Lecture écopoétique des œuvres de Marguerite Yourcenar et de Annie Ernaux : transmettre une nouvelle vision du vivre ensemble vers une transformation écologique et sociale
Stécy Bouchet-Chetaille[1]
« Vanité des vanités nous nous prenions pour le soleil ! Or nous devons aujourd'hui, dans la réalité de notre existence, nous décentrer. Bouté hors du centre, le narcissisme humain subit une nouvelle humiliation […]. Nous vivions du monde et des vivants, comme prédateurs ou parasites, nous devons devenir des symbiotes ». Michel Serres, [1990]2018, p.8.
Si la crise écologique est une crise sensible[2] de notre relation aux écosystèmes, le milieu vivant auquel nous appartenons, le détour par l’art et la lecture d’auteur.e.s qui expriment leur émerveillement, leur compassion et leur souci des humains et plus qu’humains devient nécessaire. La lecture écopoétique des œuvres de Annie Ernaux et de Marguerite Yourcenar permet de mettre au jour de nouveaux récits fondateurs constitués autour des notions de bien vivre, du souci de soi, des autres et du monde, dans la perspective de l’éthique du care envisagée comme forme d’attention à la vulnérabilité[3]. La perspective de lecture écopoétique doit favoriser une prise de conscience des enjeux écologiques et sociétaux actuels, le constat de l’accélération de la dégradation environnementale avec l’avènement du capitalisme. Nous sommes entrés dans une nouvelle époque géologique nommée anthropocène ou capitalocène[4] (Moore, 2020 ; Haraway, 2016), termes qui désignent les transformations provoquées par l’activité humaine, le développement industriel intensif et l’exploitation des ressources naturelles. La prise de position de l’écopoétique s’inscrit dans un désir de voir persévérer la vie des êtres humains et non-humains sur Terre. L’humanité doit cesser de détruire son habitat, l’oïkos – la maison commune – s’engager vers une économie décarbonée et envisager l’avenir par le prisme de la décroissance (Latouche, 2006 ; Parrique 2022). L’écopoétique permet de penser ensemble l’« axe politique » et l’ « axe poétologique » selon Jean-Christophe Cavallin : « L’écopoétique s’inscrit dans le cadre plus général d’une écologie littéraire qui prendrait pour objet les interactions entre théorie littéraire, production des textes et souci du terrestre». Il s’agit de se libérer du modèle anthropocentré, de sortir de la logique cartésienne qui pose l’homme comme « maître et possesseur de la nature » pour repenser nos liens d’interdépendance, à l’échelle locale et globale, pour une transformation du modèle économique, écologique et social. Comme le note Pierre Schoentjes qui définit l’écopoétique littéraire en France, « les textes n'oublient jamais de montrer comment les problèmes environnementaux ont partie liée avec les injustices sociales, le sort des animaux, les rapports nord-sud, l'immigration, la santé publique, la violence envers les femmes, la manière de penser l'appartenance à une communauté » (Schoentjes, 2020). L’écriture écopoétique est ancrée dans l’expérience phénoménologique d’un sujet qui témoigne de son souci d’agir – poiein - pour préserver l’habitabilité de l’oïkos, notre biosphère. En partageant leurs expériences de vie et leur regard sensible sur le monde, Annie Ernaux et Marguerite Yourcenar nous invitent à penser une nouvelle manière de bien vivre ensemble. Il s’agit de sortir des modèles patriarcaux de compétition et de domination, d’imaginer des sociétés fondées sur une pratique éthique et politique du « care » et penser le lien intrinsèque d’interdépendance entre vivants et non vivants par la conscience de notre vulnérabilité commune. Marguerite Yourcenar, première femme élue à l’Académie française en 1980 et Annie Ernaux première écrivaine française prix Nobel de littérature en 2022, ont en commun la pratique d’une écriture de soi décentrée et impliquée qui s’éloigne du modèle autobiographique traditionnel pour s’inscrire dans la tradition antique du souci de soi - l’epimeleia heautou en grec - analysée par Michel Foucault. L’écriture constitue un point de départ vers un questionnement ontologique, éthique et politique. Ce retour à soi n’est donc pas un acte solipsiste, individualiste ; il est l’occasion d’une réflexion critique pour « se défaire de toutes les mauvaises habitudes, de toutes les opinions fausses qu’on peut recevoir de la foule, ou des mauvais maîtres, mais aussi des parents et de l’entourage. Désapprendre (de-discere) est une des tâches importantes de la culture de soi. » (Foucault, 2001, p. 476). Moins connu que le célèbre Connais-toi toi-même qui en est le pendant – l’epimeleia heautou invite à convertir son regard pour le reporter « de l’extérieur, vers soi-même » afin d’apprendre à se gouverner pour pouvoir agir dans la Cité. Les pratiques antiques de souci de soi - par l’écriture, la méditation, le dialogue - permettent d’interroger son rapport au monde comme le note Michel Foucault : « L’epimeleia heautou, c’est une attitude à l’égard de soi, à l’égard des autres, à l’égard du monde. Une certaine manière d’envisager les choses, de se tenir dans le monde, de mener des actions, d’avoir des relations avec autrui. » (ibid., p.17). On se soucie de soi d’abord et surtout pour apprendre à se soucier correctement des autres et agir pour la communauté. Il s’agit, par l’écriture, de se former, se transformer pour transmettre une nouvelle manière de vivre ensemble et s’opposer à ce qui ne paraît ni juste ni légitime tels les violences faites aux animaux, la destruction des écosystèmes, l’extractivisme, la production irraisonnée ou le fonctionnement de la société de consommation qui accroît les inégalités sociales en accentuant le dérèglement climatique.
A travers la lecture écopoétique des récits autobiographiques Le Labyrinthe du monde de Marguerite Yourcenar et Les Années de Annie Ernaux, nous montrerons que le retour à soi n’est qu’une étape, un passage du souci de soi au souci du monde, vers la transmission d’une expérience sensible de l’altérité dans sa plus grande diversité, humaine et non humaine.
