitrine une sorte de toge brunâtre. Le jeune homme a les sourcils froncés et le corps est en retrait, son épaule droite est en train de se relever comme pour se protéger alors que sa main gauche se soulève brusquement. La première chose que nous voyons est donc bien le visage, avec cet air mêlant à la fois stupeur et douleur. Ce n’est qu’en observant en détail le tableau que nous découvrons le lézard qui lui mord le majeur de la main droite alors que le garçon voulait juste saisir des cerises. Le rictus du jeune homme pourrait nous inciter à ressentir de l’empathie, mais le sentiment dégagé ici se rapproche plutôt de la compassion car il apparaît presque perdu et sans défense devant cet insignifiant lézard fermement agrippé à son doigt, ce qui rend la scène presque grotesque. Caravage, même s’il l’a rendu célèbre, n’a pas inventé ce motif. On le retrouve dans la peinture lombarde : chez Sofonisba Anguissola en 1554 lorsqu’elle représente dans un dessin son frère Asdrubale, encore jeune enfant, qui se fait pincer le doigt par l'écrevisse toujours vigoureuse qui était restée cachée dans un panier de crustacés, le tout avec sa sœur juste à côté qui rit et se moque presque de l’infortune de l’enfant. On retrouve à nouveau le motif chez Vincenzo Campi avec ses Mangeurs de haricots de 1578 où l’on voit un bébé se faire griffer par un chat alors qu’un solide campagnard, en train de l’imiter, se moque de lui, juste à côté de la propre mère hilare. Le Garçon mordu par un lézard de Caravage n’a donc pas vocation à déclencher l’empathie car c’est bien la recherche technique de la capture de l’instant qui intéresse le peintre.
Nous venons d’évoquer la moquerie de la sœur d’Asdrubale face à la douleur de son frère, nous retrouvons aussi cette moquerie là où Caravage aurait pu faire émerger de l’empathie de la part du spectateur face aux personnages représentés. Deux tableaux de la première période se détachent de l’ensemble : il s’agit de la Diseuse de bonne aventure et des Tricheurs, qui datent tous deux de 1596-1597. Dans les deux cas, un jeune bourgeois richement vêtu se fait escroquer par des gens de la rue qui trichent et qui mentent. Dans la Diseuse de bonne aventure, Caravage met en scène un jeune homme noble (puisqu’il porte l’épée) complètement subjugué par le regard envoûtant d’une jeune tsigane qui lui lit les lignes de la main.
Figure 2 - Diseuse de bonne aventure (1596-97)
Celle-ci use de sensualité en détournant également son attention par le toucher, puisque de son pouce gauche, elle caresse une partie de la main qui s’appelle le « mont de Vénus ». Si on se limitait à cette description la scène pourrait être des plus délicates et sensuelles, mais lorsqu’on regarde mieux, on s’aperçoit que la jeune femme est en train de faire glisser l’anneau d’or du jeune homme pour le lui voler. Mais même lorsqu’on voit ce détail on ne peut s’empêcher de prendre le parti de la gitane qui se retrouve obligée de voler pour survivre alors que le jeune garçon, encore inexpérimenté et surprotégé par sa position sociale, apparaît comme puni pour sa prétention et sa candeur, qui l’avaient poussé à surestimer son pouvoir de séduction auprès de la jeune fille. Francesca Cappelletti nous dit d’ailleurs qu’il s’agit « des affects que l’artiste […] sait traiter avec subtilité, comme on le voit dans sa façon de rendre la "fourberie" souriante de la jeune bohémienne, et la naïveté béate du jeune homme » (Cappelletti, 2008, p. 114)
Dans les Tricheurs, un autre jeune noble se trouve au milieu d’une intrigue qui implique les deux complices que l’on voit, l’un qui joue aux cartes, l’autre qui lui fait des signes pour indiquer le jeu du jeune homme :
La gestuelle et la grimace du tricheur paraissent excessives, elles font de lui un personnage digne de la commedia dell’arte, presque une caricature. Les gants troués accentuent l’aspect picaresque de l’homme, qui semble quelque peu préoccupé ; en levant les trois doigts de la main droite, il indique clairement à son complice que le jeune ingénu a un jeu potentiellement gagnant, un brelan. (Zuffi, 2016, p. 191)
Figure 3 - les Tricheurs (1596-97)
Dans ces deux tableaux, même si les deux nobles sont escroqués, la réaction du spectateur est plus de l’ordre de la moquerie que de celle de l’empathie. En effet, nous devons nous rappeler que ces toiles étaient présentées chez le cardinal del Monte et les ecclésiastiques, les nobles ou les banquiers qui côtoyaient sa cour ne pouvaient manquer de s’amuser de ces épisodes que la plupart avait vécu de près ou de loin ; cela devait sûrement les inviter à la taquinerie les uns envers les autres.
Ainsi l’empathie semble ne pas exister dans les œuvres de jeunesse ? N’y a-t-il aucun tableau qui puisse apporter une quelconque réaction face aux malheurs représentés ? Intéressons-nous à une toile qui a marqué les esprits à l’époque, le Judith et Holopherne, peint en 1598, alors que Caravage se trouve employé par le cardinal del Monte à Palazzo Madama.
Figure 4 - Judith et Holopherne (1598)
Dans cette toile nous voyons sur la droite une vieille servante qui, sûrement par impatience, étire son cou pour mieux voir ce qu’il se passe. Elle tend son tablier ou tient le sac dans lequel la tête du général Holopherne va être ramenée à Béthulie. Juste à côté d’elle se trouve Judith qui est en train de procéder à la décollation du général assyrien, lequel se réveille instantanément au moment où la lame lui coupe la carotide, laissant jaillir une giclée de sang qui vient maculer la draperie blanche du lit. Un rideau rouge et sombre occupe le quart supérieur gauche du tableau. On pourrait se dire qu’a priori rien dans ce tableau ne devrait laisser de place à l’empathie mais plutôt à la vengeance et à la hargne : un général barbare qui utilise la violence pour soumettre un peuple, une jeune fille qui, avec l’aide de Dieu, vient sauver sa ville et une servante avide qui n’en peut plus d’attendre la tête coupée. Et pourtant en y regardant de plus près on découvre à la fois sur le visage, mais aussi dans la posture, une attitude assez surprenante de la part de Judith et en complète opposition avec les yeux écarquillés de la vieille, les muscles hypercontractés, les poings serrés et la mâchoire inférieure avancée et crispée. Judith penche son corps vers l’arrière, exactement dans le sens opposé à son action, le mouvement de sa robe la dirige directement vers l’extérieur droit du cadre, et son visage est d’une grande éloquence. La bouche est très légèrement entrouverte et les lèvres sont poussées vers l’avant comme dans un sanglot, le double menton qui se dessine indique que la tête, de même que le corps, part en arrière comme pour sortir de l’action, les joues sont rosées par un afflux sanguin témoignant d’un réel et profond inconfort, les muscles du bas du cou (à la base du muscle sterno-cléido-mastoïdien) sont extrêmement tendus, enfin ses yeux sont plissés et ses sourcils froncés, comme lorsque que quelque chose nous dégoûte. Ceci peut sembler contradictoire avec le rôle de la jeune femme désignée par Dieu et pourtant nous touchons ici du doigt une thématique caravagesque qui va tendre à se développer énormément voire à devenir essentielle dans les dernières années. Le coupable (surtout s’il s’agit de violence physique) peut quand même prétendre à un peu de miséricorde voire à l’absolution complète selon les cas (comme nous le verrons plus loin avec le David et Goliath Borghese). C’est une idée chère à Caravage, lui qui s’est rendu plusieurs fois coupable de violences, d’insultes, de non-respect de la loi en vigueur, lui qui fut enfermé plusieurs fois dans la prison de Tor di Nona. Finalement, ce coupable c’est une part de lui-même et la Judith tout auréolée de grâce, de bonté, ce n’est ni plus ni moins que l’Eglise romaine qu’il courtise. Ainsi, à travers sa Judith, il invite l’Eglise à éprouver de la compassion pour le coupable, à envisager de renoncer à un châtiment irréversible et à appliquer les principes de la religion chrétienne : accorder le pardon (ce qui en pleine période post-tridentine et dans un contexte établi de Contre-Réforme ne devait pas être une mince affaire).
