Le langage aux frontières est un ouvrage rassemblant différentes études de Peter Carravetta. Ici, il ne faut pas entendre par frontières uniquement la limite entre deux pays mais plutôt ce qui généralement sépare philosophie, littérature et poétique, ou bien ce qui rend difficile la compréhension entre deux cultures. Il s’agit pour Carravetta de démontrer qu’il n’y a pas lieu d’opposer ces domaines de créativité car chacun emprunte aux autres une partie de son langage. Avant chacune de ses études est reproduit un dessin d’encre aquarelle d’Angela Biancofiore, portant sur l’origine du langage. Ceux-ci sont malheureusement reproduits en noir et blanc mais devraient être exposés en couleur dans l’e-book à paraître.
Dans le premier chapitre, le plus long de son livre, Peter Carravetta déclare qu’il faut éliminer un certain nombre de lieux communs. Il rappelle d’abord que « la poésie lyrique est par essence métaphysique », s’appuyant sur Aristote et sur Heidegger. Et, à l’objection heideggerienne de la fin de la métaphysique, il répond qu’il y a plutôt un déclin qu’une fin et que la poésie lyrique décline sans disparaître et peut même devenir un art de penser. Selon Carravetta, « de là découle la deuxième hypothèse critique et l’objectif de sa propre recherche : repenser les limites du lyrisme en termes de vision alternative du langage poétique et explorer à nouveau le sens et les possibilités du langage allégorique ». Pour démontrer cette hypothèse, il faudrait reprendre la notion aristotélicienne d’inventio et juxtaposer ce que les textes actuels disent à ce que déclarent leurs auteurs dans leur poétique. Peter Carravetta rappelle que Leopardi, dans son Zibaldone, a fort justement écrit que « Tout s’est perfectionné depuis Homère, à l’exception de la poésie ». La poésie a connu différentes orientations mais il serait vain de considérer que celle de tel ou tel auteur contemporain représente un progrès par rapport à celle d’Homère ou d’un autre auteur de l’Antiquité. Il n’y a tout simplement pas de progrès en poésie ; ce concept ne la concerne pas. Pourquoi ? Peut-être parce qu’il y a dans toute grande œuvre poétique une part d’absolu qui la hausse au niveau du divin, lequel échappe au temps. Cette thèse trouve un premier écho chez Percy B. Shelley pour qui « Un poème est l’image même de la vie exprimée dans sa vérité éternelle [car il] crée des actions d’après les formes inchangeables de la nature humaine telles qu’elles existent dans l’esprit du Créateur, qui est l’image même de tous les autres esprits ». En cela, le poème s’oppose au récit. Keats va en ce sens, à la fin de son « Ode sur une urne grecque », lorsqu’il déclare : « Beauty is truth, truth beauty » (Le beau est vrai, le vrai est beau). Mais la question devient plus complexe si l’on se réfère à Leopardi qui affirme dans son Zibaldone que la métaphysique est l’exact contraire de la poésie, que « la poésie n’est pas de la philosophie car elle ne traite pas de concepts. Peter Carravetta nous invite à comparer cette assertion aux propos de Wordsworth qui déclare : « Aristote, m'a-t-on dit, a dit que la poésie est la plus philosophique de toutes les écritures : il en est ainsi, son objet est la vérité, non pas individuelle et locale, mais générale et opératoire ». Et Caravetta nous invite à relativiser la précédente affirmation de Leopardi qui déclare lui-même le 25 août 1820 dans le Zibaldone : « La seule chose que le poète doive montrer, c'est qu'il ne comprend pas l'effet que ses images, descriptions, sentiments, etc., produiront sur ses lecteurs. C'est vrai de l'orateur, et de tout écrit de belles Lettres, et cela pourrait s'étendre à tout écrivain en général ». Les auteurs de Cahiers que sont Leopardi et Nietzsche se sont souvent contredits car ils notent leurs réflexions de façon chronologique et rejettent toute systématisation de leur pensée. Peter Carravetta cite également Keats, Blake, Foscolo et Hölderlin pour montrer que les poètes posent souvent des questions philosophiques et que l’on peut en conclure que la philosophie n’est pas le domaine réservé des philosophes. Il considère que Leopardi ne fait que réactiver la vieille opposition platonicienne entre poètes et philosophes, et qu’il vaut mieux se tourner vers Heidegger qui fonde sa philosophie sur la poésie.