De soi au monde
Annie Ernaux présente sa pratique d’écriture de soi comme le lieu d’un partage d’expériences sensibles. Le « je » transpersonnel n’a de sens que s’il peut être transposé en un « nous », un « on » dans une perspective qui n’est pas égocentrée mais universelle : « Le je que j’utilise me semble une forme impersonnelle, à peine sexuée, quelquefois même plus une parole de « l’autre » qu’une parole de « moi » : une forme transpersonnelle, en somme » (Ernaux, 1993). Le souci de soi n’est donc qu’un passage vers la compréhension des autres et du monde. Lorsque Annie Ernaux compose sa grande fresque Les Années qui retrace sa vie des années 40 à 2006, elle précise son choix de ne pas utiliser le pronom « je » : « Ce ne sera pas un travail de remémoration, tel qu’on l’entend généralement, visant à la mise récit d’une vie, à une explication de soi. Elle ne regardera en elle-même que pour y retrouver le monde […] » (Ernaux, 2008, p. 239). La mise à distance du je et le choix d’une diffraction énonciative, avec l’utilisation des pronoms « elle », « nous » et « on », lui permettent d’évoquer ses expériences intimes tout en s’incluant dans une totalité indéfinie, « le mouvement d’une génération (ibid., p. 179). Ce récit qu’Annie Ernaux présente comme « une sorte d’autobiographie impersonnelle » (ibid., 2008, p.240) met ainsi en scène le sujet « elle » traversée par un temps commun, dépositaire d’une mémoire collective. Le moi se fond dans un « nous », comme elle le note dans l’Atelier noir : « Or, quand j’écris vraiment, je m’aperçois que je n’ai pas de moi, que je suis semblable aux autres » (Ernaux, 2022, p. 54). De même, dans les fragments qui constituent le Journal du dehors, un journal extime[5], son regard se décentre pour se concentrer sur des figures marginales ou considérées comme mineures - des sans-domiciles fixes, des employés de supermarchés, des habitants de la banlieue de Cergy où vit toujours Annie Ernaux - avec la certitude que « Notre vrai moi n'est pas tout entier en nous [6]». C’est la conscience de la vulnérabilité d’autrui qui suscite son envie d’écrire « ce qui d’une manière ou d’une autre, provoquait en moi une émotion, un trouble ou de la révolte. » (Ernaux, 1993, p. 499). Son engagement contre toutes les formes de domination la rend attentive aux conséquences des politiques d’extraction et de productions intensives qui détruisent les écosystèmes comme en témoigne sa récente prise de position en faveur du mouvement les Soulèvements de la terre[7]. Dans son récit Les Années, elle dévoile les rouages de la société de consommation et signale que les enjeux environnementaux, sociaux, politiques et économiques sont intimement liés ; les incitations des industriels à consommer toujours plus contribuent à l’épuisement des ressources de la Terre en renforçant les inégalités sociales. L’écriture de soi est toujours liée au souci des autres et du monde ; le mouvement centripète - le retour aux sources du moi - précède un mouvement centrifuge, de dissolution dans la vie des Autres. On observe ce même mouvement de « vaporisation du moi[8] » dans l’écriture du triptyque autobiographique Le Labyrinthe du monde[9] de Marguerite Yourcenar puisqu’il s’agit de se penser « soi-même comme un autre » : « Ma propre existence, si j’avais à l’écrire, serait reconstituée par moi du dehors, péniblement, comme celle d’un autre » (Yourcenar, 1977 p. 526). L’écriture décentrée d’un moi qu’elle envisage comme une entité changeante et universelle s’inscrit dans la perspective de la philosophie bouddhiste qui l’inspire : « je ne crois pas à la personne en tant qu’entité […]je crois à des confluences de courants, des vibrations si vous voulez, qui constituent un être. Mais celui-ci se défait et se refait continuellement » (Yourcenar, 2002, p. 401). C’est à travers la multitude de portraits d’aïeux – les oncles maternels Octave Pirmez et Rémo, sa grand-mère Mathilde, son père Michel et sa mère Fernande décédée peu de temps après sa naissance -, ou d’individus qu’elle se donne pour modèles, que Marguerite Yourcenar se dévoile en creux, présentant d’elle une image diffractée. Tous ces personnages peuvent, en effet, être considérés comme ses « reflets anticipés » (Roudaut, 1978, p.71) ; ils ont en commun, avec leur lointaine parente, la capacité d’éprouver de la compassion qu’elle définit comme « l’horrible don de voir face à face le monde tel qu’il est » et de « pâtir avec ceux qui pâtissent » (Yourcenar, 1974, p. 855-856). Le souci de la vulnérabilité humaine et non humaine est, en effet, l’un des traits déterminants du caractère de la jeune Marguerite : « Cette fillette vieille d’une heure est en tout cas déjà prise, comme dans un filet, dans les réalités de la souffrance animale et de la peine humaine » (Yourcenar, 1974, p. 723). L’écriture de soi n’a donc de sens que dans la perspective d’une transmission d’expériences, de ce qu’elle considère comme des étapes initiatiques : « Les incidents de cette vie m’intéressent surtout en tant que voies d’accès par lesquelles certaines expériences l’ont atteinte » (Yourcenar, 1977, p. 1182).