Dans la Judith et Holopherne deux sentiments semblent donc s’opposer : celui de la servante et celui de Judith, car « c’est […] une période où l’artiste se serait passionné pour l’étude des contrastes dramatiques violents. » (Berne Joffroy, 1999, p. 335). La première représente le côté voyeur, profiteur, agressif, acharné et avide de l’être humain, l’autre illustre la candeur (même la peau de Judith est blanche par rapport à celle de la servante, beaucoup plus teintée et tannée par le soleil), la clémence (même si c’est elle le bourreau), presque le repentir, on a l’impression qu’elle est forcée par son destin à réaliser cet acte de cruauté mais qu’une part d’elle-même se refuse à l’accomplir. Nous pouvons presque parler d’empathie ici, mais le terme de miséricorde ou de commisération semble plus adapté, en tout cas en ce qui concerne le sentiment que Judith exprime physiquement. Elle se sent coupable et en même temps salvatrice, son état d’esprit oscille entre assurance et doute, entre détermination et dégoût. Quoiqu’il en soit, le pardon lié à la miséricorde que nous évoquions plus haut, semble bien s’être invité dans cette scène où normalement il n’avait rien à faire. Ainsi, et ce pour la première fois dans un tableau de Caravage, le sentiment empathique semble timidement apparaître et nous permet d’établir une base d’étude. Rappelons qu’à cette époque le peintre s’était déjà rendu coupable de plusieurs délits dont les complications avaient été évitées par le cardinal del Monte. Il commence donc à comprendre que lui aussi peut trouver un certain profit à susciter l’empathie autour de lui.
Le Martyre de saint Matthieu dans la chapelle Contarelli en 1600 – Le premier chef-d’œuvre dont la clé est l’empathie
En 1599, par l’entremise du cardinal, Caravage obtient la commande de la décoration de la Chapelle Cointrel (Contarelli en italien) dans l’église de Saint-Louis-des-Français. Les trois tableaux doivent être terminés et installés pour le jubilé de l’année 1600. Le peintre y travaille sans relâche et change parfois radicalement ses compositions. Il va livrer en temps et en heure, la Vocation de saint Matthieu puis le Martyre de saint Matthieu et c’est ce dernier qui va lui poser le plus de problèmes car même si le contrat est clair et évoque déjà un certain pathos, il peine à trouver sa composition :
[un] long et vaste lieu, plus ou moins en forme de temple et, dans la partie supérieure, l’autel isolé, surélevé de 3,4 ou 5 marches, sur lequel saint Matthieu, en habit liturgique, célèbre la messe. Il faut qu’il soit tué par quelques soldats, et il serait plus subtil de le représenter au moment où on le tue, ayant déjà reçu quelques blessures, et qu’il soit déjà tombé ou en train de tomber, mais pas encore mort. Et dans ce temple il devrait y avoir un grand nombre d’hommes et de femmes de toute sorte, des vieux, des jeunes et des enfants, priant pour la plupart, et vêtus selon leur statut et rang de noblesse, sur des bancs, des tapis et autres mobiliers et pour la plupart effrayés par l’événement, suscitant le mépris chez certains et la compassion chez les autres. (Puglisi, 2007, p. 154)
Figure 5 - Martyre de saint Matthieu (1600)
Il reprend plusieurs fois la disposition des personnages (comme le montrent les radiographies) et opte finalement pour une représentation du saint au centre de l’image, jeté au sol avec le bourreau juste au-dessus de lui brandissant son épée, prêt à frapper une deuxième fois pour accomplir sa mission (le sang coulant discrètement sur l’aube blanche laisse penser qu’il a déjà été touché une première fois). Cette fois-ci l’intention devient plus palpable, le bourreau tient fermement la main du saint qui cherche à reprendre ses appuis prenant ainsi une pose proche de celle d’un crucifié. Autour, les réactions sont d’une variété étonnante pour un tableau de cette taille. Tout se mélange, ce qui crée un peu la même confusion que lorsque l’on regarde la Cène de Léonard de Vinci, mais comme si tout était plus nerveux, plus exacerbé, plus démesuré. En effet, nous sommes d’abord attirés par les deux ignudi du premier plan qui sont tellement détachés par rapport à l’horreur qui se déroule qu’on a l’impression qu’ils sont extérieurs au tableau. Ils s’opposent aux autres personnages qui sont totalement agités comme le jeune homme barbu complètement terrorisé qui fait face au saint et lève les mains en écartant les doigts. Dans cette œuvre l’empathie apparaît comme une clé de lecture essentielle. Rappelons encore une fois que nous sommes dans un contexte de Contre-Réforme et les artistes avaient reçu pour instruction, lors du Concile de Trente, de représenter les supplices et les tortures avec le plus de véracité, voire d’exagération possible, de manière à exacerber l’admiration et la dévotion des fidèles. C’est ce qu’exprime le cardinal Gabriele Paleotti dans son De Imaginibus sacris en 1594 :
Sentire narrare il martirio di un santo, lo zelo e la costanza di una vergine, la stessa passione di Cristo, sono cose che sicuramente ci toccano nel vivo, ma se il santo martirizzato, la vergine che soffre e il Cristo inchiodato ci vengono posti sotto gli occhi, la nostra devozione non può che aumentare e penetrare nel profondo, e chi non prova queste sensazioni è totalmente privo di sensibilità. [2] (Paleotti, [1594] 2002, p. 79)
Ainsi, développe le couple Hagen, les images doivent être marquantes et sans compromis par rapport à la cruauté des souffrances infligées :
Il ne faut pas craindre, écrivait en 1594 le cardinal Paleotti dans De Imaginibus Sacris, de peindre les supplices des chrétiens dans toute leur horreur, les roues, les grils, les chevalets, les croix. L’Eglise veut, de la sorte, glorifier le courage des martyrs mais elle veut aussi enflammer l’âme de ses fils. (Hagen Rose-Marie et Rainer, 1996, p. 88)
Il serait d’ailleurs intéressant, en travail complémentaire à celui-ci, de se concentrer sur l’explosion des représentations faisant intervenir un pathos paroxystique. Voyons donc maintenant les différents groupes de figures et leur rôle dans le déclenchement de ce véritable tourbillon de sentiments qui habite la toile.
Nous avons commencé par citer les deux jeunes hommes presque nus devant les fonts baptismaux. Dire qu’ils sont indifférents serait un euphémisme. Celui au premier plan semble se redresser pour rétablir son assise, il tourne la tête vers la scène un peu comme s’il était étonné, tandis que le deuxième garçon, juste derrière lui, est péniblement avachi, immobile et regarde l’action comme s’il était totalement blasé, on pourrait presque l’entendre soupirer. Ceci est assez incroyable car un homme, un saint, est en train d’être mis à mort à moins d’un mètre d’eux ! La fonction de ces personnages n’est pas vraiment claire dans ce tableau : s’ils allaient se faire baptiser, ils devraient être plus impliqués dans le drame et s’ils ne sont que spectateurs, pourquoi sont-ils à moitié nus ? Comment font-ils pour garder leur calme devant cette horreur ? Accompagnent-ils le bourreau ? Dans ce cas, pourquoi ne sont-ils pas eux aussi debout et dans l’action ? Ce qui est sûr, c’est qu’ils contrebalancent l’agitation des autres personnages, ils apparaissent quasiment comme des repères neutres, une sorte de degré zéro du sentiment : ils ne sont ni pour, ni contre, ni touchés, ni indifférents, ni joyeux, ni tristes, ce sont des points de repère qui se caractérisent tout de même par la plus complète impassibilité (en tout cas vu de l’extérieur).