Peter Carravetta tient compte de l’apport de Hugo Friedrich qui, dans Die Struktur der modernen Lyrik (1956) met l’accent sur la dépersonnalisation, la vacuité des idéaux, la mise en évidence du laid et celle de l’incongru, de l’ironie, de l’absurde, etc. pour montrer que toute poésie n’est pas classique. Il parle là de la poésie en général et pas seulement du lyrisme. La plupart des traductions de Lyrik, notamment les traductions anglaise et italienne amènent à une erreur sur ce que l’allemand nomme Lyrik. En effet, en allemand die Lyrik désigne la poésie en général et non pas le lyrisme comme mouvement poétique. La traduction par lyric dans le titre anglais ou lirica[1] dans le titre italien fausse le sens du livre de Hugo Friedrich centré sur la poésie moderne et pas sur la question particulière du lyrisme. Peter Carravetta déclare, à juste titre, que si pour Montale, comme pour Baudelaire, les poètes n’écrivent pas pour être compris, ils ne parlent pas là du lyrisme mais de la poésie en général. Leur conception de la poésie aurait entraîné une scission entre la poétologie qui reprend l’idée d’une spécificité de la langue poétique et une approche opposée pour laquelle la poésie est elle-même orientée vers une fusion avec la prose. Baudelaire n’écrit certes pas pour être compris mais il écrit notamment des Petits Poèmes en prose, ce qui prouve que la distinction entre poétologie et critique traditionnelle de la poésie n’est pas pertinente. Cependant l’interrogation sur la proximité entre la poésie et la philosophie que pose Peter Carravetta est bien fondée, mais il n’est pas certain que la poésie lyrique soit la seule poésie proche de la philosophie. Il affirme que, par opposition à la poésie lyrique, la poésie épique est « presque par définition allégorique ». Mais ce langage allégorique est-il absent de la poésie lyrique ? Sans faire référence à l’allégorie si présente dans la poésie courtoise, puisque Hugo Friedrich ne traite que de la poésie moderne, mais en prenant l’exemple de Baudelaire cité par Peter Carravetta, il est aisé de démontrer qu’un poème lyrique peut être allégorique. C’est le cas de « Spleen », poème LXVVIII des Fleurs du Mal, commençant par « Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle », ce que note Carravetta en bas de page, ainsi que de « Correspondances », comme exemple de poème allégorique moderne (p. 31). Et il finira par réfuter cette opposition entre lyrisme et allégorie en faisant référence à Byron, Hugo, Dosso Dossi, Robert Browning et H. W. Longfellow. Après avoir évoqué Mallarmé et Valéry, Carravetta mentionne le repli sur soi du langage, moment durant lequel « le signifiant engloutit tous les signifiés possibles ». Il se tourne vers Gadamer qui affirme : « En fin de compte, il est facile de comprendre pourquoi à l'ère de la communication de masse... la poésie lyrique a nécessairement un caractère hermétique. Comment le mot peut-il se démarquer au milieu du flot d'informations ? Comment la poésie peut-elle nous attirer à elle si ce n'est en nous aliénant de ces tournures de discours trop familières que nous attendons tous ? » La poésie hermétique serait un rempart contre le trop plein de communication. Ceci ramène Carravetta à l’idée d’une origine commune entre poétisation et pensée. En effet, la rhétorique de la poésie lyrique est fondée sur une hypothèse métaphysique sous-jacente.
Il faut garder présent à l’esprit que le lyrisme, contrairement à ce qu’ont pu prétendre Leopardi et de nombreux romantiques, vient après les allégories théologiques fondatrices. Dans les premiers poèmes, il n’y avait pas de sens de soi comme on le trouve chez Saint Augustin, Pascal et Descartes, mais seulement un discours communautaire. Ces récits fantastiques et poétiques des communautés ont disparu en Occident. Toutes les tentatives pour retrouver la contiguïté entre le signe et la chose, la parole et l’image, présente chez les Présocratiques, ont échoué après le déclin de la Grèce. De même, les tentatives pour rapprocher notre conception du monde de celle des Amérindiens est dans l’impasse. L’écrivaine amérindienne, Leslie Silko, dans son roman, La Cérémonie (1977) montre le personnage principal partagé entre plusieurs mondes ; il tente de retrouver sa plénitude originelle qui lui a été enseignée dans son enfance à la réserve, mais essaie aussi constamment de comprendre les horreurs de la Seconde Guerre mondiale et en particulier la bombe atomique. Ni la logique de l’Occident, ni sa perception amérindienne des cycles de la nature ne peuvent lui faire comprendre cela. Objectivement, tout comme les Amérindiens, nous savons que c’est impossible. Pourtant, dans leur poésie, même après l'extermination des nations indiennes, la possibilité d'être relié à l'ensemble revient comme une complainte de fond, une aspiration primaire.
