« A woeful pageant have we here beheld » : Esquisse d’une esthétique de la compassion dans le théâtre de William Shakespeare
Marie-Christine Munoz-Levi[1]
Dans l’Angleterre de la première modernité, la notion de compassion s’entend et s’élabore peu à peu comme un point d’intersection complexe entre des discours et des pratiques anthropologiques, esthétiques, politiques, théologiques, philosophiques. Elle s’exprime dans les productions littéraires de William Shakespeare sous la forme d’une expression émotionnelle consubstantielle à la représentation théâtrale et au récit que le dramaturge déploie à l’intention de son public. Ce faisant, elle participe à la construction de l’identité des personnages, sur la scène de théâtre, tout comme à celle des spectateurs, dans la salle, car elle oriente fondamentalement la relation entre l’intimité de l’individu et ses contemporains.
Postérieurement aux œuvres qui nous intéressent ici, le débat du dix-huitième siècle anglais - porté par les travaux de Hume et de Burke, par exemple, où l’on distingue la sympathie, comprise comme jugement moral, de l’empathie - élabore une analyse philosophique plus formalisée de ces notions, que ce que nous donnent à voir les drames shakespeariens. Nous resterons délibérément au plus près des propositions scéniques et dramatiques du théâtre de Shakespeare, sans entrer en dialogue avec ce débat des Lumières.
En revanche, la définition de la compassion entendue comme maître-étalon de l’humanité, dans la pensée de Levinas, invite dans un mouvement rétrospectif à une étude de l’esthétique de la compassion, dans le corpus des pièces historiques, tragédies et romances que William Shakespeare élabore au fil de sa carrière de dramaturge et poète de la première modernité anglaise. À l’occasion de l’un des tout derniers entretiens qu’il a accordés, Levinas affirmait en effet :
La socialité n’est pas simplement le fait que l’on est en nombre. Ce n’est pas la multiplicité humaine qui fait la socialité humaine, c’est une relation étrange qui commence dans la douleur, dans la mienne où je fais appel à l’autre, et dans la sienne qui me trouble, dans celle de l’autre qui ne m’est pas indifférente. C’est l’amour de l’autre ou la compassion. […] Le fait qu’autrui puisse compatir à la souffrance de l’autre est le grand événement humain, le grand événement ontologique. On n’a pas fini de s’étonner de cela ; c’est un signe de la folie humaine, inconnu des animaux. (Levinas, 1994, pp. 133-134 et p. 135)
Autre regard littéraire de la modernité sur la notion de compassion, Milan Kundera analyse dans L’Insoutenable légèreté de l’être, l’étymologie du terme dans les langues latines, mais aussi dans celles dérivées d’autres racines :
Toutes les langues issues du latin, forment le mot compassion avec le préfixe « cum » et la racine « passio » qui, originellement, signifie « souffrance ». Dans d’autres langues, par exemple en tchèque, en polonais, en allemand, en suédois, ce mot se traduit par un substantif formé avec un préfixe équivalent suivi du mot « sentiment » (en tchèque : sou-cit ; en polonais, en allemand, en suédois). Dans les langues dérivées du latin, le mot compassion signifie que l’on ne peut regarder d’un cœur froid la souffrance d’autrui ; autrement dit : on a de la sympathie pour celui qui souffre. Un autre mot, qui a à peu près le même sens, pitié (en anglais pity, en italien pietà, etc.), suggère même une sorte d’indulgence envers l’être souffrant. (Kundera, 1989, p. 36)
Ce bref excursus dans la période contemporaine nous donne un éclairage pertinent sur la notion de compassion, notamment par la mention de l’indulgence à l’égard de l’être souffrant, qui induit une forme de bienveillance de la part du spectateur à l’égard de celui qui souffre. Nous retiendrons cet aspect induit car il oriente le regard que le spectateur porte sur les êtres de fiction qui s’incarnent devant lui, sous l’angle d’une adhésion émotionnelle aux passions représentées.
Les dictionnaires de la première modernité anglaise, et notamment ceux d’Henry Cockeram, (The English Dictionary : or, an Interpreter of Hard English Words, 1623) et de Cotgrave (Cotgrave, Randle, A French-English Dictionary, 1650) très usités alors, nous donnent comme définition pour le terme de compassion celle de pity, mercie, qui sont les plus communément associées. Ces définitions tirent la notion vers un sens religieux, celui de la charité, et soulignent le pacte émotionnel entre les protagonistes de l’expérience : il s’agit de partager la souffrance d’autrui (souffrir avec) et des traductions comme « apitoiement », « commisération », « pitié », « miséricorde », voire « mansuétude » ou « indulgence », que l’on retrouve dans des textes français contemporains de ceux de Shakespeare évoquent ce contexte en filigrane. Du point de vue anthropologique, on observe une forme de lien profondément empathique, qui inspire une communauté de sentiment, dans le partage d’une expérience existentielle. De facto, le lien qui se tisse alors, instaure une relation dans laquelle s’exprime une forme d’amour humain, face à la souffrance déplorée, et induit un geste de compassion vers l’autre souffrant.
Au-delà de l’expérience strictement anthropologique, la notion de souffrance, si présente dans la réalité des seizième et dix-septième siècles en Angleterre, est encore représentée en termes esthétiques, essentiellement à la lumière des textes bibliques. L’héritage du théâtre médiéval d’inspiration religieuse, centré sur la représentation de la souffrance de l’homme-Dieu, est incontestablement très vivant dans les mentalités de la première modernité anglaise et Shakespeare s’en fait abondamment l’écho.