Les autres personnages humains sont tous dans une confusion extrême, l’empathie est vécue à son paroxysme. Il n’est plus question d’une simple pitié dans laquelle ils seraient soulagés de ne pas subir le châtiment auquel ils assistent, au contraire, chacun d’eux ressent et exprime la douleur qu’il éprouve à la vue du vieil homme jeté à terre. Certains vont même jusqu’à reproduire, refléter le geste du saint comme le jeune homme à la barbiche que l’on voit presque au premier plan sur la gauche : il lève les mains et, de manière plus condensée, reproduit les bras en croix de Matthieu. Les autres, tantôt s’enfuient, tantôt observent sidérés le martyre. Le jeune enfant de chœur sur la droite (dans une citation du Martyre de saint Pierre de Vérone du Titien, autrefois dans l’église San Zanipolo de Venise) pousse un cri qui déchire le silence de la chapelle et contribue à transporter l’émotion vive et puissante des personnages de la toile aux spectateurs calmes et muets de l’église. C’est certainement une des figures les plus marquantes de cette œuvre. Par ailleurs, il est intéressant de noter que tous les personnages du tableau sont en déséquilibre, ils sont instables. Aucun ne tient sur ses jambes de manière affirmée et déterminée, jusqu’au bourreau qui est dans une torsion forcée, presque maniériste. Même l’ange sur son nuage est obligé de tendre une de ses jambes pour rester droit et ne pas tomber. Les personnages de gauche sont sur le point de tomber, le jeune enfant de chœur est penché vers l’avant et n’inspire pas du tout la stabilité, au contraire, il personnifie l’effervescence et la perte de contrôle. Tout ceci porte l’empathie présente au plus fort de son expression pour le spectateur qui ne peut rester insensible devant tant d’agitation, tant de déséquilibre, comme si eux (nous) étaient sur le point de tomber, de perdre la grâce divine, de glisser dans les ténèbres.
Figure 6. Martyre de Saint-Mathieu (1600, détail de l’autoportrait)
Seul un personnage dépasse tout cela. Paradoxalement on ne le voit quasiment pas. Cet homme dont la tête penchée évoque la plus profonde mélancolie, dont le menton plissé derrière sa barbe et les yeux mi-clos indiquent l’imminence du sanglot, dont le regard est fixe, stable, tout comme sa position. C’est Caravage lui-même. Il s’agit là du premier autoportrait en situation et c’est un portrait compatissant. Il ne se borne pas à regarder furtivement la scène, il l’observe. Il ne court pas, ne bouge pas, semble presque fiché dans le sol comme le pilier à côté de lui. Seule sa tête émerge du chaos ambiant, au fond de la scène. Nous avons utilisé le mot « compatissant » car c’est de compassion qu’il s’agit ici. Le peintre déploie ce sentiment par des trésors d’inventivité thématique, ce ne sont pas seulement les traits de son visage qui le traduisent, c’est aussi son emplacement dans la scène, son insertion par rapport aux autres personnages, sa stabilité établie face au déséquilibre général. Nous pouvons parler de compassion ici encore plus que d’une simple empathie car non seulement il ressent et accompagne la douleur du saint mais il se transcende pour trouver un moyen de lui venir en aide, de le soutenir, de l’aider. Matthieu voulait porter la bonne parole, baptiser de nouveaux chrétiens ? Caravage va porter cette mission. Son tableau, dont la renommée dépassa tout de suite celle d’un simple tableau d’autel (on faisait la queue pour venir l’admirer) va continuer à montrer ce que le saint a subi pour aller jusqu’au bout de ses idées, de sa foi. Ce tableau est presque un appel à la méditation, à la prière et Caravage (physiquement dans le tableau mais aussi devant le tableau) se pose en trait d’union entre le chaos menant à la mort que l’on voit sous nos yeux et le chaos pouvant mener à la chute des catholiques face à l’hérésie protestante. Ce tableau, en dehors de ses qualités techniques, notamment dans le clair-obscur, n’existe que par l’empathie et la compassion qui luttent face à la cruauté et à la violence – une sorte de message, de leçon d’amour destinée aux fidèles.
Au début des années 1600, la présence de l’empathie chez Caravage est assez irrégulière, dans le sens où elle apparaît parfois de manière subtile et puissante et d’autres fois où elle semble presque artificielle ou surfaite. Dans le Sacrifice d’Isaac de 1602, Caravage introduit, ou plutôt réintroduit, un thème particulier, celui du regard directement orienté vers le spectateur (déjà utilisé dans certains portraits comme le Petit Bacchus malade, le Garçon à la corbeille de fruits, le Joueur de luth ou encore dans des tableaux à personnages multiples comme le Concert de jeunes gens). Ici, c’est bel et bien la recherche de l’empathie qui est mise en avant, seulement cette fois-ci la personne visée n’est plus fictive, il s’agit clairement d’un être réel et pas seulement figé dans un tableau : le spectateur. Le sentiment ressenti par ce dernier est clairement la compassion, le peintre fait appel à l’œil qui regarde mais surtout au cœur, sans cela l’œuvre n’existerait pas. Caravage opte encore une fois pour une représentation puissante symbolisée par la lourde et robuste main du patriarche qui écrase quasiment la tête de son fils sur le billot et par ce pouce qui s’enfonce dans la chair de la joue. On comprend immédiatement qu’Isaac ne peut pas s’en sortir sans la miséricorde de Dieu mais qu’à la différence de son père il n’est pas résolu devant la mort.