Interdépendance
C’est en qualité de citoyenne engagée pour la protection des écosystèmes et de la défense animale que Marguerite Yourcenar partage sa nouvelle vision politique du vivre ensemble dans l’interdépendance, avec la ferme certitude quenous sommes partie intégrante de la biosphère. Elle refuse les modèles de domination anthropocentrique et prône l’égalité intrinsèque de toutes les formes de vie. Sa réflexion écologique comporte ainsi des analogies avec la deep ecology du philosophe norvégien Arne Naess qui affirme : « Nous ne sommes pas étrangers au reste de la nature, et pour cette raison même, nous ne pouvons agir comme bon nous semble à son endroit sans nous modifier nous-mêmes » (Naess, [1989]2020, p. 51). C’est par l’écriture qu’elle met au jour les expériences qui l’ont formées et lui ont appris à ouvrir les yeux et « comme les plongeurs à les garder grands ouverts ». Sa clairvoyance est pessimiste lorsqu’elle dénonce les conséquences de l’anthropocène : « L’homme a fait de tout temps quelque bien et beaucoup de mal ; les moyens d'action mécaniques et chimiques qu'il s'est récemment donnés, et la progression quasi géométrique de leurs effets ont rendu ce mal irréversible » (Yourcenar, 1977, p. 1181.) ; mais il s’agit aussi de garder les yeux ouverts sur ce monde qui l’émerveille : « Laissons ses yeux neufs suivre le vol d’un oiseau ou le rayon de soleil qui bouge entre deux feuilles. Le reste est peut-être moins important qu’on ne croit. » (ibid.). Si la figure de Marguerite Yourcenar n’apparaît que furtivement dans les deux premiers volumes, Souvenirs pieux et Archives du nord, puisqu’elle s’y présente comme un nourrisson de six mois, c’est dans le dernier tome inachevé et publié de manière posthume, qu’elle évoque ses souvenirs d’enfance : « Je revois surtout des plantes et des bêtes » (Yourcenar, 1988, p.1327). L’autrice parle cette fois en son nom puisqu’il s’agit de transmettre ses premiers souvenirs d’émerveillement dans les paysages du Mont-Noir de son enfance et ses expériences au contact des animaux qui sont à l’origine de son engagement : « J’eus une ânesse qui s’appelait Martine, comme tant d’ânesses, et son ânon prénommé Printemps qui trottait à son côté. Je me souviens moins de les avoir montés que d’avoir embrassé chaque jour la mère et le petit » (Yourcenar,1988, p.1329). Elle mentionne sa chèvre, son gros mouton tout blanc et les lapins « qui cabriolaient tout le jour sous les grands sapins » (ibid.). Déjà soucieuse du bien-être animal, la petite Marguerite s’inquiète de déranger le sommeil des lapins et renonce au plaisir de « s’emparer d’eux et serrer contre [elle] leurs flancs chauds et mous » (ibid.). Ces premiers liens tissés dans l’enfance avec les animaux qui partageaient son quotidien l’ont rendue vigilante, sensible à la vulnérabilité des écosystèmes vivants, ce qu’elle exprime très tôt par le refus d’une alimentation carnée : « J'avais repoussé dès l'époque du sevrage tout élément carné ; mon père respecta ce refus. On me nourrit bien, mais autrement. » (Yourcenar,1988, p.1329). Marguerite Yourcenar demeurera toute sa vie végétarienne par principe éthique et fera dire à Zénon, le personnage principal de L’Œuvre au noir, ce célèbre aphorisme : « Manger de la viande, c’est digérer des agonies ». Elle éprouve cet impératif éthique qui impose, dans la philosophie de Levinas, la reconnaissance du primat d’autrui sur soi par la conscience de sa vulnérabilité, impératif qu’elle élargit à l’ensemble des espèces vivantes et non vivantes. C’est cette conscience de sa responsabilité devant la vulnérabilité des animaux et des écosystèmes qui agite Marguerite Yourcenar, pionnière en matière de protection et de revendication du droit des animaux : « Il y a pour moi cet aspect bouleversant de l’animal qui ne possède rien, sauf la vie, que si souvent nous lui prenons. » (Yourcenar,1981, p. 84). Si elle fut très active sur les questions écologiques en tant que membre d’une quarantaine d’associations, c’est principalement dans son écriture qu’elle transmet ses engagements et dénonce l’anthropisation, la destruction de paysages ou de milieux naturels et d’écosystèmes par l'action de l'homme. Lorsqu’elle découvre des photos du Mont-Noir bombardé après la Première Guerre mondiale, elle s’émeut des conséquences de ce « désastre humain doublé d’un désastre végétal ». Elle exprime sa compassion pour les victimes sacrifiées, se rappelant « la masse d’entrailles, des flots de sang, des fumées d’âmes » (Yourcenar,1988, p.1387) sans oublier d’évoquer les catastrophes écologiques collatérales : « Mais tragiquement beaux surtout étaient les grands sapins étêtés, ébranchés, qui m'avaient ombragée naguère quand j'essayais de me mêler aux jeux des lapins, sûrement morts eux aussi. Debout, tendant parfois un ou deux tronçons de branchages sans feuilles, les sapins semblaient à la fois des martyrs et leur propre croix » (ibid.). Devant les photos du paysage de son enfance détruit, Marguerite Yourcenar transmet son émotion, sa solastalgie[10], terme forgé par Glenn Albrecht qui désigne le sentiment de désolation qu’éprouve un sujet face à la dévastation de son habitat et de son territoire, conséquences de l’activité humaine et du dérèglement climatique :
« Les bêtes et les oiseaux avaient disparu » […] où était l'ânon Printemps et sa mère Martine ? L'herbe a repoussé, mais pas nombre de fleurs qui l’émaillaient depuis toujours. Les taillis et certaines espèces sylvestres repoussent, mais dans ces régions où autrefois la haute futaie n'était pas rare, je m'émeus encore de voir des conducteurs de groupe scolaire signaler avec respect des arbres vieux de soixante-quinze ans[11]». (Yourcenar,1988, p. 1388)
A ce sentiment de désolation devant ce qui n’est plus se mêle ici la sensation d’un immense gâchis ; elle rappelle avec amertume que la guerre est souvent « jugée, sans examen, le seul moyen de régler entre les peuples les querelles d’intérêt, ou qui pis est, de point d’honneur » (ibid.). C’est ce désir humain d’exercer une domination sur les êtres et le monde qu’elle déplore et dénonce : « L'homme avec ses pouvoirs qui, de quelque manière qu'on les évalue, constituent une anomalie dans l'ensemble des choses, avec son don redoutable d'aller plus avant dans le bien et dans le mal que le reste des espèces vivantes connues de nous, avec son horrible et sublime faculté de choix » (Yourcenar,1977, p.957). Le récit de soi de Marguerite Yourcenar n’est donc jamais égocentré, il constitue le point de départ d’une transmission d’expériences avec le souci d’être utile[12]. Dans ses notes et projets d’écriture pour l’année 1973, date de rédaction du premier tome Souvenirs pieux, Marguerite Yourcenar évoque le projet d’un « Paysage avec les Animaux : beau titre et beau sujet, mais je n’aurais sans doute plus jamais la force de l’écrire » avant de préciser « une partie de sa substance a passé dans Souvenirs pieux et passera dans le Labyrinthe du monde » (Yourcenar,1999, p.41). Le récit autobiographique est donc inextricablement lié au souci de la cause animale et de la préservation des écosystèmes. Il s’agit pour l’autrice de confronter ses lecteurs à ce qu’ils ignorent ou refusent de voir, en évoquant par exemple les conditions de fin de vie d’« une vache nourricière » dont le lait « apaise les cris de la petite fille » : « elle arrivera pantelante au lieu de l'exécution, la corde au cou, parfois l'œil crevé, remise entre les mains de tueurs que brutalise leur misérable métier, et qui commenceront peut-être à la dépecer pas tout à fait morte. » (Yourcenar,1974, p. 724-725). Marguerite Yourcenar rappelle qu’en tolérant des actes de cruautés perpétrés contre les animaux, l’humain s’octroie le droit à l’inhumanité. L’acceptation des violences faites aux animaux est le signe, selon le philosophe Hartmut Rosa, que nous « chosifions » la nature : « Notre rapport aux animaux est à cet égard très significatif si l'on songe aux expériences que nous leur faisons subir ou aux élevages intensifs. Le fait qu’envers eux nous nous autorisons tout, sans aucune empathie, est l’illustration parfaite de la chosification. » (Rosa & Wallenhorst, 2022, p. 30) Nous considérons les animaux et la nature comme des ressources et nous oublions que nous sommes organiquement liés aux écosystèmes dont nous dépendons : « Si nous retrouvons cette dimension de notre lien organique avec elle, nous ne la détruirons plus sans pitié comme nous le faisons en ce moment » ajoute Hartmut Rosa. Marguerite Yourcenar a très tôt exprimé cette conscience que le petit soi appartient à un grand Tout. Elle affirme, à l’occasion d’un entretien en 1978, la nécessité de penser une éthique de la terre qui prenne acte de notre co-responsabilité dans la destruction des écosystèmes :
« Pour la première fois nous savons que nous sommes responsables et pour la première fois, nous arrivons presque à un point de non-retour. À cause des techniques modernes, nous pouvons détruire beaucoup plus vite. Au fond l'homme a toujours détruit, mais dans une petite mesure. Il coupait quelques arbres autour de sa maison, il chassait, tuait quelques animaux. Ça n'avait pas un très grand effet sur l'ordre des choses. Maintenant tout ce que nous faisons détruit. Quoi que nous fassions. » (Yourcenar, 2002, p. 207).