L’exemple d’une pièce anonyme du Cycle de York (mystery play, 14th c.), intitulée The Crucifixion ; Crucifixio Christi, nous donne un échantillon des procédés mis en œuvre par le dramaturge anonyme afin de souligner la dimension doloriste des événements. Cette œuvre dépeint la mise en croix du Christ par quatre soldats qui échangent des considérations pour le moins pédestres, alors qu’ils accomplissent leur tâche. Il est question de la solidité de la croix et de l’efficacité du dispositif, tandis qu’ils enfoncent les clous dans les membres du crucifié. Le contraste patent entre la trivialité du propos et ce que le spectateur imagine être la souffrance du Christ à cet instant, sans parler de la désacralisation de la scène dans l’esprit du spectateur croyant, est particulièrement choquant par sa facture burlesque. Ce contraste oriente la représentation vers un registre réaliste, qui amplifie la dimension humaine du personnage de Jésus (et cela oriente la compréhension théologique de l’événement). Force est de constater que cette pièce occupe une place toute emblématique dans le corpus théâtral du Moyen Âge anglais, car elle met un accent très sensible sur la nature réaliste de la souffrance bien humaine de la figure du Messie, livré aux mains de ses bourreaux.
Le procédé utilisé par le dramaturge, afin de souligner cet aspect pour les spectateurs de théâtre, repose tout d’abord sur le contraste entre la description verbale de la scène et le spectacle donné à voir, puis sur une forme de référence indirecte à la souffrance du crucifié. En effet, lorsque les soldats décrivent les mauvais traitements qu’ils infligent aux membres de Jésus, ils occultent soigneusement la douleur que ceux-ci peuvent entraîner. Le spectateur est censé reconstruire la souffrance du personnage qu’il voit torturé sur la scène, tout en écoutant les commentaires de personnages parfaitement indifférents aux tourments infligés : le mode de l’écart entre le verbe et la représentation scénique conditionne l’empathie, voire la compassion du spectateur. Ce prisme théorique nous servira de fil conducteur dans l’analyse des pièces évoquées ici, fussent-elles médiévales ou propres au canon shakespearien. En d’autres termes, la tension induite sur la scène par la mise à distance affective que produit la narration qui vient se superposer à l’action, alors même qu’elle génère un contraste puissant à la violence crue de la représentation, fera l’objet d’une analyse, dans ses différentes déclinaisons.
La représentation de la crucifixion se prolonge dans le même cycle, par la mort et la descente de croix du Christ, sous le titre de The Death and Burial ; Mortificatio Cristi. L’atmosphère est fort différente de la pièce précédente, car sont présents sur la scène les témoins de la crucifixion, Marie et Jean, entre autres personnages. L’interaction de ces deux personnages clef, avec le Christ en croix, donne une coloration pathétique aux échanges entre le fils mourant et sa mère, perçus dans leur humanité criante, puis entre l’apôtre et la mère de Jésus. La présence de témoins compatissants, sur la scène, offre un relais émotionnel au spectateur de théâtre, qui intensifie les émotions que ce dernier peut éprouver à la vue d’un tel spectacle. Conformément au récit évangélique (Evangile de Jean), l’apôtre prend alors la mère du Christ sous sa protection, en promettant de consoler sa peine. L’émotion induite par la représentation trouve ainsi un exutoire narratif, dans l’acceptation du deuil par Marie et la promesse d’une consolation à venir.
Le planctus Mariae
Les œuvres de Shakespeare témoignent tout particulièrement de la tradition de la déploration, appliquée à l’époux défunt ou à l’enfant disparu. Elles évoquent à cet égard le genre du planctus Mariae (forme théâtralisée centrée sur la déploration mariale). La part réservée à la dramatisation de la souffrance des proches de Jésus sur la croix se développe ainsi, jusqu’à devenir un moment essentiel de ces représentations. La figure de la Vierge est alors révérée pour son extrême compassion devant la souffrance de son fils crucifié, souffrance qu’elle reprend à son compte moralement et physiquement.[2]
Il est incontestable que cette forme dramaturgique recèle un énorme potentiel émotionnel, corrélé à l’expression de la souffrance incommensurable de cette mère emblématique. Sans conteste, les spectateurs des représentations d’inspiration liturgique, dans l’Angleterre médiévale, ressentaient fortement l’impact de cette dimension pathétique.
Dans une perspective analogue à celle héritée du théâtre religieux médiéval, si populaire dans l’Angleterre d’avant la Réforme, les artistes contemporains de Shakespeare, qui se donnent pour projet de dépeindre les implications de la perception de la souffrance humaine, utilisent largement le mode théâtral comme véhicule de transmission, afin de toucher au plus intime le public de leur époque. En d’autres termes, la représentation de la souffrance accessible au plus grand nombre est, dans la seconde moitié du seizième siècle, tout autant de nature théâtrale qu’iconographique (référence à l’iconographie religieuse du Moyen Âge et de la Renaissance italienne). Le théâtre supplante l’image pieuse dans le sillage de la révolution iconoclaste inspirée par la Réforme.
À la faveur des nombreuses pièces où Shakespeare nous donne à entendre le discours de la souffrance, s’élabore une réflexion sur la compassion comme signe d’humanité (et nous retrouvons-là ce que Levinas décrira quatre siècles plus tard). Cet élan identificatoire, qui inspire aux témoins de la souffrance d’un de leurs contemporains, un geste d’union, donne la mesure de leur humanité face à la barbarie responsable de la souffrance déplorée. L’étude de ces personnages-témoins nous montre qu’il est essentiel, du point de vue dramatique, que ces derniers expriment leur élan empathique vers la victime, afin que s’établisse avec le spectateur dans la salle, de manière symétrique, un jeu et un lien d’identification.