Figure 7 - Sacrifice d'Isaac (1601-02)
Caravage nous interroge sur le sens même du sacrifice et ainsi emmène le spectateur dans le tableau par la compassion qu’il éprouve pour l’enfant qui semble l'appeler à l’aide. Ce cri et ce regard dirigés vers le spectateur le forcent quasiment à réagir, on ne peut pas rester sans éprouver au minimum de l’empathie et au mieux de la compassion, l’envie de venir en aide ; le sentiment éprouvé est donc le lien entre le monde pictural et le monde réel. Mais la compassion suscitée trouve malgré tout une réponse : celle de l’ange. Il est la main de Dieu et véhicule le message divin (ἄγγελος/Aggelos en grec signifie justement messager) et ce message est celui de la miséricorde céleste qui démontre sa satisfaction devant le geste qu’Abraham était prêt à accomplir. Nous avons parlé du cri et du regard, mais l’empathie et la compassion sont mises en scène par d’autres moyens : le jeu des mains, les regards et les lignes de forces. En effet, les mains traduisent parfaitement le jeu d’action/réaction/émotion qui se trame ici : la main gauche d’Abraham représente la puissance physique, l’action pure. Sa main droite est habilement liée à la main de l’ange qui l’arrête, cet ensemble symbolise la volonté de Dieu : l’action humaine stoppée par l’action divine. Enfin la main de l’ange qui montre le bélier apporte la solution au sacrifice. Il est intéressant de constater que nous ne voyons aucunement les mains d’Isaac et ceci est parfaitement normal car il est incapable d’agir. Ainsi le jeu des mains vient s’ajouter au cri et au regard dans la manière avec laquelle Caravage réussit à transmettre le sentiment ; tous ces éléments sont clairement mis en évidence par la ligne de force diagonale portée par la lumière et qui part de l’épaule de l’ange, descendant en droite ligne jusqu’au visage d’Isaac :
La force inouïe de la composition réside essentiellement dans l’enchaînement des gestes et les échanges de regards. La sombre détermination du patriarche qui se retourne, tout étonné, vers l’ange, comme la protestation empreinte de panique d’Isaac, constituent indéniablement une innovation de la part de Caravage […]. Dans le contexte militant de la Contre-Réforme, de nombreux traités tentèrent de réagir à la position protestante en s’appuyant précisément sur cet épisode de la Genèse : le patriarche témoignait de sa confiance aveugle dans les desseins de Dieu et Isaac, humanisé par sa réaction, devenait le symbole d’une humanité souffrante et déchue en attente de son sauveur symbolisé ici par le bélier. (Hilaire, 2012, p. 72-74)
Nous découvrons au fur et à mesure de notre travail les diverses ressources symboliques et techniques que le peintre utilise pour faire passer ses messages. Il apparaît maintenant évident que plusieurs tableaux dans cette période du début des années 1600 font intervenir une certaine empathie, seulement nous pouvons aussi constater que, jusqu’alors, cette empathie ne se manifeste pas avec une grande régularité. En effet, si des toiles telles que le Martyre de saint Matthieu ou le Sacrifice d’Isaac sont de bons exemples, plusieurs autres n’ont pas le même impact, comme la Vocation de saint Paul (les deux versions) de la chapelle Cerasi, la Mise au tombeau ou encore le Baiser de Judas, car les gestes et les intentions sont parfois trop marqués voire artificiels ou exagérés. Ainsi, le mouvement des bras de Marie-Madeleine dans la Mise au tombeau, ou encore celui du personnage de gauche qui s’enfuit en criant dans le Baiser de Judas exprime avec certitude une agitation, une réaction mais leur côté trop codifié ne déclenche pas avec autant de force que dans les tableaux étudiés plus haut le sentiment d’empathie. On est certes surpris, choqué, interpellé par l’ensemble de ces gestes et regards qui s'entrecroisent, mais l’importance de l’empathie s’en trouve amoindrie. Ce qui est remarquable c’est qu’il en est de même dans la vie de l’artiste : il est tantôt adulé, loué, reconnu, tantôt moqué, rejeté ou même arrêté. A cette époque-là le nom de Merisi apparaît régulièrement dans les registres des autorités ou celui des prisons. Par exemple, on sait que le 28 novembre 1600, il pourchasse et attaque à coups de bâton un certain Girolamo Stampa da Montepulciano ; en 1603 il est jugé pour propos diffamatoires à l’encontre de son rival Giovani Baglione ; entre mai et octobre 1604 il est arrêté à plusieurs reprises pour port d’arme illégal (seul les nobles pouvait porter l’épée) ; la même année il est arrêté pour avoir jeté un plat d’artichauts au visage d’un serveur ; en 1605 il doit fuir plusieurs semaines à Gênes après avoir grièvement blessé un notaire de la capitale, un certain Mariano Pasqualone da Accumuli. Ainsi l’empathie tient une place particulière dans la vie de Caravage à cette période. Il sait qu’il a besoin de susciter le sentiment chez ses protecteurs pour que ceux-ci puissent lui venir en aide au moment voulu, mais son impétuosité le pousse à se sentir quasiment hors d’atteinte de toutes accusations presque comme s’il était au-dessus des lois. Néanmoins, cela ne va pas durer.
1606 – L’année décisive, le début de la fin
Caravage ne semble pas vraiment avoir le profil de l’empathe (personne qui ressent avec force les sentiments des autres) tout du moins pas dans cette période mais on peut se demander si le terrain de son caractère n’est pas fertile et s’il ne cache pas derrière ses violences et son insubordination, une hypersensibilité.
Quoiqu’il en soit, le 28 mai 1606 l’irréparable se produit. Lors d’une partie de jeu de paume âprement disputée et pour un motif incertain (dettes, jeux, amours), Caravage sort son épée et blesse mortellement son adversaire Ranuccio Tommassoni da Terni qui décédera le lendemain. Dès lors le peintre est condamné à mort et quiconque le croisera dans Rome pourra exécuter la sentence sans justification. Mais ce qui nous intéresse ce sont les tableaux et, en 1606, Caravage essuie un cuisant refus pour l’un d’eux : la Mort de la Vierge.
Figure 8 - Mort de la Vierge (1606)
Ce tableau est particulièrement représentatif de la peinture de Caravage à cette époque. La Vierge est étendue sur une table trop courte et ses pieds nus pendent dans le vide. Les douze apôtres qui sont réunis autour du corps pleurent la mort de Marie dans un lieu qui ressemble à un hospice insalubre tel que l’on pouvait en trouver à Rome. Un long rideau rouge court dans le tiers supérieur de l’œuvre alors qu’une femme est assise en train de pleurer au premier plan. Cette œuvre est refusée par le commanditaire Laerzio Cherubini ainsi que par les moines de l’église de Santa Maria della Scala in Trastevere, qui la jugent obscène et anticonformiste. Cependant, le tableau sera loué par de nombreux artistes et Rubens, qui l’avait acheté pour le compte du duc de Mantoue, devra l’exposer plusieurs jours dans sa résidence privée avant de le transférer. Pour notre étude ce tableau établit définitivement les préoccupations de Caravage, sa manière de concevoir ses œuvres et donc le caractère empathique. Ce que le peintre représente ici est aux antipodes de ce qu’il se faisait sur le sujet. Si l’on regarde l’Assomption de la Vierge du Titien ou encore la Dormition de la Vierge de Mantegna, pour ne citer que des exemples ayant connu une grande fortune, nous pouvons constater que les lumières sont vives, les couleurs chatoyantes, les séparations entre les mondes terrestres et spirituels respectées. Chez Caravage, la Vierge semble être morte de façon soudaine, son corps est légèrement gonflé (certains spécialistes pensent que le modèle utilisé fut celui d’une prostituée morte noyée dans le Tibre) alors que selon la tradition catholique il n’en est rien :
Trois jours avant son départ définitif, Marie reçoit la visite du grand ange qui n’est autre que Saint Michel. L’envoyé de Dieu lui annonce que ce laps de temps écoulé, « elle déposerait son corps ». Il lui remet également une branche cueillie sur un palmier du paradis gage de l’amitié de Dieu, gage aussi de sécurité et de salut. « Cette branche, lui recommande le messager céleste, confie-la aux apôtres pour qu’ils la portent devant toi (pendant le parcours du cortège funèbre) en chantant des hymnes ». Il lui apprend que les apôtres réunis autour d’elle avant sa mort pourvoiront à sa sépulture. Enfin il lui révèle que les trois jours écoulés il reviendra mais non pas seul. Dieu lui-même descendra auprès d’elle, escorté de toutes les armées angéliques qui chanteront en sa présence. « Qu’elle prenne soin, insiste-t-il une nouvelle fois, de garder précieusement la branche de palmier. (Duhr, 1950, p. 136)
Ce n’est donc pas une mort à proprement parler. Pour les catholiques il est question d’une assomption corps et âme de la Vierge vers le paradis, pour les orthodoxes il s’agit d’une dormition. Cela étant dit on comprendra tout de suite ce qui put choquer lorsque Caravage proposa son interprétation. Ce n’est ni une assomption, ni une dormition : c’est la mort misérable d’une femme du peuple. C’est cela que le peintre va mettre en avant et c’est cela qui va susciter non pas la dévotion mais l’empathie du spectateur, car tous les éléments de l’œuvre vont aller dans ce sens : le bassin qui traîne au premier plan, la chaise trop petite sur laquelle est assise Marie-Madeleine, la civière trop courte dont les pieds semblent avoir disparu, l’arrière-plan obscur, le grand rideau rouge qui s’entortille au plafond et surtout la détresse extrême de ces hommes qui viennent de perdre une proche et non pas de gagner une Regina Caeli. Caravage dans ce tableau ne parle pas aux instances religieuses, il parle aux fidèles, aux hommes et aux femmes qui, dans cette période mouvementée où la mort est omniprésente, se rendent à l’église et prient pour leur salut. Il ramène le divin sur terre. La Vierge n’est pas une entité extatique et intouchable, c’est une femme du peuple, modeste et charitable et l’artiste veut sincèrement exacerber la dévotion mais à travers l’empathie la plus totale et pour cela il doit trouver le moyen de toucher le cœur du peuple et pas simplement respecter un protocole établi de symboles attachés à Marie. Voilà un point que nous pressentions jusqu’à présent mais qui est désormais clairement établi, Caravage peint un monde qui ressemble trait pour trait à celui dans lequel le peuple vit, c’est ce qui va faire la puissance d’expression de ses œuvres : le divin descend sur terre et l’humain se hisse au rang de divinité. Dans la Mort de la Vierge c’est encore une fois l’empathie du spectateur qui va permettre de dépasser le système codifié de représentation de Marie pour accéder au sentiment véritable, à la compassion et, par répercussion directe, à la dévotion et à la piété la plus profonde et la plus sincère.