Nos récits les plus intéressants sont les récits déterritorialisés, non canoniques. Ce qui offre de nouvelles perspectives, c’est la poésie italophone ou francophone, ou bien les poèmes et les récits des non natifs des États-Unis. La nécessité d’« inventer » le sens, et la responsabilité sociale, esthétique et/ou professionnelle de ce geste, va de pair avec la nécessité d'allégoriser. « Contrairement au lyrisme, une histoire peut vouloir dire quelque chose d'autre, d'autres vies, des expériences inouïes et souvent bouleversantes, des personnages transfigurés, une géographie alternative, un cosmos vrombissant », écrit Peter Carravetta.
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Dans son chapitre consacré à Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche, Peter Carravetta se demande ce que Zarathoustra essaie de dire et comment il est possible d’interpréter ce texte. Puis il propose de s’appuyer sur trois thèmes : la personne, la persuasion et le paradoxe. La vraie personne consent à vivre à travers une médiation, sous différents masques. Elle accepte que les choses soient configurées par le langage. Ainsi le sujet émerge comme une fiction, une personnification, voire comme une imposture. C’est une ruse, un masque. Nous devons donc accepter les masques. Harold Alderman (Nietzsche’s Gift, 1977) suggère que, selon Nietzsche, le travail d'un penseur est toujours caché derrière deux types de masques. Nietzsche accepte le masque comme ce qui permet l'autoreprésentation de la personne vivante, mais cela ne signifie pas que tous les masques ayant jamais existé à travers l'histoire doivent être acceptés. Cet être à venir, c'est ce qu'annonce Zarathoustra. De plus, ce serait l'homme de l'au-delà, c'est-à-dire celui qui se dépasse, pleinement conscient qu'il ne peut devenir autre.
Si nous lisons Ainsi parlait Zarathoustra comme une fiction, une narration, de la seconde naissance de l’humanité, l'allégorie de la recréation de l'humanité, alors peut-être saisirons-nous ce que peut signifier l'éternel présent. En d'autres termes, nous devons effectuer une lecture attentive de certains des masques que porte Zarathoustra lorsqu'il s'adresse à tel ou tel groupe, et nous concentrer sur la sémantique dominante des différents topoi, tout en nous demandant : de quoi parle-t-il ? « Zarathoustra accepte dès les premières pages qu'il y a une récurrence éternelle du soi, pas du même, ce qui suggérerait la récurrence d'une image miroir », écrit Peter Carravetta. Voici ce que disent les bêtes au moment de son déclin :
Maintenant, dirais-tu, je meurs et disparais ; et à l’instant, je ne suis rien. Aussi mortelles sont les âmes que les corps.
Mais reviendra le nœud de causes en lequel je suis imbriqué ; à nouveau me créera ! Moi-même j’appartiens aux causes de l’éternel retour.
Je reviendrai, avec ce Soleil et cette Terre, avec cet aigle et ce serpent, - non pour une vie nouvelle, ou une meilleure vie, ou une vie pareille ;
- à jamais je reviendrai pour cette même et identique vie, dans le plus grand et le plus petit d’elle-même, pour à nouveau de toutes choses enseigner le retour éternel, -
- du grand midi de la Terre et de l’homme pour à nouveau dire le dit, pour faire aux hommes de nouveau l’annonce du surhomme.[2]
Certes Nietzsche « n'a pas réussi à écrire ce qu'on appelle un livre organique, avec une thèse, une série de démonstrations logiques et une conclusion », mais Nietzsche est l’héritier du romantisme allemand, de la pensée philosophique aphoristique des frères Schlegel. Il s’oppose à la scholastique et au système hégélien fondé sur une dialectique en trois mouvements. Et l’esprit allemand aime l’irrationnel ; à la différence du cartésianisme et du pragmatisme. S’appuyant sur Löwith, Peter Carravetta écrit : « La découverte de ce circulus vitiosus deus de la part de Nietzsche constitue, selon Karl Löwith, la découverte d'une échappatoire aux mille ans de mensonges, c'est-à-dire au christianisme ». Il ne s’agit pas seulement d’une échappatoire mais bien d’une opposition franche au christianisme, c’est pourquoi Nietzsche écrit : « Aussi mortelles sont les âmes que les corps ». C’est « le nœud des causes » auquel Zarathoustra est lié qui entraîne mathématiquement son retour.