Souffrance et compassion
Comme le souligne l’Abbé de Westminster dans The Tragedy of King Richard the Second, l’expression de la souffrance peut revêtir un caractère spectaculaire propice à l’émotion : « A woeful pageant have we here beheld » (4,1,311). La référence métathéâtrale induite par le terme « pageant » ne peut manquer de souligner le caractère ritualisé de cette expression. Mais outre l’habileté du personnage/comédien, c’est également la réaction du public sur scène qui est analysée : « I see your brows are full of discontent / your hearts of sorrow, and your eyes of tears » (320-21) [Je vois le malaise sur votre visage, le chagrin dans vos cœurs, et les larmes dans vos yeux][3]. Ce commentaire souligne le phénomène de compassion à l’œuvre, qui s’apparente dans une certaine mesure à celui qui caractérise la contemplation des images pieuses, mentionnée plus haut. L’analogie se trouve renforcée par la parenté christique de la figure du roi Richard, dans sa dimension sacrificielle. L’effet d’osmose avec la souffrance représentée recèle même des vertus rédemptrices, à en croire le personnage de la reine :
[…] behold/
That thou in pity may dissolve to dew,/
And wash him fresh again with true love tears/
(5,1,8-15)[4]
La théorie développée ici par ce personnage féminin est conforme au cadre conceptuel chrétien, qui sous-tend la pièce dans son ensemble. Les larmes de compassion, versées par les témoins de la souffrance du roi, représentent métaphoriquement l’eau lustrale, et peut-être même par analogie le saint-chrême, au pouvoir régénérant.
La réflexion sur les vertus de la contemplation de la souffrance d’autrui, et de la compassion qu’elle suscite, est reprise dans The History of King Lear par le personnage d’Edgar, consécutivement à la parodie de procès de Regan mis en scène par le vieux Lear, lui-même : « Let them anatomize Regan » 3,6,99-107. Edgar, touché par le spectacle de la souffrance du roi Lear, décrit l’apaisement que la contemplation des tourments d’autrui peut engendrer, en ces mots :
When we our betters see bearing our woes,
We scarcely think our miseries our foes.
Who alone suffers, suffers most i’the mind,
Leaving free things and happy shows behind.
But then the mind much sufferance doth o’erskip,
When grief hath mates and bearing fellowship.
How light and portable my pain seems now,
When that which makes me bend makes the King bow,
He childed as I fathered.
(12, 95-103)[5]
Cette situation met bien l’accent sur la notion de partage de la souffrance et de commune humanité. Le spectacle de la souffrance du roi fonctionne comme un remède à la souffrance d’Edgar. Bien que tous deux souffrent, la condition royale du monarque le place au-dessus de tous, y compris dans l’expérience de son tourment. Dans le référentiel politico-théologique de la monarchie de droit divin, la place suprême est accordée au souverain, en toutes choses. Une telle supériorité dans l’expérience de la souffrance atténue celle d’Edgar, car la compassion que ce dernier éprouve face aux tourments du roi fonctionne en quelque sorte comme un baume sur ses propres plaies.
Un autre témoignage empathique de la souffrance observée nous est proposé au cours de la scène 17, par l’un des gentilshommes témoins. Nous en donnerons ici l’intégralité, afin de disposer de la totalité des éléments pertinents à l’analyse du pathos de ce récit :
Ay sir. She took them, read them in my presence,
And, now and then an ample tear trilled down
Her delicate cheek. It seemed she was a queen
Over her passion who, most rebel-like,
Sought to be king o’er her.
(12-16)[6]
Not to a rage. Patience and sorrow strove
Who should express her goodliest. You have seen
Sunshine and rain at once; her smiles and tears
Were like, a better way. Those happy smilets
That played on her ripe lip seemed not to know
What guests were in her eyes, which parted thence
As pearls from diamonds dropped. In brief,
Sorrow would be a rarity most beloved
If all could so become it.
(17-25)[7]
Faith, once or twice she heaved the name of ‘father’
Pantingly forth as if it pressed her heart,
Cried ‘Sisters, sisters, shame of ladies, sisters,
Kent, fathers, sisters, what I’th’storm, I’th’night,
Let piety not be believed! There she shook
The holy water from her heavenly eyes
And clamour mastered, then away she started
To deal with grief alone.
(26-32)[8]
Le personnage témoin décrit longuement l’émotion de Cordélia à la réception de la lettre de Kent, l’informant de l’infortune de Lear. L’intérêt de cet exemple réside dans la nature narrative du compte-rendu ainsi produit. Le chagrin de Cordélia nous est donné à voir par l’intermédiaire du discours du témoin de la scène. Nous pouvons observer ici une forme de mise en abyme, dans la mesure où la souffrance du personnage de Cordélia est elle-même consécutive à la lecture d’un récit épistolaire : « Did your letters pierce the Queens to any demonstration of grief ? [Votre lettre a-t-elle arraché à la reine quelque signe de chagrin ?] » (10/11). Le témoin décrit très précisément la succession des émotions douloureuses qui étreignent Cordélia au fil de sa lecture. Il semble qu’il nous donne à voir une scène exemplaire, durant laquelle le personnage dévoile une dimension quasi-mariale : « There she shook / The holy water from her heavenly eyes » (vers 29-30). Les qualificatifs utilisés désignent une figure de pleureuse archétypale, soulignant par là même la valeur fondamentale du personnage. Cette image survient en conclusion d’un développement sur le conflit intérieur éprouvé par Cordélia, dans sa lutte pour dominer la violente émotion consécutive à la lecture des tourments de Lear (vers 12-16). L’intensité de la compassion observée chez Cordélia signe la qualité exceptionnelle de ce personnage, comme l’illustre la nature de ses larmes. Par une analogie qui préfigure l’esthétique baroque (« What guest were in her eyes, which parted thence / As pearls from diamonds dropped. », vers 22-23), ou une référence directe à l’univers théologique chrétien (« The holy water », vers 30), le dramaturge signale la singularité de son personnage. Par ailleurs, le personnage se trouve investi d’une dimension supérieure au commun par la qualité quasi-divine des yeux qui versent les larmes (« heavenly eyes »). Sur ce point, nous pouvons établir une analogie avec la représentation de certaines saintes, dont les productions lacrymales font office d’évocation des larmes de Jésus. Selon une logique similaire, l’aptitude de la jeune femme à dominer son chagrin donne la mesure de sa qualité : « To deal with grief alone » (25). Le spectacle ainsi décrit prend valeur d’exemplum, pour les personnages du drame et la figure de Cordélia incarne un modèle de compassion envers la souffrance d’autrui.