1606-1609 : L’espoir et la quête de Salut, la souffrance des autres et la souffrance de soi
À partir de 1606 les choses vont s’accélérer pour Caravage. Si au début de sa carrière il jouissait d’une belle réputation et que ses différents mécènes étaient prêts à le protéger de la justice, plus les années avancent et plus les choses changent. Nous l’avons vu, à partir de 1600, cette sensibilité qu’il a en lui mais qui ne s’était guère exprimée, commence à prendre forme. Au fur et à mesure que sa vie évolue, c’est-à-dire qu’il prend confiance en son statut de peintre reconnu, l’iconographie de ces œuvres prend un nouvel essor. Dans le début des années 1600 Caravage révèle un caractère souvent bagarreur et certainement orgueilleux. Parallèlement, sa peinture s’affirme et l’empathie s’invite plus régulièrement et plus efficacement. Il prend conscience qu’avec son attitude il ne peut pas compter que sur lui-même, il a besoin d’appuis, peut-être même les cherche-t-il de manière plus ou moins inconsciente. Mais en 1606 sa vie va prendre une nouvelle tournure après le meurtre de Tommassoni. Certes il bénéficie encore de solides soutiens, comme ceux de la famille Colonna avec qui il est lié depuis son enfance dans le village de Caravage près de Milan, mais la condamnation à mort dont il est l’objet commence réellement à l’obséder et, dès lors, il n’aura de cesse de retrouver une situation similaire à celle précédant son crime. Il va donc s’efforcer par ses œuvres et par ses actes de retrouver une vie fructueuse. N'oublions pas que la condamnation courait sur tout le territoire pontifical et qu’au XVIIe siècle celui-ci s’étendait de Florence jusqu’au nord de Naples, recouvrant environ un tiers de l’Italie. Cette quête de salut, va se révéler dans ses toiles et lui permettre de mettre en scène de manière toujours plus accrue l’empathie dont il espère être l’objet.
Ainsi, lorsqu’il fuit Rome, il passe par un des fiefs de la famille Colonna (peut-être Zagarolo) puis gagne la ville de Naples (sous domination espagnole et donc en dehors de l’influence du pape). La ville est alors en plein essor artistique mais n'héberge pas de maître reconnu qui fasse briller son étendard. Ainsi, sa réputation d’excellent peintre l’ayant précédé, il reçoit rapidement des commandes et, certainement par l’entremise de Luigi Carafa-Colonna, il obtient la charge d’un retable d’autel pour la congrégation du Pio Monte della Misericordia. Il est à noter ici qu’il s’agit du tableau pour lequel Caravage sera le mieux payé de sa carrière, soit 400 ducats. Cette toile connaît un tel succès que la congrégation du Pio Monte spécifie que l’œuvre ne pourra jamais être vendue et qu’elle devra toujours être conservée dans son lieu d’origine. Même si le peintre est reçu avec les honneurs et que, temporairement, il a un lieu où peindre à l’abri des forces pontificales, le souvenir du meurtre le hante et ses sentiments tendent à changer. Il commence à se poser des questions sur son avenir.
Figure 9 - Sept œuvres de miséricorde (1607)
Les Sept œuvres de miséricorde dégagent une empathie largement marquée, la toile toute entière est vouée à exprimer et à susciter ce sentiment. Les œuvres dites « corporelles » ici présentes, sont toutes soigneusement imbriquées les unes dans les autres. L’ensemble respire une grande harmonie à tel point que l’on pourrait avoir l’impression de voir une scène de genre, comme s’il s’agissait du cliché d’une vieille ruelle de Naples avec un peuple affairé à ses besognes quotidiennes. Nous sommes ici dans une composition qui fait écho au Martyre de saint Matthieu dans le sens où tous les personnages cohabitent dans une cohérence soulignée par une lumière qui vient les frapper avec vigueur et en même temps, avec beaucoup de délicatesse. Il n’y a pas de centre, pas de personnage qui prend le dessus sur les autres, chacun a une place, un rôle, une raison d’être. On ne peut mettre en doute le fait que Caravage porte ici un regard empreint d’une affection certaine sur le peuple napolitain. Comme à son habitude, il choisit ses modèles dans la rue ou dans les tavernes, il veut plus que tout établir un rapport direct avec le réel, de manière à rendre son tableau vraisemblable « cette toile est très représentative de la volonté du peintre à figurer, avec réalisme, la vie des êtres humains, et de son ironie sarcastique habituelle. Il choisit de peindre des gens issus des classes modestes de la société, insistant sur la nécessité pour les gens du peuple de s’entraider » (Witting et Patrizi, 2012, p. 87)
Ce tableau condense à la fois ce qu’on reproche alors à Caravage mais aussi ce qui fait son style et sa force. On dit de lui qu’il ne sait pas distinguer le beau du laid. Il doit s’agir là de la réflexion d’un détracteur incapable de saisir que, dans une œuvre comme celle-ci, le peintre magnifie le peuple et ne se borne pas à un simple instantané des habitants de la cité parthénopéenne. Il ne veut pas choisir un visage noble, doux, délicat, il cherche le visage de celles ou de ceux qui ont vécu les difficultés et qui les vivent encore, les visages aux mille défauts, ceux qui contiennent le plus d’expression, le plus de relief. Caravage n’est pas un noble qui peint pour les nobles, c’est un homme qui peint pour les hommes. Ses enseignements ne sont pas qu’un simple catéchisme, il s’agit, au contraire, de leçons d’une grande profondeur et d’une grande humilité dans la lignée de celles de Filippo Neri. Oui, Caravage peint le laid mais c’est pour mieux le valoriser et ce dans le but que les spectateurs, comme ceux des Sept œuvres de miséricorde, puissent s’identifier, se reconnaître et ainsi s’ouvrir à la vraie miséricorde : « En dépit de son caractère asocial, Caravage éprouvait une authentique compassion pour le genre humain et sut exprimer, dans ses œuvres, son empathie pour ses semblables confrontés à la faim, à la soif, au froid, aux affres de la vieillesse, à la prison et à la mort » (Witting et Patrizi, 2012, p. 82)
Il est essentiel, à ce stade, de comprendre une idée fondamentale concernant Caravage : à travers l’estropié que l’on voit en bas du tableau, l’aubergiste bedonnant, la figuration de Samson qui boit dans sa mâchoire d’âne, le pèlerin au visage buriné, le vieillard en prison et la jeune femme qui le nourrit, le peintre ne peint pas la réalité de Naples mais il peint sa réalité de Naples. S’il est capable de représenter aussi justement les gens du peuple, d’en saisir les plus infimes particularités, la plus profonde nature, c’est parce qu’il en fait lui-même partie. Il ne reproduit pas un monde qu’il observe, qu’il regarde de l’extérieur, il peint son monde, celui dans lequel il vit. C’est son âme qui s’invite dans les pigments, qui point dans les éclats de ses blancs discrets et qui se fraie un chemin parmi ces insondables ténèbres qui feront sa renommée.