Elle rappelle ce qui devrait être un impératif catégorique, la nécessité de « ne pas peser sur la terre » (ibid.) pour nous inciter à modérer nos consommations souvent vaines. Elle convoque le modèle des sociétés indiennes primitives qui « avaient le sentiment très fort qu’il fallait passer sur la terre en laissant le moins possible de traces. » (ibid.). Comme le souligne le philosophe David Abram, nous avons perdu cette capacité d’attention qui nous permettait d’entrer en relation avec le vivant ; nous ne savons plus par exemple, à l’instar des peuples animistes indigènes, « écouter le langage articulé des arbres […] reconnaître le feuillage particulier qui confère à chaque arbre sa voix distincte » (Abram, 2013). C’est parce que nous avons perdu ce lien sensible que nous n’agissons pas pour la protection des écosystèmes. Nous devons pourtant nous souvenir que « nous sommes les légataires universels de la terre » (Yourcenar, 1977, p.974), qu’elle est notre « Terre-patrie » (Edgar Morin,1993) et que notre sort est inextricablement lié au sien. Marguerite Yourcenar réaffirme son souci de protéger les ressources de la biosphère en étant attentive à chacun de ses gestes quotidiens : « Il y a même un dilemme curieux dont je suis très consciente. Si je veux laver la vaisselle et que je tourne le robinet de l'évier, je me dis : “Doucement, n'utilisons pas trop d'eau, l'eau commence à devenir rare un peu partout. Mais qu'est-ce que je vais faire ? Terminer le nettoyage de ma poêle à frire avec un morceau de papier ? Alors, attention aux forêts détruites. Aux forêts qui ont produit ce papier, cruel dilemme“. » (ibid.)
Surconsommation : liberté ou aliénation ?
Annie Ernaux hérite de cette conscience écologique qui est d’abord celle d’avoir appris à vivre dans la rareté de tout et le souci de ne rien gaspiller. En tant que petite-fille et fille de paysan - son père fut vacher à douze ans – elle se dit « archiviste » des gestes quotidiens « transmis, de mère en fille pendant des siècles » qui imposait un savoir-faire, celui du « double usage ». Sa grand-mère, écrit-elle, dans Une Femme, « gardait tout, la peau du lait, le pain rassis, pour faire des gâteaux, la cendre de bois pour la lessive […] l’eau du débarbouillage matinal pour se laver les mains dans la journée » (Ernaux,1988, p. 26). C’est donc avec le souvenir de ses origines très modestes qu’Annie Ernaux rend compte, dans sa grande fresque Les Années, de l’évolution sociale au lendemain de la guerre, qui est d’abord la foi dans le Progrès et l’espoir d’une vie meilleure : « Le Progrès était l'horizon des existences. Il signifiait le bien être, la santé des enfants, les maisons lumineuses et les rues éclairées, le savoir tout ce qui tournait le dos autre chose noire de la campagne et à la guerre. Il était dans le plastique et le Formica, les antibiotiques et les indemnités de la sécurité sociale l'eau courante sur l'évier […] » Ernaux, 2008, p.44.) C’est à travers des inventaires poétiques qu’elle exprime ce passage d’une vie conditionnée par le manque, d’une époque où l’« on vivait dans la rareté de tout » (Ernaux, 2008, p.39) au règne de la surconsommation : « Tout ce qui se trouvait dans les maisons avait été acheté avant la guerre. Les casseroles étaient noircies démanchées, les cuvettes désémaillées, les brocs percés, colmatés avec des pastilles vissées dans le trou. Les manteaux étaient retapés, […]Tout devait faire de l'usage […].» (ibid.). Mais déjà la réclame, ancêtre du marketing et de la publicité, assure à chacun une vie bonne et heureuse dans l’accession aux choses : « La réclame martelait les qualités des objets avec un enthousiasme impérieux, les meubles Lévitan sont garantis pour longtemps ! Chantelle, la gaine qui ne remonte pas ! l’huile Lesieur trois fois meilleure ! […]les réclames de Radio Luxembourg, comme les chansons, apportaient la certitude du bonheur de l'avenir ». (Ernaux, 2008, p. 43). L’utilisation de l’adjectif « impérieux » souligne le caractère injonctif des réclames qui prescrivent nos futurs choix ; il n’est pas inutile de rappeler l’étymologie du terme « réclame » qui désigne un appât, un leurre pour attirer les oiseaux dans des pièges. L’écriture poétique de la liste, qui accumule les objets commerciaux ou les slogans publicitaires inscrits dans la mémoire de plusieurs générations, ne procède pas qu’à un simple inventaire ; Annie Ernaux nous confronte à cette nouvelle réalité sociale qui est celle de l’amoncellement inutile de choses qu’on nous incite à consommer. L’effacement apparent du je lui permet de conserver une juste distance pour réaliser cette fresque qui présente l’évolution du monde soumis à cette dictature des marques et de la consommation : « La société avait maintenant un nom, elle s'appelait "société de consommation". C'était en fait sans discussion, une certitude sur laquelle, qu'on s'en félicite ou qu'on le déplore, il n'y avait plus à revenir. L'augmentation du prix du pétrole tétanisait brièvement. L'air était à la dépense et il y avait une appropriation résolue des choses et des biens du plaisir ». (Ernaux, 2008, p.116). C’est avec l’ironie satirique des grands moralistes classiques qu’elle dévoile les rouages de cette société de consommation qui emprunte les codes du spectacle dans des mises en scènes commerciales orchestrées par la « pub [qui] montrait comment il fallait vivre et se comporter, se meubler, elle était la monitrice culturelle de la société » (Ernaux, 2008, p.117). C’est avec cette même distance ironique qu’elle observe comment le marketing nous incite à consommer toujours plus et de manière irraisonnée:
« A raison d'un pot par jour, un an n'aurait pas suffi à essayer toutes les sortes de yaourts et de desserts lactés. Il y avait des dépilatoires différents pour les aisselles masculines et féminines, des protège-strings, des lingettes, des "recettes créatives" et des "petites bouchées rôties" pour les chats, divisés en chats adultes, jeunes, seniors, d'appartement. Rien du corps humain, de ses fonctions, n'échappait à la prévoyance des industriels. Les aliments étaient soit « allégés » soit « enrichis » de substances invisibles, vitamines, oméga 3, fibres. Tout ce qui existe, l'air, le chaud et le froid, l'herbe et les fourmis, la sueur et le ronflement nocturne, était susceptible d'engendrer des marchandises à l'infini et des produits pour entretenir celles-ci dans une subdivision continuelle de la réalité et une démultiplication des objets ». (Ernaux, 2008, p. 217)