L’évocation mariale attachée à Cordélia donne une résonance christique toute singulière, au commentaire qu’Edgar fait à propos du roi, dans la scène 20, vers 81 : « O thou side-piercing sight ! [O vision qui fait saigner notre flanc !] ». Ces paroles évoquent la scène archétypale de déploration que l’on trouve dans les Evangiles, lors de la crucifixion. Celle-ci était parfaitement familière aux contemporains de Shakespeare car les peintres de la Renaissance, qu’ils soient italiens ou flamands, l’avaient maintes fois illustrée. Le roi pélican, crucifié sur l’autel de la paternité, devient la source d’un transfert de blessure, aux yeux du spectateur de la scène. Par un jeu rhétorique, la souffrance exposée devient une arme tournée contre l’observateur compatissant. La compassion renouvelle la souffrance et la sublime dans une certaine mesure.
Dans la scène 18, Cordélia décrit elle-même le phénomène de compassion à l’œuvre dans le regard qu’elle porte sur le personnage de Lear :
All blest secrets,
All you unpublished virtues of the earth,
Spring with my tears, be aidant and remediate
In the good man’s distress!
18, (16-19)[9]
L’invocation formulée par le personnage souligne les vertus consolatrices des larmes, qui pourraient peut-être parvenir à assurer la rédemption du roi, dont nous savons qu’il est châtié par l’objet même de sa faute initiale. La vision des larmes développée par le personnage de Lear est de nature différente. Il n’est nullement question des qualités réparatrices de celles-ci, mais bien au contraire des tourments qu’elles engendrent pour le personnage lui-même, lorsqu’il se décrit comme soumis à la torture :
You do me wrong to take me out o’th’grave.
Thou art a soul in bliss, but I am bound
Upon a wheel of fire, that mine own tears
Do scald like molten lead.
21, (43-46)[10]
Il est aisé de repérer dans ces propos la présence en filigrane du mythe d’Ixion, avec l’évocation de la roue de feu à laquelle Lear se trouve métaphoriquement attaché. Toutefois cette mention n’interdit en rien une lecture qui consisterait à voir dans cette description une forme de reprise de la situation de crucifixion, avec l’éventail des douleurs afférentes. D’autant qu’il a été fait explicitement référence à la Passion du Christ précédemment, à propos du spectacle du roi Lear rongé par le désespoir, (« O thou side-piercing sight », Edgar (20, 81). La métamorphose des larmes en gouttes de plomb fondu décrit une sorte de processus alchimique, au cours duquel la matière change de nature. L’insistance du personnage sur la blessure engendrée par l’expression même de sa souffrance est tout à fait singulière, dans la mesure où il semble que le cycle des douleurs ne connaisse jamais de répit. La souffrance donne naissance à une souffrance encore plus vive. Un peu plus tôt dans le déroulement chronologique de la pièce, Lear a défini les fondements de la condition humaine comme une propension à verser des larmes sur l’injustice du sort inéluctable, qui unit tous les hommes :
We came crying hither.
Thou know’st the first time that we smell the air
We wail and cry.
[…]
When we are born, we cry that we are come
To this great stage of fools.
20, (171-172/180-181)[11]
Conformément à cette analyse, les larmes marquent le début de la vie et jalonnent celle-ci jusqu’à la mort. Cette perspective épouse parfaitement la vision chrétienne de la vie, représentée comme une vallée de douleurs, depuis la naissance jusqu’au trépas, dans la perspective d’assurer le rachat de l’homme pécheur. Les larmes représentent la trace tangible de cette souffrance, auquel nul ne saurait échapper.
Le procédé narratif utilisé dans The History of King Lear pour rendre compte de la souffrance de Cordélia, est repris dans The Winter’s Tale, lorsque l’un des courtisans nous livre sa version des retrouvailles entre Perdita et le roi Leontes :
[…] at the relation of the
Queen’s death, with the manner how she came to’t
Bravely confessed and lamented by the King, how
Attentiveness wounded his daughter till from one sign
Of dolour to another she did, with an ‘Alas’ I would
Fain say bleed tears; for I am sure my heart wept blood.
Who was most marble there changed colour. Some
Swooned, all sorrowed. If all the world could have
Seen’t, the woe had been universal.
5,2, (83-91)[12]
L’accent est mis, tout d’abord, sur l’expression des émotions ressenties par la jeune Perdita à l’écoute des tourments de sa mère :
How attentiveness wounded his daughter till from one sign
Of dolour to another she did, with an “Alas” I would
Fain say bleed tears.
(86-88)
Cette expression d’un intense chagrin, donne à son tour naissance à une souffrance empathique chez le spectateur :
For I am sure my heart wept blood.
Who was most marble there changed colour. Some
Swooned, all sorrowed. If all the world could have
Seen’t, the woe had been universal.
(88-91)
L’effet de contagion se traduit en termes linguistiques par le chiasme « bleed tears »/« wept blood » (88). L’utilisation de cette figure de l’échange diffracte le sens des références humorales, et parvient à donner une représentation complexe des émotions des personnages. La première composante du chiasme évoque directement la blessure au côté du Christ en croix, d’où s’échappent sang et eau. Ainsi les larmes versées par Perdita à l’écoute de l’histoire tragique de ses parents lui confèrent-elles une parenté christique, qui autorise le rachat de la faute initiale de ceux-ci. Nous sommes alors dans une dynamique dramatique parfaitement conforme à l’univers de ce que l’on caractérise de « Romances ». Le second terme du chiasme réfère à l’émotion du spectateur de la scène, qui s’exprime par des larmes de sang. L’expression est convenue, pour la période, tout comme pour l’ensemble des œuvres de Shakespeare. Cependant, elle souligne parfaitement le processus de transfert de l’émotion qui passe d’un sujet à l’autre, par le truchement du renversement opéré sur un mode rhétorique.