En 1607, Caravage réalise une autre toile bien moins connue mais tout aussi significative, il s’agit de la Crucifixion de saint André. Tout dans ce tableau est fait pour susciter une profonde compassion aussi bien dans le tableau qu’en dehors du tableau. Si nous regardons la vieille femme au pied de la croix sur la gauche, nous pouvons remarquer un motif que le peintre réutilisera plusieurs fois durant ces quatre dernières années et qu’il n’avait pourtant jamais exploité de cette manière jusque-là. Il s’agit des yeux rendus brillants par les sanglots contenus, par les larmes qui sont sur le point de couler. Par ailleurs, la vieille femme regarde saint André en levant la tête, ce qui est un détail important. Pourquoi ? Cela permet au spectateur de voir un goître sur son cou. Caravage nous révèle sans ambages le « petit » peuple, il nous montre cette femme affligée d’une malformation sûrement due à une contamination par l’eau (ce qui n’était pas rare à Naples à cette époque-là). Ses mains jointes devant le ventre montrent qu’elle ne peut rien faire à part se résigner et prier. Ce simple geste peut faire naître la pitié chez le spectateur, surtout quand celui-ci est noble : on sait que le tableau a été commandé par le vice-roi de Naples le comte-duc de Benavente, Juan Alonso Pimentel de Herrera. Les trois personnages à droite créent, avec la vieille femme, un cercle que le spectateur est invité à fermer. Cette disposition permet à ce dernier de se sentir encore plus impliqué dans la scène, il est « présent » au moment où saint André rend son dernier soupir.
Alors qu’il est à Naples, Caravage entend parler des chevaliers de Malte. Certes ce n’est pas la première fois, mais maintenant il apprend qu'il y a peut-être sur l'île une chance de retrouver une vie normale : la justice des chevaliers est indépendante de celle du pape, s’il devient chevalier il pourra accéder à une toute nouvelle liberté.
L’espoir renaît mais il sera de courte durée.
Le 14 juillet 1608 le peintre devient « chevalier de grâce ». Toutefois, après une bagarre avec un chevalier de rang supérieur, il est arrêté et emprisonné quelques mois plus tard. Le 6 octobre 1608, contre toute attente, il réussit à s’enfuir et le 1er décembre il est radié de l’ordre avec pertes et fracas « et consortium nostrum tanquam membrum putridum et foetidum ejectus et separatus fuit »[3] (Farrugia Random, 2006, p. 291).
Et tout recommence.
Cette fois-ci le choc sera encore plus dur, non seulement sa condamnation à mort dans les états pontificaux est toujours en vigueur mais voilà maintenant qu’il est aussi pourchassé par les chevaliers de Malte. L’horizon s’obscurcit considérablement et cette dernière année va voir naître une maniera encore plus sombre et quasiment en permanence orientée vers la mort. Il peint plus vite, plus flou et se limite de plus en plus à l’essentiel, voire à l’essence de son art. Susciter l’empathie chez les autres va devenir vital, ces dernières œuvres vont représenter une ultime possibilité de salut. Sa seule chance désormais est d’obtenir une grâce papale.
Après son départ précipité de Malte, Caravage fait une escale en Sicile, sûrement accueilli par son ami de Rome, Mario Minniti. Il y réalise deux tableaux monumentaux en taille (environ 4 mètres sur 3 mètres) mais aussi en implication émotionnelle. Le premier est l’Enterrement de sainte Lucie, où l’on voit la sainte, le cou entaillé, sans vie, posée à terre pendant que deux fossoyeurs à la puissante musculature creusent, au premier plan, une tombe dans le sol. Derrière eux se tient un cortège de personnages, hommes et femmes, qui viennent vénérer le corps de la sainte. Caravage a considérablement réduit sa palette de couleurs, il n’y a plus de bleu, plus de jaune on ne trouve qu’un voile rouge timidement placé au centre de l’œuvre sur un jeune homme encadrée par deux pleureuses. Le geste de ses mains est rythmé par les mains des deux pleureuses, qui expriment à leur manière le désespoir et la compassion pour la sainte. Les doigts croisés du jeune homme et sa tête inclinée montrent son acceptation du destin funèbre qui se joue sous ses yeux (une résonnance du geste de Jésus dans le Baiser de Judas de 1602): « [il] baisse les mains et croise les doigts. D’après la spiritualité franciscaine, ce geste est le signe des vertus d’obéissance et d’abnégation, de l’acceptation du martyre » (Zuffi, 2016, p. 203).
Figure 10 - Enterrement de sainte Lucie (1608-09)
Mais pourquoi ce jeune homme est-il si peiné ? Pourquoi Caravage le met-il en valeur en le plaçant au centre et revêtu de ce voile rouge ? La réponse pourrait être très simple. Le peintre erre désormais sans repères, sans perspective d’avenir et voilà qu’on lui demande de peindre l’enterrement de sainte Lucie ; cela ne pouvait manquer de lui rappeler l’évènement le plus tragique de sa jeunesse : le décès de sa mère qui s’appelait justement Lucie (Lucia Aratori). Finalement ce jeune homme au centre, c’est peut-être bien Caravage lui-même, ce qui pourrait expliquer l’incroyable charge émotionnelle de la toile. Il y a probablement ici la blessure d’un garçon ravagé par le décès de sa mère (il a environ 18 ans lorsque celle-ci meurt) et qui, en cette période précise de sa vie, voit cette douleur ravivée avec force. Lorsque nous traversons des moments difficiles, nous recherchons un soutien, un appui familier et réconfortant, mais le peintre n’en a plus. Plus de mère ni de père, une famille presque inexistante et peu d’amis véritables. Par ailleurs, il souffre d’une grande fatigue physique et d’une lassitude mentale omniprésente, car les conséquences de ses crimes et délits l’obligent à vivre dans une crainte perpétuelle. L’œuvre pourrait finalement revêtir une fonction cathartique pour le peintre, une manière d’exorciser ses propres souffrances de jeunesse.
Figure 11 - Résurrection de Lazare (1609)
Le deuxième grand tableau sicilien est du même acabit. Il s’agit de la Résurrection de Lazare conservée au Musée régionale de Messine. Là encore les dimensions sont proches de l’œuvre précédente et la structure est la même : la moitié supérieure est vide (comme pour rapetisser la foule), les personnages s’accumulent et s’entremêlent en bas autour du corps de Lazare dont les bras forment à nouveau une croix. Sur la gauche, Jésus le désigne d’une main rappelant celle de Dieu, peinte par Michel-Ange dans la Création de l’homme dans la chapelle Sixtine ; geste que l’artiste avait déjà cité dans la Vocation de saint Matthieu dans le cycle de Saint-Louis-des-français. À nouveau le motif des yeux larmoyants se retrouve, notamment dans le personnage placé au bout de la main du Sauveur. Tous les personnages affichent des attitudes emplies de compassion mêlée de tristesse et d’incompréhension. Ces deux œuvres montrent bien comment la mort, la fatigue et le désespoir sont des concepts qui ont pris une place insoupçonnée dans la vie du peintre. Il les maîtrise parfaitement maintenant pour la simple et bonne raison qu’il voudrait lui aussi bénéficier d’une empathie et d’une compassion aussi marquées.
1610 – Entre désespoir et rédemption. L’auto-empathie
Il reste un dernier stade à franchir, celui du repentir et c’est ce qui sera fait avec ses deux dernières toiles : le Martyre de sainte Ursule et surtout le David et Goliath (Borghese). C’est dans le Martyre de sainte Ursule aujourd’hui exposé Via Toledo à Naples dans les locaux de la Banca Commerciale Italiana que la fin de l’histoire tragique de la rédemption de Caravage va prendre racine.