L’approche écopoétique de la fresque Les Années permet de restituer « ce temps commun » au lendemain de la Seconde Guerre mondiale qui est celui de l’avènement de la société de consommation, un temps rapide de mutation, où le terme même de « consommateur » s’impose comme « la définition première de l'individu » (Ernaux, 2008, p.219). L’homme devient le produit de ce qu’il consomme et se soumet à ce qu’elle nomme « cette dictature douce » :
« L’imagination commerciale était sans bornes. Elle annexait à son profit tous les langages, écologique, psychologique, se paraît d’humanisme et de justice sociale, nous enjoignait de "lutter tous ensemble contre la vie chère", prescrivait : "faites-vous plaisir", "faites des affaires". Elle ordonnait la célébration des fêtes traditionnelles, Noël et la Saint-Valentin, accompagnait le ramadan. Elle était une morale, une philosophie, la forme incontestée de nos existences. La vie. La vraie. Auchan » (ibid.).
Annie Ernaux nous rend spectateurs du spectacle de nos vies immergées dans cette société où tout n’est qu’illusion, représentation, mise en scène factice d’un bonheur illusoire vanté par les slogans des publicités et incarné par les mines réjouies des acteurs qui nous assurent que la possession des choses aura le pouvoir magique de nous rendre heureux : « Les tournant et les retournant, on continuait d’attendre d’elles on ne savait quoi après les avoir eues ». (Ernaux, 2008,p.43). En fidèle lectrice de Pierre Bourdieu, elle rappelle que la société de consommation entretient nos désirs en nous maintenant dans l’illusion de pouvoir acheter une « distinction sociale » dans la possession de nouveaux objets : « Les jeunes couples des classes moyennes achetait la distinction avec une cafetière Hellem, l’Eau Sauvage de Dior […] » ( Ernaux, 2008, p. 90), « Pour les adolescents - surtout ceux qui ne pouvaient compter sur aucun autre moyen de distinction sociale - la valeur personnelle était conférée par les marques vestimentaires, L'Oréal parce que je le vaux bien (Ernaux, 2008, p. 197). La publicité détourne tous nos désirs en nous persuadant que la possession d’objets ajoute de la valeur d’être. Si Annie Ernaux dévoile la réalité de ce que l’on peut nommer le capitalocène - période d’accélération de la dégradation environnementale avec l’avènement du capitalisme et le développement de la production et de la consommation de masse - elle ne s’exclut jamais de la critique réaffirmant sans cesse, ironiquement, qu’elle est elle-même happée par le désir de consommer, soulignant ainsi la puissance de cette machine commerciale : « De Darty à Pier import, le désir d'acheter bondissait en nous, comme si l'acquisition d'un gaufrier électrique et d'une lampe japonaise allait faire de nous des êtres différents » (Ernaux, 2008 p. 129). Si Annie Ernaux refuse de jouer le rôle de juge ou d’accusateur, son implication est celle de l’observateur qui fait corps avec tous. La narratrice s’inclut dans un « nous » qui désigne tantôt les « contempteurs sourcilleux » (Ernaux, 2008, p. 198) qui portent un regard critique et lucide tantôt celui des consommateurs de la classe supérieure, dont elle fait partie, et qui sont paradoxalement les principaux acteurs de ce qui est dénoncé :
« Et nous qui n'étions pas dupes, qui examinions gravement les dangers de la publicité avec les élèves, donnions un sujet sur “le bonheur est-il dans la possession des choses?", nous achetions à la Fnac une chaîne hi-fi, une radiocassette Grundig, une caméra super-huit Bell et Howell avec l'impression d'utiliser la modernité à des fins intelligentes. Pour nous et par nous la consommation se purifiait. » (Ernaux, 2008, p. 117)
Elle rend compte de cette sensation commune d’être pris, malgré soi, dans le tourbillon de la consommation que le sociologue et philosophe Hartmut Rosa nomme le phénomène d’accélération : « Nous sommes affairés à améliorer notre base de ressources […] à l’arrière-plan, il y a cette idée que si nous soignons suffisamment nos ressources nous pourrons parvenir à une vie bonne. Mais… nous ne parvenons pas à ce stade parce que cette base de ressources s’érode perpétuellement. » (Rosa, Wallenhorst, 2022, p. 9). L’accélération devient un facteur négatif lorsque nous acceptons de nous aliéner pour consommer toujours davantage ; c’est ce qu’observe justement Annie Ernaux : « L’arrivée de plus en plus rapide des choses faisait reculer le passé. Les gens ne s'interrogeaient pas sur leur utilité, ils avaient simplement envie de les avoir et souffraient de ne pas gagner assez d'argent pour se les payer immédiatement. Ils s’habituaient à rédiger des chèques, découvraient les “facilités de paiement“, le crédit Sofinco.» (Ernaux, 2008, p.90). Ces discours publicitaires veulent nous persuader que notre vie sera « bonne » tant qu’il sera possible d’acquérir de nouveaux objets. Comme le note le philosophe Arne Naess, « une grande quantité de l’énergie mentale disponible au sein de la vie économique est utilisée dans le seul but de créer de prétendus nouveaux besoins, et d’encourager toujours plus de personnes à accroître leur consommation matérielle […]. Nous sommes empêtrés dans un système qui garantit le bien-être à court terme à une petite partie du monde, sous la forme d’une abondance matérielle par elle-même destructrice » (Arne Naess, 2020[1989], p. 54). L’engagement de Annie Ernaux pour la cause des Gilets jaunes et plus récemment pour Les Soulèvements de la Terre permet de rappeler que les enjeux environnementaux ne sont pas décorrélés des enjeux sociaux, politiques et économiques. Le développement industriel capitaliste épuise les ressources naturelles, détruit les écosystèmes et accentue les clivages sociaux. C'est avec une lucidité désabusée qu'elle s'inclut parmi les privilégiés, ceux qu'on désigne comme tels parce qu'ils ont le pouvoir de consommer : « On se souvenait du reproche des parents, “tu n'es donc pas heureux avec tout ce que tu as ? “. Maintenant on savait que tout ce qu'on avait ne suffisait pas au bonheur. Ce n'était pas une raison pour renoncer aux choses. Et que certains en soient écartés, « exclus », paraissait le prix à payer, un quota indispensable de vies sacrifiées, afin que la majorité continue d'en jouir » (Ernaux, 2008, p. 2019). Elle souligne, dans une pointe d’ironie acerbe, « la sollicitude de la grande distribution » qui met « à disposition des pauvres des rayons de produits en vrac et bas de gamme, sans marque, corned-beef, pâté de foie, qui rappelaient aux nantis la pénurie et l’austérité des anciens pays de l’Est » (Ernaux, 2008, p. 219). C’est encore avec la distance satirique de l’observateur clairvoyant qu’elle affirme : « “Les sans domicile fixe“ faisaient partie du décor de la ville comme la publicité » (Ernaux, 2008, p.167). Si Annie Ernaux refuse de parler d’une écriture engagée, au sens sartrien[13] du terme, il s’agit pourtant bien de mettre au jour les dérives d’une société qui transforme le langage en slogan, où tout n’est plus qu’objet et désir de possession, y compris pour les migrants, attirés par le rêve européen de la consommation :