L’extension de la souffrance observée à la dimension universelle donne, une fois encore, une qualité exemplaire au spectacle décrit : « Some swooned, all sorrowed. If all the world could have / seen’t, the woe had been universal. » Ceci ne peut manquer d’évoquer la scène de déploration christique mentionnée précédemment. La souffrance née de la compassion éprouvée par le spectateur ému de la souffrance de ses contemporains s’apparente à celle des personnages pleurant la mort du Christ. Avec un degré supplémentaire dans le décalage spéculaire, la souffrance dont il est question évoque même celle des spectateurs inclus dans les représentations iconographiques ou dramatiques, figurant la déploration de la mort du Christ. Il est intéressant d’observer le jeu des couleurs dans la description de l’auditoire subjugué. Les larmes de sang (« my heart wept blood ») du narrateur témoin se conjuguent à l’altération visible du ‘marbre’ des autres témoins (« Who was most marble there changed colour » 89). Cette dernière image réfère à la fois à la densité de la roche, pour traduire l’insensibilité des personnages, mais également à l’aspect poli et translucide de cette matière, par analogie avec le teint des courtisans. Le changement de couleur pour une dominante rouge, qui traduit l’émotion, matérialise l’effet du chagrin des personnages en termes quasi-picturaux.
Un tel phénomène de contagion par la souffrance, dans le cadre de la représentation, fonctionne sur des plans différents selon que le spectateur est interne ou externe à la fiction. En ce qui concerne les pièces dont nous traitons ici, les spectateurs sont toujours internes à la fiction. Cependant l’utilisation de ce procédé par Shakespeare autorise la multiplication des niveaux de représentation et l’intégration du spectateur de théâtre dans le réseau des figures de compassion. La représentation mimétique de la souffrance autorise incontestablement une telle complexité. De plus, l’interaction du mode mimétique et du mode diégétique, dans cet exemple précis, sollicite l’imaginaire du spectateur dans la salle, en l’invitant à se représenter mentalement la scène décrite, alors même que la situation scénique met en relief son propre fonctionnement de représentation. Shakespeare met en présence deux modes de représentation afin qu’ils se répondent et parviennent à restituer de façon plus saisissante l’émotion des personnages, tout en offrant au spectateur la possibilité de méditer sur la nature de la représentation qui lui est proposée.
Dans son ouvrage intitulé Hurt and Pain : Literature and the Suffering Body (2013), Susannah B. Mintz souligne l’importance du genre littéraire dans l’évocation de la souffrance et des réactions qu’elle inspire : « The subject of Hurt and Pain is how writers “treat” pain in language. More specifically, my interest lies in the particulars of literary form as they shape pain in unique ways. What effect does genre have on the representation of pain? Is the compressed pain of poetry different from embodied pain on the stage? How does autobiographical pain differ from fictionalized pain? What happens when pain is witnessed rather than felt? […] the form in which an account of pain comes to us will affect our responses to that encounter; genre may matter to the meaning of pain as much as the authority of medical diagnosis or the larger constructs (like family and religion) that govern how we make sense of experience » (Mintz, 2013, p. 3)[13]. Le théâtre, de l’époque antique à la modernité, a en effet pour caractéristique la capacité d’inclure le spectateur d’une manière directe, qui engage le corps. Il l’interpelle directement dans le lieu théâtral et sur le plateau scénique, en mettant en scène des spectateurs internes. Le jeu spéculaire entre spectateurs externes et internes connaît de toute évidence une évolution au fil des siècles de représentation : l’identification fonctionnait certainement très bien à l’époque moderne, pour les pièces qui nous occupent ici, et l’on peut se questionner sur la pérennité de ce processus identificatoire quatre siècles plus tard. Sauf à envisager le talent du metteur en scène comme un passeur d’émotions et de reflets identificatoires, permettant l’identification cathartique du spectateur externe. Le principe aristotélicien fonctionne particulièrement bien dans les pièces historiques et les tragédies de Shakespeare ; le mécanisme cathartique semble s’atténuer dans ses ‘romances’, comme The Tempest, sans pour autant perdre de son efficacité, mais plutôt gagner en finesse et subtilité.
Il est intéressant de noter que, dans le théâtre de Shakespeare, l’aptitude à la compassion constitue également un atout politique, car elle est reconnue comme une vertu louable pour un prétendant au trône, selon la formule du roi Henry IV, dans The Second Part of Henry the Fourth : « For he is gracious, if he be observed ; / He hath a tear for pity » (4, 3, 30-31) [Car à bien le regarder, il est bienveillant : il verse une larme de compassion]. En dépit de tous les travers du jeune prince, sa sensibilité à la souffrance d’autrui apporte la preuve d’une nature noble, propre à assumer la charge royale à venir. Néanmoins, nous ne manquerons pas de nous remémorer ce commentaire lors de la scène de rejet de Falstaff (5,4,47-51/63-65 « I know thee not, old man » [Je ne te connais pas vieillard]), au cours de laquelle le jeune monarque fera preuve d’une inflexibilité totale, devant la supplique de son ancien compagnon de débauche. Il semble que le jeune Henry V puisse user de sa faculté de compassion à dessein, avec le sens politique qui le caractérise.
L’autre monarque shakespearien à incarner la vertu de compassion est bien évidemment le roi Henry VI. Grand déplorateur de la souffrance d’autrui, il use lui-même de ce procédé en faisant appel à la compassion des témoins de sa propre souffrance, lorsque cela est nécessaire. Dans The First Part of Henry VI, 3,1,109-112, il réclame l’indulgence de Gloucester devant son tourment intérieur. Il est entendu de ce dernier, qui accède à sa demande en ces termes : « Compassion on the King commands me stoop [La compassion envers le roi requiert que je m’incline] » (122). En cette occasion, le recours à la compassion devient un moyen de pression politique, ce qui ajoute une dimension à notre propos.