Figure 12 - Martyre de sainte Ursule (1609-10)
La sainte se tient sur la droite et regarde, de manière impassible, la flèche enfoncée dans sa poitrine que le roi des Huns (sur la gauche) vient de décocher. Autour d’Ursule se trouvent des soldats qui veillent à ne pas la laisser fuir alors que derrière elle se tient un homme. Il est barbu et a des yeux caverneux pleins de larmes, sa bouche est entrouverte comme s’il laissait échapper un dernier râle, mais pourtant c’est la sainte qui a reçu la flèche, pas lui. Le visage est familier, et pour cause : il s’agit d’un autoportrait. Cette toile était une commande privée pour le banquier génois Marcantonio Doria, il n’avait donc aucune raison de s'y représenter si ce n’était pour une raison privée. L’autoportrait semble correspondre à l’état d’esprit du peintre, tout du moins symboliquement. C’est comme s’il existait une sorte de correspondance entre le Caravage peint et le Caravage peintre. Ce mimétisme nous rapprocherait-il des fameux neurones miroirs dont on parle beaucoup en neuroscience et qui ont été découverts et étudiés depuis les années 1990 ? Ces derniers expliqueraient comment l’empathie pousserait un sujet à reproduire une posture ou une action par le simple fait de la voir :
Au-dessus de cette fonction de base, d’autres fonctions dépendent elles aussi du mécanisme des neurones miroirs ; certaines ne sont présentes que chez l’homme. L’une d’elles est l’imitation. Imiter a deux aspects : la capacité de reproduire une action observée, et celle d’apprendre une nouvelle action par l’observation. Or le système neuronal miroir, par sa capacité de fournir des copies motrices d’actions observées, semble le mécanisme idéal pour ces deux classes d’imitation. Il a été clairement établi qu’il est impliqué tout à la fois dans la répétition immédiate des actions de l’autre et dans l’apprentissage par imitation. (Rizzolatti, 2006, p. 1)
Jennifer L. Goetz et Emiliana Simon-Thomas dans le Oxford Handbook of compassion science publié en 2017 présentent et détaillent les différents types de sentiments liés à l’empathie et créent un lien avec l’effet miroir (affective empathy) qui illustre le rapport entre Merisi et son autoportrait :
Researchers have made distinctions between the more cognitively complex and effortful cognitive empathy and phylogenetically older affective empathy. In cognitive empathy, an individual consciously adopts another person’s perspective and tries to understand how he or she is felling or thinking. […] In affective empathy (also called emotionnal empathy by Klimecki and Singer), a person experiences elements of felling that are similar to another’s emotions. Affective empathy is considered a more automatic process that originates in part from mimicry, on wich a person mirrors another’s expression or physical demeanor.[4] (Goetz et Simon-Thomas, 2017, p.6)
Caravage en 1610 est fatigué, voilà quatre années qu’il fuit, il est condamné à mort, poursuivi par les chevaliers de Malte, peut-être malade (il avait une constitution assez fragile), il continue à se battre régulièrement et il n’a pas vraiment de grandes perspectives d’avenir. L’empathie qu’il recherche, la compassion qu’il espère de tout son cœur obtenir du pape, il ne peut l’atteindre s’il n’a pas procédé à un véritable mea culpa. Et dans ce tableau, il se confesse et se punit lui-même. Le châtiment qu’il pense devoir mériter c’est la mort. Mais si l’attitude de la sainte ne déclenche que peu d’empathie, l'autoportrait du peintre, lui, ne peut manquer d’émouvoir. A ce propos Maurizio Calvesi nous explique :
La sintassi è ormai disperatamente ridotta ai minimi termini di un luminismo baluginante ed emotivo, quasi sbozzato, che segna il trapasso da Tiziano a Remdrandt, ma attraverso un’interiorizzazione drammatica che […] non trova in realtà confronto in nessun altro momento della storia dell’arte.[5] (Calvesi, 1999, p. 62)
Figure 13. Martyre de Saint Ursule (1609-10, détail de l'autoportrait)
Une fois qu’il a mis en scène cette prise de conscience il ne lui reste plus qu’à la partager et à l’utiliser dans l’espoir de recevoir la grâce. Pour cela il va peindre un ultime tableau, aujourd’hui à la Galerie Borghese à Rome : le David et Goliath (ce tableau, accompagné d’une lettre de demande de pardon, avait d’ailleurs été envoyé à Scipione Borghese, le neveu du pape d'alors, Paul V). Certes, ce n’est pas la première fois qu’il représente la célèbre scène biblique, mais cette fois-ci il va y inclure quelque chose de plus : son repentir. Il va tenter de persuader le pape qu’il a compris son erreur, qu’il est prêt à en payer les conséquences, il va en appeler à toute la compassion du souverain pontife. Le tableau est d’une extrême simplicité : David, représenté à mi-figure sur un fond noir, se tient debout en plein centre de l’œuvre. De la main droite il tient une épée, de la main gauche il tient la tête du géant décapité. Il est de grande notoriété que le visage tuméfié de Goliath reprend fidèlement les traits de Caravage, jusque dans la blessure au front que le peintre avait reçue lors d’une bagarre devant l’auberge du Cerriglio à Naples. Cela change toute la lecture de l’œuvre.
Figure 14 - David et Goliath (1610)
Il faut également préciser que l’attitude de David n’est en rien conventionnelle (même s’il existe quelques David accablés avant lui, comme celui de Giorgione par exemple). En effet, le jeune berger regarde avec mélancolie la tête coupée, cette mélancolie extrême génère une compassion d’une grande force, à la fois chez David, qui semble presque prêt à s’excuser, mais aussi chez le spectateur, et surtout chez le principal intéressé : le pape. Catherine Puglisi va dans ce sens en précisant : « David semble troublé, son visage exprimant à la fois tristesse et compassion. On se souvient de la vertueuse héroïne de Judith et Holopherne, presque dix ans plus tôt, et de cette même ambivalence qui l’habitait en accomplissant son crime » (Puglisi, 2007, p. 363). Enfin, n’oublions pas l’épée, le troisième et dernier élément de la toile. Elle a servi à couper la tête mais elle a surtout une fonction symbolique car on peut lire quelques lettres sur la lame « H AS O S » qui ont été interprétées comme l'abréviation de « Humilitas Occidit Superbiam » : l’humilité tue la fierté. Nous avons donc trois éléments : Goliath, David et l’épée et chacun d’entre eux transmet un message. Goliath montre comment Caravage se condamne en se donnant le rôle d’un des pires ennemis de Dieu dans l’Ancien Testament, un de ceux qui provoquent le plus de haine et de dégoût. Mais il se châtie par la mort et celui qui exécute la sentence c’est ce David lumineux et mélancolique qui médite sur Goliath/Caravage. Finalement le jeune berger est en quelque sorte aussi un autoportrait, certes pas formel, mais spirituel. Celui qui condamne l’ancien Caravage, c’est le nouveau Caravage, voilà pourquoi il éprouve de la compassion envers le géant. Enfin l’épée indique que le seul moyen pour une personne de changer c’est de tuer son ancien « moi » et d’en créer un nouveau et cela n’est rendu possible que par l’humilité. En somme, tout dans ce dernier tableau tourne autour de la compassion : celle de David pour Goliath, celle de Caravage pour lui-même et enfin celle du pape pour Caravage. Il s’agit là d’une « espressività di forza irripettibile che racchiude in sé l’intera poetica di Caravaggio secondo la quale la coscienza contemplativa, dolorosa e piena di infinita commiserazione compiange un’umanità colpevole, impossibile da salvare. »[6] (Strinati, 2010, p. 231)