Carravetta voit dans l’accélération de la pensée de Nietzsche le fait que les allégories étaient inévitables. Il compare Zarathoustra à l’Odyssée ou au pèlerin de Dante, puis ajoute : « Mais un examen plus approfondi révélerait également quelque chose de Gilgamesh ou de la Bhagavad-Gita ». Ce n’est en effet pas par hasard si Nietzsche a choisi Zarathoustra : ce nom renvoie à celui d’un prophète perse qui n’est peut-être qu’un personnage mythique. Peter Carravetta reconnaît que l’on ne peut prendre Zarathoustra comme un nouvel Ulysse car il n’y a pas de retour de Zarathoustra à son lieu de départ : il est descendu de la montagne pour annoncer le surhomme (Z, II, 12) en ces termes :
« Vouloir de vérité », ainsi vous appelez, n’est-ce pas ? ce qui vous met en chaleur !
Vouloir de rendre pensable tout ce qui est, ainsi j’appelle, moi, votre vouloir !
Tout ce qui est, d’abord vous le voulez rendre pensable, car vous doutez, avec juste méfiance, que pensable ce soit déjà [...].
Et c’est là votre entière volonté, ô vous les plus sages, une volonté de puissance, et même quand vous parlez de bien et de mal, et d’estimations de valeurs ![3]
Carravetta rappelle que, pour Zarathoustra, le vrai problème n’est pas celui du bien et du mal mais celui de la volonté de puissance comme volonté de vie, car Nietzsche se situe du côté de Dionysos. L’idée du surhomme peut être considérée comme un mythe, et c’est en tant que tel qu’il doit être interprété. Et Peter Carravetta conclut en disant :
La récurrence éternelle de la même chose, qui peut conduire à un nihilisme négatif, à moins que l’on ne vive entièrement comme un artiste, dans (bien que sublimée) l’ivresse dionysiaque, peut également être comprise comme la récurrence régulière d’une différence, une qui est la mienne - la vôtre, la sienne, selon la version dont je raconte l’histoire du dernier homme à ma progéniture, et dont je peux vivre avec le paradoxe nihil sub soli novi, alors que ma propre singularité est unique et irremplaçable. (p. 78)
Peter Carravetta consacre un long chapitre à la poétique de la science. Il considère que la réflexion sur la poésie et la science est entravée par un faux dualisme, voire une opposition. Il défend la thèse selon laquelle science et poésie peuvent s’enrichir réciproquement si l’on cesse d’aborder leur relation par le biais de leur adversité.
Dans « After Being », la première partie du chapitre, Carravetta renvoie son lecteur au célèbre essai de Heidegger, Wozu Dichter ? et à la question bien connue de Hölderlin : « Pourquoi des poètes en temps de détresse » ? À un moment où « la Nuit du monde étend ses ténèbres », les dieux se sont enfuis et « le rayonnement divin s'est éteint dans l'histoire du monde ». Heidegger considère les poètes comme les êtres capables de chanter les traces laissées derrière eux, traces qui peuvent nous conduire à l'Ouvert (Lichtung) et peut-être nous orienter vers une reprise du quadriparti (Geviert) - terre, ciel, divinités et mortels. Les poètes sont là pour fonder la communauté où les humains habitent en contact avec le quadriparti. À une époque où il est trop évident que l'on abuse de la terre, que l'on ne voit pas le ciel, et que les mortels ont oublié l'être au profit des étants, la tâche du poète est encore plus redoutable : seul, il cherche la lumière par le seul moyen possible : le langage, qui est ce qui fait de nous les « bergers de l’être ». « L’Ouvert devient un objet » et le monde est en passe d’être voué à la production et à la reproduction, en raison de la technologie moderne. Le mot-clé est « mesure » (μέτρον) et la poétique est une tentative de délimiter, d’identifier les mots créateurs en tant qu’ils fondent notre monde. Mais nous n’utilisons pas seulement des outils pour y parvenir, La technologie n’est pas seulement une extension du corps humain, elle veut être le Gestell de notre monde, c’est-à-dire, ce qui le fonde. La technique prétend à présent être l’essence de notre monde. Heidegger expose sa conception de la technique d’abord en 1949 dans les conférences de Brême, puis en 1953 dans La Question de la technique.