Pour compléter notre examen du traitement du phénomène de compassion envers la souffrance d’autrui dans le théâtre de Shakespeare penchons-nous sur The Tempest, où le dramaturge met en scène l’échange entre un personnage compatissant et un personnage commentateur du phénomène à l’œuvre. Au cours de la scène 2 de l’acte 1, Miranda s’émeut de la souffrance des naufragés qu’elle a vu engloutis par les flots, inconsciente de l’artifice exercé par son père Prospero dans le but de provoquer une rencontre avec les auteurs de son exil. « O, I have suffered/With those that I saw suffer [Ah, comme j’ai souffert / Avec ceux que j’ai vus souffrir !] » (5-6) sont les paroles qui introduisent l’expression de sa commisération pour les tourments des créatures livrées aux flots (5-9). Le spectacle de la souffrance fait vibrer la sensibilité de Miranda, au point qu’elle ressente à son tour une souffrance égale : « The direful spectacle of the wreck, which touched/The very virtue of compassion in thee [L’effroyable spectacle de ce naufrage / qui éveilla ta compassion, si vertueuse]» (26-27). La nature spectaculaire du naufrage est ici soulignée, ce qui rejoint incidemment la problématique de l’illusion propre à cette pièce. L’accent est mis sur le potentiel émotif de la scène donnée à voir et sur le ressort métathéâtral en action. Miranda est qualifiée de bonne spectatrice par Prospero, pour sa promptitude à adhérer aux émotions exprimées. Plus tard dans la même scène, à l’écoute des tourments endurés par Prospero lors de sa fuite, que ce dernier décrit comme « our sea-sorrow [notre chagrin maritime] » (170), la jeune fille exprime à nouveau sa compassion pour celui qui souffre en ces termes : « O my heart bleeds [Ah, mon cœur saigne] » (63). En cela, le personnage de Miranda apporte une dimension émotionnelle, et donc humaine, à l’acte d’écoute de la narration que livre Prospero. Elle fonctionne de ce fait comme un témoin visible, pour le spectateur dans la salle, du pathos contenu dans le récit produit. Un phénomène comparable à certains égards est décrit dans Othello, lorsque le personnage éponyme relate la genèse de l’attachement que lui voue Desdemona : « She loved me for the dangers I had passed,/And I loved her that she did pity them [Elle s’éprit de moi pour les dangers que j’avais affrontés / Et je m’épris d’elle pour la compassion qu’elle me témoigna] » (1,3,155-157/166-167). L’intensité de l’émotion identificatoire ressentie par Desdemona, à l’écoute des discours d’Othello, donne naissance au lien intime entre ces deux personnages. Le pathétique du récit touche le cœur de la jeune femme, au point de faire naître l’amour. Processus qui relève d’une logique chrétienne où la compassion et l’amour du prochain sont indissociables. À la nuance près qu’il s’agit ici d’un amour conjugal, donc nécessairement plus prosaïque. Cependant nous pouvons encore une fois observer le recours, par le dramaturge, au procédé d’empathie avec celui qui souffre, dans le cadre d’une réflexion sur les propriétés de contagion de l’émotion représentée ou narrée.
Vers la fin de la pièce, la corrélation entre l’aptitude à s’émouvoir de la souffrance d’autrui et le degré d’humanité est reprise de façon saisissante par Ariel, le serviteur non humain de Prospero : […] « if you now beheld them, your affections/Would become tender […]/Mine would, sir, were I human. [Vous en auriez compassion/Si vous pouviez les voir en cette minute./J’en aurais, mon maître, si j’étais humain.]» (5, 1, 11-19/20). Il s’agit là d’une véritable leçon d’humanité à l’adresse de Prospero, de la part d’une créature attestant d’une réelle capacité à s’émouvoir, alors que sa nature éthérée ne le laissait pas soupçonner. Il est visible que l’ensemble de la pièce permet au dramaturge d’explorer la notion d’humanité, en ses divers aspects (Caliban, Ariel, les courtisans, les marins naufragés, etc.). Dans cette perspective, l’expérience de la compassion donne une indication sur la qualité d’être humain du personnage concerné, par opposition à l’animalité ou à la barbarie. Prospero exprime sa prise de conscience de l’importance de l’empathie avec ceux qui souffrent en ces termes :
Hast thou, which art but air, a touch, a feeling
Of their afflictions, and shall not myself,
One of their kind, that relish all as sharply
Passion, as they, be kindlier moved than thou art?
(21-24)[14]
L’opposition entre l’humain et le non humain se trouve clairement exposée dans ces propos, comme étant liée à l’expérience de la compassion devant le spectacle de la souffrance humaine. Ceci réfère à la narration faite par Ariel de l’affliction des courtisans naufragés.
[…] The King,
His brother, and yours, abide all three distracted,
And the remainder mourning over them
Brimful of sorrow and dismay; but chiefly
Him that you termed, sir, the good old Lord Gonzalo, /
His tears run down his beard like winter’s drops
From eaves of reeds. Your charm so strongly works ‘em
That if you now beheld them, your affections
Would become tender.
(11-19)[15]
La révélation en est d’autant plus frappante qu’elle vient d’une créature surnaturelle, qui dévoile l’homme à lui-même, par un effet de miroir. La pièce se clôt sur une scène d’absolution, consécutive à l’attendrissement des cœurs endurcis. L’effet rémanent de la compassion éprouvée se définit une fois encore en référence à une morale judéo-chrétienne.
L’aptitude à la compassion semble être l’apanage du monde naturel de l’île de Prospero, tandis qu’elle fait l’objet d’un apprentissage pour les personnages qui arpentent cette terre magique. L’évocation de l’emprisonnement d’Ariel, (1, 2, 286-289), témoigne de la capacité à s’émouvoir qu’ont les animaux de l’île, face aux lamentations d’Ariel :
[…] Thou best know’st
What torment I did find thee in. Thy groans
Did make wolves howl, and penetrate the breasts
Of ever-angry bears […].[16]
La sensibilité des bêtes les plus sauvages dépasse celle de l’homme, ou tout au moins celle de Prospero. Ce trait misanthrope, sous la plume de Shakespeare, confère une importance de premier plan aux situations d’empathie avec ceux qui souffrent et place les personnages humains dans une problématique du rachat par l’expérience de la compassion. Nous pourrions également voir là un écho à l’opposition entre roi et simple citoyen que Shakespeare illustre dans The History of King Lear.
