Découvrir ensemble notre commune responsabilité :
Carnet de voyage en Afrique avec 18 étudiants du Nord et du Sud
Caroline Verzat[1] et Nathalie Prime[2]
Introduction
Parier sur des rencontres authentiques entre étudiants en Master 2 africains et européens au cours d’un voyage d’études en Afrique pour découvrir ce que signifie être un leader responsable pour l’Afrique, tel était le défi du programme pédagogique Innovation Responsable en Afrique (IRA) déployé en 2023 à ESCP Business School en partenariat avec 5 universités africaines. L’idée du voyage était double. Il s’agissait tout d’abord de confronter les étudiants futurs managers aux mutations économiques, sociales et écologiques repérables au Sénégal aujourd’hui sur le terrain, de mieux en comprendre l’histoire, d’en saisir la matérialité (chaleur, temps de transport, pollution, animaux…) et d’aller à la rencontre des hommes et femmes acteurs de la transformation, notamment au sein des entreprises innovantes, dans les villes et dans les villages. La deuxième intention était de vivre ensemble en groupe interculturel, où chacun aurait à raconter quotidiennement ses découvertes et ses interrogations à travers des partages d’expérience systématiques chaque soir.
L’enjeu de la vie en commun, des rencontres et des mises en récit était de créer les conditions d’une meilleure empathie envers soi-même, les autres et le monde vivant in situ, puis de faire émerger par le questionnement et la réflexivité des perspectives de co-développement partagées. Adeptes d’une pédagogie de la transformation (Mezirow, 1978, Wals et Blewitt, 2010) axée sur le sensible, nous souhaitions que les prises de conscience issues des surprises et découvertes du terrain puissent amorcer chez les étudiants une transformation intérieure, faisant bouger leurs priorités. In fine, nous espérions que ceci pourrait influer sur leur projection de rôle professionnel en tant que futur leader. Le voyage apprenant pourrait-il constituer une forme « d’utopie vertueuse » (Pelluchon, 2020) déconstruisant les rapports de domination intériorisés entre les deux continents et détrônant la primauté économique au profit d’une vision plus généreuse mettant en exergue la responsabilité sociale et écologique de ces futurs leaders ?
La première partie explique le contexte du voyage et élabore le questionnement qu’il a fait naitre. Puis le récit du voyage à proprement parler prend le format d’un carnet de voyage élaboré par l’une des auteures à partir de ses dessins sur le motif. Dans une troisième partie, nous expliquons la méthodologie utilisée pour analyser son impact sur les étudiants tel qu’il se donne à voir dans les récits de leur retour d’expérience élaborés à l’issue du voyage, et détaille les résultats qui ressortent de l’analyse. Une quatrième partie est dédiée à la discussion de ces résultats avant de conclure sur les points marquants mais aussi les limites de cette aventure.
1. Un voyage d’études en Afrique : dans quel cadre et pourquoi ?
Contexte
Le voyage constitue le centre chronologique et le point d’orgue d’une option de Master 2 bilingue français-anglais de 150h sur l’innovation responsable en Afrique (IRA). L’option est soutenue par deux entreprises panafricaines mécènes malgache (Axian) et marocaine (Attijariwafa Bank) qui délivrent des bourses aux étudiants africains et offrent des stages en Afrique. La première édition de ce programme s’est déroulée entre septembre et décembre 2023 à ESCP Business School, en partenariat avec 5 universités africaines (Institut Supérieur du Management à Dakar, Sénégal (ISM), Institut National Polytechnique Houphouêt-Boigny, Yamassoukro, Côte d’Ivoire (INPHB), Ecole Nationale Supérieure Polytechnique de Yaoundé, Cameroun (ENSPY), École nationale supérieure de statistique et d'économie appliquée d'Abidjan, Côte d’Ivoire (ENSEA) et Université Catholique d’Afrique Centrale, Yaoundé, Cameroun (UCAC). Le programme a réuni 9 étudiants issus de ESCP en Master 2 et 9 étudiants issus des 5 universités africaines partenaires également en Master 2. Au total, 8 nationalités étaient représentées parmi les 18 étudiants (Bénin, Cameroun, Chine, Côte d’Ivoire, France, Italie, Suisse et Sénégal).