Le philosophe commence par affirmer que la technique n’est pas l’équivalent de l’essence de la technique. Ce n’est pas du domaine de l’instrumentum. Il est aisé de voir que la technique est ce qui nous permet de prendre le contrôle du monde, en tant que moyen d’une fin. Mais il faut nous interroger sur ce que les moyens et la fin signifient réellement.
Pour sortir de cette impasse, Heidegger revient à la sagesse philosophique établie, à savoir à la distinction d'Aristote de quatre types de causes : 1° causa materialis, 2° causa formalis, 3° causa finalis, et 4° causa efficiens. Heidegger avait déjà dit que la technique met en évidence la quadruple nature de la causalité. Mais là il demande : pourquoi quatre causes ? D'où viennent-elles ? Et est-il possible qu'elles cachent autre chose ? Dès lors, le questionnement porte sur la nature de la causalité elle-même. Heidegger nous renvoie à l’étymologie de causalité : cadere, tomber. Pourtant, ce que la pensée tardive et moderne interprète comme causalité n'a rien à voir avec le fait de provoquer et d'effectuer. Les quatre causes ne sont que des manières d’être responsable d’autre chose. La question est complexe.
Finalement Carravetta décide d’en revenir à des préoccupations plus accessibles, et pour ce faire, considère une observation, faite un demi-siècle après celle de Heidegger, par une fine observatrice de la scène poétique aux États-Unis, Dana Gioia. En répondant à la question du titre de son livre Can Poetry Matter ? force est de constater que, si les temps sont « démunis », les poètes sont confrontés à différentes sortes d'obstacles, d’une part une société qui n'a pas de temps pour eux et d’autre part une profession qui, tout en les cataloguant, peine à trouver une place, ou un but, pour la poésie. En 1990, la question n’est plus d’écouter la voix des dieux enfuis mais plutôt de savoir s’il y a encore des dieux dont la parole n'a pas pu être entendue parce que nous avons subi l'assaut des mass-médias, l’essor de la technologie, de la commercialisation, et la dévalorisation de l'art politiquement engagé. Les malentendus et la non-communication entre poètes et scientifiques est presque un lieu commun et se passe de commentaires.
Pourtant il n’en a pas toujours été ainsi. Aristote a reconnu que la poésie et la philosophie naissent de l'émerveillement, mais il y a chez Aristote une première rupture majeure entre les deux, à savoir que la philosophie s'intéressera au vrai sur la base de la logique formelle et des axiomes métaphysiques, alors que le domaine de la poésie sera proprement ce vrai. Cependant, le rôle des poètes était central dans la vie sociale, et les poètes devaient non seulement en savoir autant que toute personne cultivée sur les bases de la science, mais aussi l'enseigner. Si nous faisons un saut jusqu’au Moyen Âge, nous constatons qu'en dehors des logiciens proprement dits, tout ce qui peut être discuté était confié aux poètes, aux chroniqueurs et aux lettrés. Dante en est le grand exemple ; il connaissait la médecine, l'astronomie et ce que nous appellerions aujourd'hui la psychologie. Au début du XVIIe siècle, nous avons ce que nous pouvons maintenant appeler la science avec Copernic, Galilée, Bacon, et plus tard Newton.
La poésie a réagi aux aventures culturelles multiples de façons diverses : certains, comme Le Tasse et John Milton, chantaient encore dans des tourbillons épiques les gloires du christianisme, bien que les érudits croient que ce dernier a utilisé le système ptolémaïque pour des raisons structurelles. Il reconnaît Galilée et les nouveaux mondes révélés par le télescope dans Paradise Lost (1667) ; Tommaso Campanella et Giordano Bruno, tous deux grands philosophes, ont écrit des poèmes et des pièces de théâtre où les nouveautés sont partout, comme le fit John Donne dans sa poésie « métaphysique ». Les poètes s'émerveillaient, mais s'emparaient en fait avec ardeur des possibilités révélées par les nouvelles visions du monde. Il existe un vaste corpus de poésie qui est soit dédié, soit inspiré par les découvertes de Newton. En général cependant, le poète en tant que maître ciseleur de mots et fileur de métaphores, a trouvé dans la science de nouveaux matériaux lui permettant d’élargir sa vision et sa perception.