Conclusion
Pour conclure mon propos, j’aimerais revenir sur l’impact du genre littéraire sur le fonctionnement de la compassion dans le corpus qui m’occupe. Le pouvoir du spectacle théâtral sur le spectateur, constitue un sujet de réflexion qui traverse l’œuvre du dramaturge élisabéthain ; le ressort de la compassion lui permet de moduler les effets de la scène, en jouant sur l’impact émotionnel de la souffrance donnée à voir. La problématique de la représentation de la souffrance - fût-elle mimétique ou diégétique - traverse divers drames, et permet d’analyser le mode de perception de la souffrance chez les personnages et les spectateurs, ainsi que la nature spectaculaire de cette dernière.
Une approche comparatiste des deux versions de la tragédie du roi Lear qui nous sont parvenues offre un exemple intéressant de réévaluation par le dramaturge du discours de la souffrance, et du phénomène de compassion à l’œuvre. Au cours de la scène 14 de The History of King Lear (in-quarto de 1608), le personnage de Gloucester est énucléé de façon visible pour tous. Cet acte de barbarie est dénoncé par deux serviteurs qui expriment leur révolte, ainsi que leur compassion pour la victime :
Second servant I’ll never care what wickedness I do
If this man come to good
Third servant If she live long
And in the end meet the old course of death,
Women will all turn monsters.
Second servant Let’s follow the old Earl and get the bedlam
To lead him where he would. His roguish madness
Allows itself to anything.
Third servant Go thou. I’ll fetch some flax and whites of eggs
To apply to his bleeding face. Now heaven help him!
(97-105)[17]
La fonction de ce commentaire a posteriori est d’humaniser l’acte de torture, d’atténuer le choc consécutif à la brutalité de l’acte, à l’intention du spectateur interne à la fiction ou témoin de la fiction ; c’est bien l’expression de l’émotion ressentie devant ce spectacle, qui permet cela. La révolte exprimée par ces deux serviteurs devant l’horreur du spectacle, ainsi que leur sollicitude pour la victime, restituent une dimension humaine à la situation. L’émotion n’a pas déserté l’univers tragique de la pièce. Néanmoins le personnage de Gloucester, lui, ne livre pas sa perception et la victime ne donne pas la mesure de sa souffrance. D’où l’importance des paroles formulées par les témoins, pour relayer la réception d’une telle horreur par le spectateur dans la salle. Le discours compassionnel souligne la dimension physique et morale de la souffrance du personnage. Il traduit une perception intime de cette souffrance, que le spectateur est invité à partager, par effet de contiguïté.
À l’inverse, dans The Tragedy of King Lear, version légèrement postérieure du même drame retenue pour l’in-folio des œuvres complètes en 1623, la scène d’énucléation de Gloucester se clôt par le renvoi de Gloucester et la blessure fatale de Cornwall. Les tirades des deux serviteurs ne figurent plus en conclusion de cette scène insoutenable. L’effet produit est celui d’un renforcement de la brutalité des traitements infligés à Gloucester et, par voie de conséquence, il semble que le spectateur dans la salle fasse également l’objet d’une forme de violence. De fait, l’horreur du spectacle des tortures infligées à Gloucester n’est en rien euphémisée. Le spectateur reste sur une scène terrifiante, sans pouvoir adhérer émotionnellement à l’expérience de la victime. Ce qui pourrait passer pour une mise à distance du spectateur, dans l’absence d’expression de la souffrance, est plutôt une source de choc émotionnel car le spectacle reste brut. Il est évident qu’il y a là, comme toujours, place pour un choix de mise en scène, car l’horreur poussée à l’extrême peut aussi générer une forme de distanciation, qui protège le public d’une identification émotionnelle. Néanmoins, il est incontestable que la perte du regard compatissant des personnages internes à la fiction modifie radicalement la nature du spectacle représenté, ainsi que sa réception.
Cette ambiguïté rémanente, qui laisse une place intègre au choix du metteur en scène, souligne la versatilité du fonctionnement identificatoire dans le jeu de la compassion à partir d’une représentation scénique. L’option de l’association émotionnelle peut permettre le fonctionnement cathartique qui conduit à une forme de paix consolatrice. Ou bien, si l’on choisit de forcer le trait de l’horreur, il s’opère alors une forme d’anesthésie du cœur, que l’on peut qualifier d’effet de sidération, dissociant au fond les spectateurs du sentiment d’une commune humanité. Un tel effet de sidération pour le spectateur, face à la violence crue de la représentation privée de l’effet d’atténuation du discours, ne laisse d’évoquer le procédé coutumier des pièces in-yer-face, du théâtre contemporain. En effet, dans ce type de représentation contemporaine, le spectateur est exposé à une violence crue dont il doit s’accommoder sans soutien narratif. Seul le choc de la violence scénique demeure.
Liste des pièces de Shakespeare citées dans l’article
The Tragedy of King Richard the Second
The History of King Lear
The Tragedy of King Lear
The Winter’s Tale
The Tempest
The Second Part of Henry the Fourth
The First Part of Henry VI
Bibliographie
Audi Paul, 2011, L’Empire de la compassion, Paris, Encre Marine.
Kundera Milan, 1989, L’insoutenable légèreté de l’être, trad. F. Kérel, revue par l’auteur, Paris, Gallimard, « Folio ».
Levinas Emmanuel, 1994, « Une éthique de la souffrance », Autrement, série « Mutations », n°142, février.
Mintz Susannah B., 2013, Hurt and Pain: Literature and the Suffering Body, Londres: Bloomsbury.
Sticca Sandro, 1988, The “Planctus Mariae” in the Dramatic Tradition of the Middle Ages, trad. Joseph R. Berrigan, Londres, U of Georgia.
[1] Marie-Christine Munoz-Lévi, Maître de Conférences en littérature anglaise du XVIe siècle, Université Paul Valéry Montpellier III, ReSO UR 4582, email de contact : marie-christine.munoz@univ-montp3.fr
[2] « The cult of the five sorrows and the wounds of the Virgin—the manifestation of her compassion—was a direct response to the needs of the consolatory emotionalism elaborated by the spirituality of the eleventh and twelfth centuries; it found expression not only in prose composition but also in lyrics » (Sticca, 1988, p. 60).