L’option IRA a pour objectif de former des leaders pour l’Afrique dans une optique de développement durable. Elle inclut des cours d’entrepreneuriat, de marketing, de finance, de leadership interculturel, de logistique, d’économie digitale, de gouvernance institutionnelle. Les cours sont donnés par des professeurs ESCP en partenariat systématique avec des professeurs africains. L’option inclut aussi un projet artistique, métaphore de l’entrepreneuriat nommé Art Thinking (Bureau, 2019), et un projet interculturel en binômes d’étudiants Nord-Sud. Ce projet interculturel vise à nourrir une rencontre authentique entre un étudiant ESCP et un étudiant africain, en échangeant au départ des romans, puis en organisant ensemble des visites culturelles et citoyennes à Paris et à Dakar, et finalement, en racontant ensemble cette rencontre de manière créative lors de la dernière soirée du voyage (danse, sketch, diaporama…). L’ensemble de l’option se déroule sur 3 périodes entre septembre et décembre représentant des moments pédagogiques successifs : un mois de cours en présentiel à Paris, puis sept jours de voyage d’études au Sénégal, enfin deux mois de stage en alternance en Afrique, avec la fin des cours en ligne.
Questionnement
Plusieurs questionnements ont guidé notre observation de l’impact du voyage d’études en Afrique sur chacun des étudiants du programme en commençant par une réflexion sur la pédagogie de la “grande transition” (Renouard et al., 2020), notamment dans les écoles de commerce (Prime, 2021). Dans les établissements d’enseignement supérieur en management, l’Education au Développement Durable (EDD) depuis une quinzaine d’années porte sur l’exposition nécessaire aux « fondations » du développement durable (notamment à l’écologie et au paradigme de l’économie circulaire) avec des pédagogies dont les professeurs sont naturellement (et culturellement) familiers : pédagogie transmissive (les connaissances sont supposées connues par les professeurs et seront apprises par les étudiants) et aussi instrumentale (les connaissances sont ciblées pour équiper les étudiants de compétences pour l’avenir de leur profession via leurs spécialisations).
Papenfuss et al. (2019) observent l’émergence d’une troisième vague pédagogique où ce répertoire initial se complète par des pédagogies qui adressent directement la transformation ou l’émancipation des étudiants en traitant de leur manière de faire l’expérience du monde (la subjectivité, la contextualité) et du rapport au pouvoir (qui sait quoi ?). Ces pédagogies visent à stimuler une transformation et émanciper les étudiants pour qu’ils soient en posture d’innovateurs capables de changer les systèmes existants. Parmi les principaux courants de la théorie de l’apprentissage par la transformation, nous nous situons dans le courant critique-réflexif (Mezirow, 1978) qui développe le concept de schèmes de sens (« meaning schemes ») et de perspectives de sens (« meaning perspectives » ou cadres de référence généraux, visions du monde ou paradigmes personnels composés d’une série de schèmes de sens.) L’approche critique-réflexive s’appuie sur un apprentissage expérientiel où l’on cherche non seulement à faire conduire une expérience, mais une expérience dont le but de « transcender ce qui est », «donné », « ordinaire » et souvent une routine d’action pour créer une nouvelle dynamique et des manières de voir et de faire différentes » (Wals et Blewitt, 2010, p. 66).
Le dispositif de voyage d’études en Afrique a ainsi été déployé en octobre 2023 sur une semaine combinant un mix d’activités précises et rythmées, entre exposition aux réalités économiques, culturelles et écologiques du Sénégal, long moment en commun dans les trajets en bus et les prises de repas, et restitutions collectives systématiques et ritualisées tous les soirs autour des quatre mêmes questions : qu’est-ce qui s’est bien passé aujourd’hui ? Moins bien passé ? Qu’est-ce que j’ai appris ? Avec quoi je repars ce soir, qu’est-ce que je vais en faire ?
L’utilisation du voyage dans l’éducation transformatrice n’est pas nouvelle car c’est un levier de changement où le voyageur se transforme à travers les relations qu'il crée et les empreintes qu'il laisse, aboutissant à une transformation de soi et du monde. L’apprentissage sur le terrain, en contextes, est aussi un moyen « naturel » d’apprentissage, et certains penseurs tels que Rabelais considéraient que sur les routes, on apprend plus qu'à l'université.