Avec la Révolution française et son impact, la relation des poètes à la science évolue, ce qui ne signifie pas que les romantiques ne connaissent pas aussi bien la science que leurs précurseurs. La Zoonomie d’Erasmus Darwin vient confirmer certaines descriptions présentes chez Wordsworth. Cependant, Blake a également compris les implications philosophiques et idéologiques plus larges résultant d’une précipitation dans les nouvelles disciplines, le nouveau rôle quasi-religieux assumé par la Raison, et il n'épargne pas les invectives contre Rousseau, Newton et tout le projet des Lumières.
Pour terminer le chapitre sur la science, Peter Carravetta s’intéresse aux « connaissances contraignantes ». Il s’agit d’étudier les relations entre poësis et technē du point de vue du logos, de se demander dans quelle mesure la poésie, ou la littérature, est présente dans l’écriture scientifique. En premier lieu, il s’interroge sur le rôle de l’imagination et de l’intuition créatrice. L’artiste engagé, comme le scientifique engagé, est celui qui, ayant une idée ou une vision en tête, augmente sa sensibilité ou sa concentration. Les philosophes et les scientifiques ont longtemps cherché à expliquer le sens de la condition humaine, son ancrage ontologique et la possibilité de création de connaissances sur la base de systèmes de pensée qui se voulaient, sous une forme ou une autre, transcendantes. Pourtant, les œuvres de Descartes regorgent d'artifices rhétoriques alors même qu'il n'avait que peu d’intérêt pour la littérature.
On parle de science quand ce qu'elle prétend avoir fait sortir de rien ne peut être mis en doute. En d'autres termes, le résultat doit être dupliqué par d'autres scientifiques. Le langage scientifique est univoque tandis que le langage de la conversation, qui est le plus souvent ambigu ou imprécis, ne l’est pas. Quant à la langue de la littérature, elle est polysémique, ce qui est connu dès l’Antiquité et devient une notion-clé chez Dante, Milton et Blake. Les linguistes et grammairiens modernes ont rationalisé le fonctionnement de la polysémie ; cela relève de la technologisation constante des sciences humaines et des arts créatifs. Mais Peter Carravetta veut parler de polysémie comme ce qui permet au lecteur de parcourir des chemins variés, d'entrer dans des mythologies, de reconstituer des situations, de projeter le monde. Ces mondes doivent être des allégories de l'esprit, porteurs de schémas conceptuels, mais nécessitant aussi un engagement.
C’est peut-être la différence principale entre le scientifique et les poètes. Pour le scientifique comme pour le poète, il semble que la quête soit de trouver et d'expliquer ce qui se cache derrière les phénomènes : l'inexprimable ou le mystérieux, l'origine intrinsèque de la connaissance. Cette quête consiste à passer de l'inconnu à ce que nous pouvons comprendre, à quelque chose que nous pouvons imaginer et nommer. À l’écart du courant dominant de son époque, Vico trouve dans la métaphore et l'allégorie les origines du savoir tout court, qui à des époques antérieures était influencé ou marqué par le sublime, la divination ou la magie. En fait, derrière la chimie moderne, il y a des milliers d'années d'alchimie. Mais durant ces quatre derniers siècles, nous nous sommes habitués à découvrir l’inconnu à partir du savoir. La puissance de l’analogie, de l’algèbre, est stupéfiante. Aristote dit de la métaphore qu’elle est une analogie inappropriée, ce qui est exact puisque tandis que l'analogie permet de passer du connu à l'inconnu, la métaphore fait l'inverse. Mais depuis, l’imagination s’est atténuée. La science a devancé la littérature comme reine des facultés. L’idée de progrès a du sens, ce qui a entraîné une univocité du langage par toujours plus de métalangages.
Peter Carravetta clame haut et fort que le discours des scientifiques n’est pas moins rhétorique que celui des lettrés. « Es gibt keine unrhetorische Sprache », affirme Nietsche (il n’y a pas de langage non rhétorique).