Figure 15. David et Goliath (1610, détail de l'autoportrait)
Avec cet ultime tableau, Caravage boucle l’évolution du sentiment empathique dans son œuvre. Comme nous l’avons vu lorsqu’il commence à peindre, ce sentiment est certainement présent en lui, mais il est clairement dissimulé derrière l’orgueil, l’agressivité et la moquerie. Puis, son statut et sa notoriété évoluant, il commence à comprendre que l’empathie n'est finalement pas une faiblesse et qu’elle peut même avoir de l’intérêt : grâce à elle il peut se sortir de mauvais pas. Puis lorsqu’il commet l’irréparable, ce sentiment se révèle en lui au fur et à mesure que ses options de retour à la normale disparaissent. Dans les deux dernières années il est même submergé par ce besoin d’empathie, cette recherche de compassion, par ce sentiment de mort qui s’introduit toujours plus profondément dans son existence et dans son œuvre. C’est à cette époque qu’il ressent au plus fort la douleur des autres, qu’il retrouve le souvenir des siens, qu’il pousse à l’extrême sa conception de Dieu, qu’il comprend la nécessité du repentir. Sa maniera, au début nette, précise, tranchante, s’est muée en un toucher plus flou, plus profond avec une palette largement réduite aux ocres et aux bruns, un peu comme celle de Titien une quarantaine d’années plus tôt. Enfin arrive le David et Goliath qui montre que l’artiste, de par son art, est capable de pousser le sentiment empathique jusqu’à se l’appliquer à lui-même : Caravage devient le propre sujet de son empathie. Car il est indéniable que, dans chaque œuvre, l’homme/artiste dépose consciemment ou inconsciemment une certaine parcelle de son être, un certain fragment de son âme, livrant aussi une partie de son mystère, ainsi que l'écrit Oscar Wilde :
Tout portrait peint compréhensivement est un portrait de l’artiste, non du modèle. Le modèle est, purement l’accident, l’occasion. Ce n’est pas lui qui est révélé par le peintre ; c’est plutôt le peintre qui, sur la toile colorée, se révèle lui-même. La raison pour laquelle je n’exhiberai pas ce portrait consiste dans la terreur que j’ai de montrer par lui le secret de mon âme ! (Wilde, 1983, p. 22-23)
Œuvres picturales citées (ordre chronologique)
- La Joconde, Léonard de Vinci, 1513-19, Louvre, Paris
- La tempête, Giorgione, 1510, Galerie de l’Académie, Venise
- Le printemps, Botticelli, 1478-82, Musée des Offices, Florence
- Le garçon mordu par un lézard, Caravage, 1593-94, Fondation Longhi, Florence
- Le garçon mordu par un lézard, Caravage, 1593-94, National Gallery, Londres
- Asdrubale mordu par une écrevisse, Sofonisba Anguissola, 1554, Cabinet des estampes du musée Capodimonte, Naples
- Les mangeurs de haricots, Vincenzo Campi, 1578, Collection privée
- La diseuse de bonne aventure, Caravage, 1596-97, Louvre, Paris
- Les tricheurs, Caravage, 1596-97, Musée d’art de Kimbell, Etats-Unis
- Judith et Holopherne, Caravage, 1598, Palais Barberini, Rome
- David et Goliath, Caravage, 1610, Galerie Borghèse, Rome
- La vocation de saint Matthieu, Caravage, 1599-600, Eglise Saint-Louis-des-Français, Rome
- Le martyre de saint Matthieu, Caravage, 1599-600, Eglise Saint-Louis-des-Français, Rome
- La Cène, Léonard de Vinci, 1494-98, Couvent Santa Maria delle Grazie, Milan
- Le martyre de saint Pierre de Vérone, Titien, détruit mais autrefois à église San Zanipolo, Venise
- Le sacrifice d’Isaac, Caravage, 1602-03, Musée des Offices, Florence
- Le petit Bacchus malade, Caravage, 1592-93, Galerie Borghèse, Rome
- Le garçon à la corbeille de fruits, Caravage, 1593-94, Galerie Borghèse, Rome
- Le joueur de luth, Caravage, 1593-94, Musée de l’Hermitage, Saint-Pétersbourg
- Le concert de jeunes gens, Caravage, 1595, Métropolitan museum, New-York
- La vocation de saint Paul, Caravage, 1600-04, Collection Balbi-Odescalchi, Rome
- La vocation de saint Paul, Caravage, 1600-04, église Santa Maria del popolo, Rome
- La mise au tombeau, Caravage, 1602-03, Pinacothèque vaticane, Vatican
- Le baiser de Judas, Caravage, 1602, National Gallery of Irland, Irlande
- La mort de la Vierge, Caravage, 1606, Louvre, Paris
- L’Assomption de la Vierge, Titien, 1516, église des Frari, Venise
- La dormition de la Vierge, Mantegna, 1462-64, Musée du Prado, Madrid
- Les sept œuvres de Miséricorde, Caravage, 1607, église du Pio Monte della Misericordia, Naples
- La crucifixion de saint André, Caravage, 1608, Musée d’art de Cleveland, Etats-Unis
- L’enterrement de sainte Lucie, Caravage, 1608-09, église Santa Lucia al sepolcro, Syracuse
- La création de l’homme, Michel-Ange, 1508-12, Chapelle Sixtine, Vatican
- La résurrection de Lazare, Caravage, 1608-09, Musée régional de Messine, Italie
- Le martyre de sainte Ursule, Caravage, 1609-10, Palais Zevallos Stigliano, Naples
Bibliographie
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Rizzolatti Giacomo, 2006, Les systèmes de neurones miroirs (discours du 12 décembre 2006), Paris, Institut de France / Académie des sciences, [en ligne]. URL: https://www.academie-sciences.fr/pdf/membre/s121206_rizzolatti.pdf (consulté le 8 juin 2022)
Strinati Claudio, 2010, Caravaggio, Milano, Skira.
Wilde Oscar, 1983, Le portrait de Dorian Gray, Paris, Livre de poche.
Witting Félix et Patrizi M.L., 2012, Le Caravage, Paris, Parkstone international.
Zuffi Stefano, 2016, Le Caravage, Paris, Hazan.
[1] Dimitri Stauss, Professeur certifié, chargé de cours et conférencier, Université de Montpellier III, email de contact : dimitri.stauss@univ-montp3.fr
[2] « Entendre narrer le martyre d’un saint, le zèle et la constance d’une vierge, même la Passion du Christ, sont des choses qui assurément nous touchent grandement, mais si le saint martyrisé, la vierge qui souffre et le Christ cloué nous sont mis sous les yeux, notre dévotion ne pourra qu’augmenter et pénétrer au plus profond, et celui qui n’éprouve pas ces sensations est totalement privé de sensibilité ».
[3]« Et il a été chassé et exclu de l’association établie avec nous, en tant que membre pourri et fétide »
[4] « Les chercheurs ont fait des distinctions entre l'empathie cognitive plus complexe et laborieuse et l'empathie affective phylogénétiquement plus ancienne. Dans l'empathie cognitive, un individu adopte consciemment le point de vue d'une autre personne et essaie de comprendre ce qu’il ressent ou comment il pense. […] Dans l'empathie affective (également appelée empathie émotionnelle par Klimecki et Singer), une personne éprouve des éléments de sentiment qui sont similaires aux émotions d'une autre personne. L'empathie affective est considérée comme un processus plus automatique qui provient en partie du mimétisme, avec lequel une personne reflète l'expression ou le comportement physique d'une autre. »
[5] « La syntaxe est désormais désespérément réduite aux termes minimaux d’un luminisme scintillant et émotif, comme à peine ébauché, et qui marque le passage de Titien à Rembrandt, mais à travers une intériorisation dramatique qui […] ne trouve en réalité aucun équivalent dans quelque autre moment de l’histoire de l’art »
[6] « Expressivité d’une force inégalable qui renferme en elle l’entière poétique de Caravage selon laquelle la conscience contemplative, douloureuse et pleine d’une infinie commisération déplore une humanité coupable, impossible à sauver. »