« Pour tout le monde, y compris les immigrants clandestins entassés sur une barque vers la côte espagnole, la liberté avait pour visage un centre commercial, des hypermarchés croulant sous l’abondance. Il était normal que les produits arrivent du monde entier, circulent librement, et que les hommes soient refoulés aux frontières. Pour les franchir certains s’enfermaient dans des camions, se faisaient marchandise – inertes – mouraient asphyxiés, oubliés par le conducteur sur un parking au soleil de juin à Douvres » (Ernaux, 2008, p. 219).
Ce sont ses émotions qui la guident dans ses engagements. Son implication est celle d’une citoyenne humaniste qui s’indigne de la mort tragique de ces migrants transformés en marchandises. Annie Ernaux dénonce les effets pervers du système capitaliste néolibéral qui donne libre cours aux échanges commerciaux mais laisse les migrants, attirés par le rêve de la profusion occidentale, mourir sur des embarcations de fortune en mer. C’est cette incohérence qu’elle expose dans un texte intitulé La petite fille de Sfax rédigé à l’occasion de sa participation au festival littéraire de Taobuk, en Sicile dont le thème était « la liberté » :
« Sur la plage d’une île, dans l’archipel de Kerkennah, au large de Sfax, une petite fille d’environ trois ans a été découverte, le 24 décembre dernier. Morte noyée. Elle portait un blouson rose et un collant. […]. Quand on m’a demandé de parler des territoires de liberté, j’ai pensé à la petite fille de Sfax. À ce principe de liberté inscrit dans plusieurs articles de la Convention européenne des droits de l’homme et, en France, au fronton des bâtiments publics, principe qui s’arrête aux frontières. Pas pour tous et pas pour tout. Parce que, les marchandises, elles, circulent allègrement d’un continent à l’autre, la liberté c’est, semble-t-il, d’abord celles des choses et de l’argent »[14].
Notre absence d’empathie devant ces familles qu’on laisse mourir aux frontières de l’Europe signale bien la cruelle absence de résonance, cette capacité d’entrer en relation avec les Autres et le monde, qui est pourtant au fondement de l’humanisme.
Accélération et résonance
Selon Hartmut Rosa, le phénomène d’accélération est un problème lorsque pris par le sentiment d’urgence de consommer, nous ne parvenons plus à entrer en résonance avec le monde. C’est à la manière d’aphorismes, séparés par des blancs, qu’Annie Ernaux témoigne de l’entrée dans cette nouvelle temporalité de l’accélération : « Nous étions débordés par le temps des choses » (Ernaux, 2008, p. 223) /« Le clic sautillant et rapide de la souris sur l’écran était la mesure du temps » (ibid.) / « Nous mutions. Nous ne connaissions pas notre forme nouvelle » (ibid., p. 225). Ce temps numérique constitue une pause temporelle en nous donnant le sentiment d’un temps infini : « Rien des choses autour de nous ne durait assez pour accéder au vieillissement, elles étaient remplacées, réhabilitées à toute allure » (Ernaux, 2008, p. 198). Mais Marguerite Yourcenar nous rappelle qu’il est dangereux de vivre dans le présent d’une accélération perpétuelle sans se soucier du futur : « C'est l'erreur de tous de songer aux satisfactions du présent et aux profits de demain, jamais à l'après-demain ou à l’après-siècle ». Elle déplore notre absence de prévoyance devant les nouvelles technologies que nous développons sans songer au principe de responsabilité défini par Hans Jonas qui nous impose de prendre le temps de réfléchir aux conséquences de nos actions pour les générations futures. Elle évoque l’émotion du jeune Marcel Proust qui « pleurait des larmes d’enthousiasme en voyant son premier avion s’élever dans le ciel de Balbec » (Yourcenar, 1977, p. 1202) sans qu’il puisse anticiper les effets tragiques de ces nouvelles technologies « la mort tombant du ciel, Coventry, Dresde, Hiroshima, et les anéantissements placés plus loin dans ce qui est encore notre avenir » (ibid.). Marguerite Yourcenar nous incite à la prudence en rappelant encore « à quel point la découverte de l'automobile fut un miracle pour l'homme du tournant du siècle » sans songer aux conséquences de son développement : « l'asservissement du monde aux puissances du pétrole, l'océan souillé par les forages et les mortelles marées noires » (ibid.) Elle nous propose de porter un regard lucide sur les nouvelles avancées technologiques, de relativiser nos enthousiasmes en anticipant les conséquences de nos actes : « Nous avons vu depuis tant de nouveaux triomphes technologiques qui n’ont en rien changé l’homme, et pas toujours dans le bon sens la condition humaine, que ces enthousiasmes aujourd’hui ont un arrière-goût amer. Ils étaient alors l’état normal d’un homme ouvert aux réalisations nouvelles » (ibid.). Si au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, « le Progrès était l’horizon des existences » (Ernaux, 2008, p. 44), associé à l’espoir d’une vie meilleure dans la possession voire l’accumulation des choses, on distingue désormais la notion de Progrès de l’idée de croissance économique et sociale :
« Jusqu’à ce jour le progrès a été mesuré avec le plus grand sérieux en fonction du taux consommation d’énergie et de l’acquisition ou de l’accumulation d’objets matériels. La priorité a ainsi été donnée à ce qui semble améliorer les conditions matérielles de « la vie bonne », sans même se demander si cette vie était effectivement vécue comme telle. Nous verrons bien comment les choses évoluent à l’avenir, mais il semble que de plus en plus de personnes dans les sociétés dites d’abondance n’estiment pas que la vie qu’elles mènent, dans de telles conditions soient la « bonne » (Naess, 2020[1989], p. 53).