La rhétorique ancienne avait structuré le discours public ainsi : exordium, narratio, partitio, probatio, repetitio et peroratio. La science classique est structurée de façon parallèle. Malgré l'affirmation selon laquelle le discours scientifique est objectif et vise une sorte de connaissance universelle au-delà des revendications subjectives, la science n'est pas wertfrei, ou sans valeur. Car énoncer l'hypothèse est déjà une décision métaphysique ou politique. Trop souvent, comme Heidegger l'avait suggéré, nous pensons que c'est la seule voie à suivre : plus de production, plus de reproduction, plus d'invention artificielle de produits dont le destin fondamental n'est en fait pas celui d'augmenter la connaissance universelle pour l'ensemble de l'humanité mais de mettre quelque chose de nouveau sur le marché. La science nous donne-t-elle vraiment de nouvelles connaissances sur le monde ? Pendant des siècles, nous nous sommes convaincus que la connaissance est cumulative : mais cette idée-là a eu une durée de vie historiquement courte. Si l’on considère l’histoire de la science, on peut affirmer que les découvertes se succèdent si vite, qu’il est inutile à un scientifique d’apprendre l’histoire de la science. « Être scientifique, c'est vivre au seuil de l'invention à chaque instant, comme les limites de ce que le langage nous permet de dire, à un point critique : c'est un savoir nouveau ; Je pense que ce n'est pas si différent de la situation difficile d'un poète, dont la meilleure œuvre est toujours le prochain livre, celui qu'il n'a pas encore écrit », déclare Peter Carravetta. Et Bertrand Russel nous invite à renoncer à l’idée selon laquelle le réel serait permanent. La physique quantique n’est possible que si l’on cesse de vouloir se représenter le réel. Pour Carravetta, si nous avons encore du mal à imaginer un espace quadridimensionnel ou multidimensionnel, alors il n'y a pas d'autre alternative que de recourir à l'allégorie, ce qui consiste à parler de quelque chose comme d'un ensemble d'autres entités connues, une chose en représentant une autre. « Les limites de la cognition sont les limites du langage, les limites de l’imagination le sont aussi ».
Peter Carravetta clôt son chapitre sur la science par une réflexion sur l’autopoïèse. Cette notion a d'abord été introduite par Humberto Maturana en référence à l'« auto-fabrication » biologique des créatures vivantes, et adoptée par Niklas Luhman pour décrire les processus sociaux. Tout au long du XXe siècle, nous avons appris que le langage est arbitraire. Mais le langage ne sert pas qu’à communiquer, il est autoréférentiel et Jacobson l’a prouvé par l’écriture créative, notamment la poésie. L’autoréférentialité peut se produire à différents niveaux, ce qu’ont bien montré la critique structuraliste et la critique déconstructiviste. En philosophie analytique, le langage devient métalangage en soi. Mais à côté du langage, il y a la rhétorique.
Un système autopoïétique est, comme une vague ou un tourbillon, un mouvement structuré auto-entretenu, mais il fait plus que simplement montrer ce qui est déjà présent ; selon Ira Livingston, il « produit ses propres composants ». Contrairement à ce qui se passe avec le structuralisme, l'autopoïèse les comprend comme des modèles d'événements en construction continue. On retrouve là le principe de la mécanique quantique, où la notion d'objet solide est dénuée de sens et d'utilité. « Nous sommes des créatures fractales », ouvertes aux clivages et nous ne devons pas, selon Peter Carravetta, être considérés comme des noms ou des structures, comme des entités de pensée formant des frontières et liées à une discipline, mais plutôt comme des interactions, des créatures qui ne peuvent exister que parce que nous sommes dépendants d'autres créatures, et donc non autonomes. Pour finir, face à toutes les possibilités, les questions se résument au langage et à l'interprétation. La science, la poésie et l'inévitable politique, qui s'immisce ou se dégage de l'interaction, sont les trois principaux ressorts vitaux du projet humain.
[1] Lirica : Genere poetico caratterizzato dall’espressione della soggettività del poeta (Il Sabattini Coletti, p. 1472), ce qui signifie : genre poétique caractérisé par l’expression de la subjectivité du poète.
[2] Friedrich Nietzsche, Œuvres philosophiques complètes, VI, Ainsi parlait Zarathoustra, trad. par Maurice de Gandillac, Paris, Gallimard, 1971, p. 242.
[3] Ibid., p. 132.