[3] Ma traduction.
[4] […] Voyez / Afin que la compassion vous transforme en une rosée / Qui le ravive de l’eau de ses authentiques larmes d’amour.
[5] Lorsque plus grand que nous partage nos souffrances, / A peine nos malheurs nous semblent ennemis / Qui souffre seul souffre davantage en esprit / Laissant derrière lui bonheur et insouciance ; / Que de tourments s’épargne alors l’esprit / Quand douleur et chagrin souffrent de compagnie / Que ma peine à présent me semble supportable / Lorsque ce qui me courbe a fait plier le roi / Lui ses filles, moi mon père. « When we see our superiors afflicted by our troubles, we find it easier to bear our own miseries. Edgar’s first eight lines play variations on the proverb ‘It is good to have company in misery’ » (Dent, C571), édition The Arden Shakespeare, ed. R.A. Foakes, 1997.
[6] Oui, monsieur ; l’ayant prise, elle l’a lue en ma présence / Et de temps en temps, une grosse larme coulait / Sur sa joue délicate ; c’était bien là une reine / Maîtrisant son émoi, qui, en vrai rebelle, / Cherchait à être son roi.
[7] Pas jusqu’à la fureur ; patience et douleur luttaient / A qui lui donnerait l’expression la plus belle. Vous avez vu / Soleil et pluie ensemble ; ses sourires et ses larmes / Etaient semblables à cela, en mieux ; ses sourires heureux / Qui jouaient sur ses lèvres mûres semblaient ignorer / Les hôtes de ses yeux, qui s’en allaient, / Pareils à des perles tombant de deux diamants. En bref, / La douleur serait précieuse et adorée / Si chacun pouvait ainsi l’embellir.
[8] En vérité, une ou deux fois elle exhala le mot « père » / En haletant comme s’il oppressait son cœur / Elle gémit : « Mes sœurs! Mes sœurs! Honte des femmes ! Mes sœurs! / Kent! Mon père! Mes sœurs! Quoi? Dans l’orage! Dans la nuit? / Qu’on ne croie plus à la pitié! » Alors elle essuya / L’eau bénie de ses yeux célestes / Que mouillaient ses plaintes, puis elle s’éloigna / Pour lutter seule avec le chagrin.
[9] Ô vous, tous les secrets bénis, / Toutes les vertus médicinales inconnues des plantes /Surgissez grâce à mes larmes! Soyez une aide et un remède/ A la détresse de cet homme bon!
[10] Vous me faites du tort, de m’arracher à la tombe ; / Toi, tu es une âme bienheureuse ; mais moi je suis attaché / Sur une roue de feu, mes propres larmes / Me brûlent comme du plomb fondu.
[11] Nous venons au monde en pleurant : / Tu le sais, la première fois que nous humons l’air / Nous vagissons et pleurons […] / En naissant, nous pleurons de paraître / Sur ce grand théâtre des fous.
[12] Lorsque fut contée la mort de la reine, avec les circonstances qui la causèrent—vaillamment confessées et déplorées par le roi : sa fille en fut blessée par son attention même, à tel point que glissant d’une expression à l’autre de sa douleur, elle gémit « Hélas! » tout en saignant des larmes, j’ose le dire, car je suis sûr que mon propre cœur a pleuré du sang. Oui, les cœurs de pierre ont alors changé de couleur ; quelques-uns s’évanouirent, tous se lamentèrent; si le monde entier l’avait vu, l’affliction aurait été universelle.
[13] Le thème de La Blessure et la douleur est le traitement langagier de la douleur. Je m’attache plus précisément au fonctionnement de la forme littéraire lorsqu’elle façonne la douleur d’une manière unique. Quels sont les effets du genre sur la représentation de la douleur? L’expression concentrée de la douleur en poésie diffère-t-elle de la douleur incarnée sur scène. Dans quelle mesure la douleur autobiographique diffère-t-elle de la douleur de fiction? Que se passe-t-il lorsque la douleur est contemplée plutôt qu’éprouvée? […] le genre influence probablement autant la signification de la douleur que l’autorité du discours médical ou d’autres paramètres (tels que la famille et la religion) qui influencent notre compréhension de l’expérience en question.
[14] Car toi qui n’est qu’une forme de l’air, / Tu es ému, leur affliction te touche ; et moi / Qui suis de leur espèce et ressens la souffrance / Aussi durement qu’eux, je n’aurais pas davantage de compassion ?
[15] Le roi de Naples / Et son frère et le vôtre continuent / Tous trois de délirer, au grand dam des autres / Qui débordent d’angoisse et de désarroi ;/ Et parmi eux surtout celui que vous avez appelé, mon maître, Le bon vieux seigneur Gonzalo ». Celui-là / Ses pleurs trempent sa barbe comme en hiver / L’eau de la pluie ruisselle des toits de chaume. Vos enchantements les travaillent si puissamment / que vous en auriez compassion / Si vous pouviez les voir en cette minute.
[16] Et tu sais / Mieux que personne au sein de quelles affres Je t’ai trouvé. Tes gémissements / Faisaient hurler les loups, ils touchaient le cœur / Toujours furieux des ours.
[17] [Deuxième serviteur : Je commettrais sans sourciller n’importe quel crime / Si cet homme-là finit bien. / Troisième serviteur : Et elle, si elle vit longtemps, / Et finit par mourir de mort naturelle, /Toutes les femmes vont se changer en monstres. / Deuxième serviteur : Suivons le vieux comte et demandons au fou de Bedlam / De le conduire où il voudra : sa folie vagabonde / Se prête à tout. /Troisième serviteur : Va toi ; et moi j’irai chercher de la charpie et des blancs d’œuf / Pour les appliquer sur son visage en sang. Et que le ciel l’assiste!]