La visée progressiste actuelle n’est plus guidée par l'idée d’un progrès technique mais par une attention aux questions environnementales et sociales, dans une perspective décroissantiste qui met le bien vivre au cœur de nos vies. Comme le note Edgar Morin, les enjeux du développement ne sont plus ceux de la croissance du PIB, ils sont à réinventer ; nous devons imaginer de nouvelles finalités : « Lesquelles ? vivre vraiment. Mieux vivre. Vraiment et mieux, qu'est-ce à dire ? Vivre avec compréhension, solidarité et compassion ». (Morin, 1993). Prendre soin de soi, des autres et du monde ne serait-ce pas là le vrai progrès pour l’humanité de demain ? Arne Naess, fondateur du mouvement de l’écologie profonde, rappelle que « nous avons besoin de types de sociétés et de communautés où chacun puisse trouver l’occasion de s’épanouir […] - des sociétés où le fait même d’être en compagnie des autres êtres vivants compte plus que de les exploiter ou de les tuer – au rebours de ces sociétés et communautés qui glorifient la croissance, pourtant elle-même dénuée de valeur » (ibid., p.52). C’est ce besoin « d'être en harmonie avec soi, les autres, la nature et d'échapper à la société » (Ernaux, 2008, p. 115) qu’exprime Annie Ernaux lorsqu’elle rapporte les discussions de convives attablés à la campagne « les soirs d’été, au début des années soixante-dix, dans l’odeur de la terre sèche et du thym ». Ce qui n’était encore qu’un rêve utopique apparaît désormais comme une nécessité pour échapper à cette réalité anthropique que peignait déjà Marguerite Yourcenar, en 1977, alors qu'elle évoquait le futur de « la nouvelle-née » :
« Les temps qu'elle vivra seront les pires de l'histoire […] Des moyens de communication massifs au service d'intérêts plus ou moins camouflés déverseront sur le monde, avec des visions et des bruits fantômes, un opium du peuple plus insidieux qu'aucune religion n'a jamais été accusée d'en répandre. Une fausse abondance, dissimulant la croissante érosion des ressources, dispensera des nourritures de plus en plus frelatées, et des divertissements de plus en plus grégaires, panem et circenses de sociétés qui se croient libres. La vitesse annulant les distances annulera aussi la différence entre les lieux, traînant partout les pèlerins du plaisir vers les mêmes sons et lumières factices, les mêmes monuments aussi menacés de nos jours que les éléphants et les baleines, un Parthénon qui s'effrite et qu'on se propose de mettre sous verre […] une Venise pourrie par les résidus chimiques. Des centaines d'espèces animales qui avaient réussi à survivre depuis la jeunesse du monde seront en quelques années anéanties pour des motifs de lucre et de brutalité ; l'homme arrachera ses propres poumons, les grandes forêts vertes. L'eau, l'air, et la protectrice couche d'ozone, prodiges quasi uniques qui ont permis la vie sur la terre, seront souillés et gaspillés » (Yourcenar, 1977, p. 1180)
C’est en mentionnant la chanson d’Alain Souchon Foule sentimentale qu’Annie Ernaux évoque son sentiment d’impuissance mélancolique devant cette certitude d’avoir été leurrée par la promesse d’une vie meilleure consacrée à produire et consommer toujours davantage : « On nous fait croire / Que le bonheur c'est d'avoir / De l'avoir plein nos armoires » : « En écoutant la dernière chanson de Souchon, Foule sentimentale, c'était comme si on se contemplait dans cent ans, tels que les gens d'alors nous verraient, et l’on avait l'impression mélancolique de ne pouvoir rien changer de ce qui nous emportait » (Ernaux, 2008, p. 185).
Conclusion
Marguerite Yourcenar et Annie Ernaux portent un regard attentif sur le monde et revendiquent leur désir d'être utiles, d'agir dans la Cité[15]. Ces deux autrices profondément humanistes ont en partage ce souci des Autres dans leur plus large diversité - vivants et non vivants. Le retour à soi dans l’écriture n’est donc qu’un passage vers la compréhension sensible du monde conformément au modèle antique de l’epimeleia heautou défini par Michel Foucault. Cette « pratique de soi » que chacun peut exercer au quotidien par la méditation, le dialogue et l'écriture (Biancofiore & Barniaudy, 2024), permet d’interroger sa relation au monde afin de modifier ses habitudes et refuser toute convention donnée pour acquise. Une bonne connaissance de soi permet de développer son esprit critique afin de mieux discerner ce qui relève de l’habitude, des préjugés ou d’une doxa imposée. Marguerite Yourcenar et Annie Ernaux interrogent, à travers leurs propres expériences, nos manières de vivre en société : en acceptant de nous soumettre à des injonctions publicitaires et de nous aliéner dans une surconsommation effrénée, ne sommes-nous pas entrés dans une forme de servitude volontaire ? Les deux autrices nous encouragent à résister contre le modèle de domination capitaliste fondé sur l’exploitation des ressources qui ne profitent qu’à quelques-uns. Il s’agit désormais de sortir de l’état de sidération (Worms, 2020) qui est le nôtre devant l’étendue des catastrophes causées par l’homme sur son environnement afin d’envisager un changement de paradigme et penser une manière plus sage d’habiter le monde dans l’interdépendance ou la symbiose. Comme le note Arne Naess, les crises pourraient contribuer « à nous rendre sensibles à l’existence d’autres manières de mener une vie qui soit pleine de sens, lesquelles ont été largement ignorées ou sous-estimées jusqu’à ce jour, au profit de la seule recherche d’une adaptation à la mégasociété techno-industrielle urbanisée. » (Naess, 2020[1989], p. 52). Annie Ernaux rappelle le pouvoir de la littérature qui agit comme une « révolution lente et silencieuse » : « Je crois que la littérature peut contribuer à modifier la société, comme l’action politique quoique différemment […]. Elle peut sur le long terme, imprégnant l'imaginaire du lecteur, rendre celui-ci sensible à des réalités qu'il ignorait, ou l'amener à voir autrement ce qu'il considérait toujours sous le même angle ». (Annie Ernaux, 2006, p. 99). La lecture des œuvres de Annie Ernaux et Marguerite Yourcenar nous invite, en effet, presque malgré nous, à transformer nos habitudes et nous rappelle qu’une vie réussie est celle où l'on vit en résonance avec soi, les Autres, les animaux et le monde.
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[1] Université Paul Valéry, Montpellier – ReSO et IRIEC, stecychet@gmail.com
[2] « Par crise de la sensibilité, j’entends un appauvrissement de tout ce que nous pouvons sentir, percevoir, comprendre, et tisser comme relations à l’égard du vivant » (Morizot, 2020, p. 17).
[3] Voir le Manifeste du care de Luigina Mortari « Venir au monde signifie faire l’expérience de la fragilité et de la vulnérabilité […] Répondre à la nécessité du réel signifie prendre soin de soi, prendre soin des autres, du monde et de la nature » https://tepcare.hypotheses.org/1465
[4] Le concept de capitalocène - très proche de celui d’anthropocène - rappelle que c’est le développement par l’humain d’un système capitaliste qui impose une production de masse énergivore, hautement carbonée et peu respectueuse de l’environnement qui est la principale cause du dérèglement climatique. La consommation de masse, en particulier alimentaire, très dépendante des plastiques, des fertilisants et autres pesticides, tous dérivés du pétrole, contribuent et accentuent la dégradation catastrophique de la planète. Donna Haraway revendique l’utilisation de ce terme : « Donc, je pense que trouver un grand nouveau nom, en fait plus d’un, se justifie – comme Anthropocène, Plantationocène, et Capitalocène, un terme d’Andreas Malm et de Jason Moore avant d’être aussi le mien » (Haraway, 2016, p. 75-81).
[5] Journal du dehors (1995) La Vie extérieure (2001) et Regarde les lumières mon amour (2016) sont des journaux extimes : terme forgé par Michel Tournier en 2002 qui oppose les journaux intimes, tournés vers soi, aux journaux extimes, tournés vers les autres, le monde.
[6] Citation de Jean-Jacques Rousseau en épigraphe. Annie Ernaux, Journal du dehors, 1996, Paris, Gallimard.
[7] Annie Ernaux : « Les Soulèvements de la Terre sont un mouvement pour la vie » https://reporterre.net/Annie-Ernaux-Les-Soulevements-de-la-Terre-sont-un-mouvement-pour-la-vie ( 24 juin 2023).
[8] « De la vaporisation et de la centralisation du moi ; tout est là », Baudelaire, Mon cœur mis à nu, œuvres posthumes, 1908.
[9] Composé de Souvenirs pieux (1974), Archives du Nord (1977) et Quoi ? L’éternité (1988).
[10] La disparition du paysage familier réconfortant (solace en anglais) induit une souffrance psychique et existentielle qu’il compare à un « mal du pays » sans exil. (Glenn Albrecht, 2021).
[11] Conformément au souhait de Marguerite Yourcenar, le parc départemental du Mont-Noir est désormais classé espace naturel du Nord, voué à la préservation des arbres et des animaux. https://villamargueriteyourcenar.fr/le-parc-du-mont-noir
[12] « Hadrien dit ceci - et c'est magnifique : la plus haute forme de vertu, la seule que je supporte encore, [c’est] la ferme détermination d'être utile. - et bien pour moi, ça a toujours été une idée maîtresse, ça explique peut-être les 40 adhésions à 40 sociétés » (Yourcenar, 2002, p. 235).
[13] « Le modèle de l’engagement est, selon Sartre, celui de l’écrivain du siècle des Lumières qui œuvre pour un changement réel dans le monde, promeut une vision de l’homme qui sera à l’origine des bouleversements des rapports sociaux, et dont les écrits visent une efficacité immédiate par toutes les formes de discours poétique », « Que peut la littérature ? Responsabilité de la littérature et engagement » in Histoire de la littérature française du XXème siècle (dir. Michèle Touret), Tome II, Paris, Presses universitaires de Rennes, 2008.
[14] Texte rédigé à l’occasion de la participation d’Annie Ernaux au festival littéraire de Taobuk, en Sicile (juin 2023). Le festival avait pour thème ‘La liberté’. https://www.annie-ernaux.org/fr/la-petite-fille-de-sfax/
[15] Voir le discours de Annie Ernaux Prix Nobel 2022 : « Il y a en Europe la montée d’une idéologie de repli et de fermeture, qui se répand et gagne continument du terrain dans des pays jusqu’ici démocratiques. Fondée sur l’exclusion des étrangers et des immigrés, l’abandon des économiquement faibles, sur la surveillance du corps des femmes, elle m’impose, à moi, comme à tous ceux pour qui la valeur d’un être humain est la même, toujours et partout, un devoir de vigilance. Quant au poids du sauvetage de la planète, détruite en grande partie par l’appétit des puissances économiques ne saurait peser, comme il est à craindre, sur ceux qui sont déjà démunis. Le silence, dans certains moments de l’Histoire, n’est pas de mise ». https://www.nobelprize.org/prizes/literature/2022/ernaux/201000-nobel-lecture-french/