Dans l’option IRA, le voyage a pris une véritable dimension apprenante. Spontanément sont nées plusieurs initiatives pour en faire le récit, permettant aux enseignantes comme aux étudiants de se découvrir eux-mêmes à travers l’introspection au-delà de la description des lieux visités. Spontanément, l’une des enseignantes a dessiné un carnet de voyage sur le motif. Au fil des débriefings quotidiens, les étudiants se sont racontés. A la fin de la semaine, ils ont été motivés pour raconter leur voyage en une page associée à une photo de leur choix. Nous présentons ci-dessous le carnet de voyage illustré puis nous cherchons à identifier quels sont les thèmes de la transformation personnelle provoquée par le voyage apprenant sur l’innovation responsable en Afrique.
2. Carnet de voyage – récit illustré par Caroline Verzat
Jour 1 - Gorée et Monument de la Renaissance
Un vieux guide humaniste inspiré par Cheick Anta Diop nous souhaite la bienvenue en Afrique dans notre maison commune, où sont apparus les premiers hominidés il y a 6 millions d’années. Il explique que Gorée vient d’un nom hollandais et signifie la dignité en wolof.
Le tour de l’île commence par les baobabs pleins de vertus médicinales. Au sommet de l’île, derrière la grosse Bertha (canon installé au XIXe pour contrôler le commerce maritime), le guide désigne la noria des porte-conteneurs qui transitent par Dakar, désormais surveillés par les satellites et la digitalisation : l’accélération capitaliste est ici très concrète…
Il nous conduit ensuite chez un peintre qui utilise une technique traditionnelle de dessin avec des sables de différentes nuances et produit en quelques minutes des tableaux pour les touristes. Est-il également atteint par l’accélération ?
Enfin, nous allons à la maison des esclaves, comprendre la traite négrière. Oui au pardon, non à l’oubli ! Les cellules exigües du rez-de-chaussée servaient à entasser les captifs à 30 par cellule pendant 3 mois
A l’issue de ce mémorable tour de l’île, nous rejoignons une ravissante maison d’hôtes ombragée pour déjeuner et déguster nos premiers jus de bouye, bissap, gingembre...
De retour à Dakar nous montons au monument de la Renaissance africaine, inauguré en 2010 pour le cinquantenaire de l’indépendance du Sénégal. De la tête, on a une très belle vue de Dakar.
Lors du dîner, le premier rapport d’étonnement permet à chacun d’exprimer les enseignements de la journée : un choc pour la plupart d’entre nous, quel que soit notre continent d’origine.
Jour 2 - Innovations responsables à Dakar : Wave, ElleSolaire, SSA-ISM, Baobab+
Nous sommes d’abord accueillis chez Wave, leader du mobile money, créé en 2020 et comptant déjà 900 collaborateurs. Le responsable de la communication nous explique la philosophie de l’entreprise : apprendre et tester l’offre avec les clients du BOP pour bien comprendre leurs besoins sur le terrain puis disrupter les règles du marché (1% de frais bancaires). Les suiveurs confirmeront le changement des règles du jeu en baissant considérablement leurs tarifs afin de suivre l’ouverture de ce nouveau marché bancaire. L’ambition de Wave à long terme est de faire de l’Afrique le 1er continent sans cash.
Nous allons ensuite chez ElleSolaire, créée en 2015. La directrice opérationnelle, nous explique leur mission d’empowerment des femmes en zones péri-urbaines et rurales via la formation à l’entrepreneuriat et la construction d’un réseau de distribution de lampes solaires. Jeanne Thiaw, 1ère entrepreneure formée et devenue team leader de l’entreprise, offre un vibrant témoignage de son parcours : « Je ne croyais pas en moi, je n’avais pas de diplôme, j’avais 20 ans de service comme femme de ménage lorsque j’ai rencontré Elle-Solaire. Cela a été très difficile de renoncer à tous mes droits de salariée. Mais j’ai pris ma décision. Ma vie a changé : aujourd’hui je crois en moi. »
Après le déjeuner, nous filons à l’ISM rencontrer une sociologue française établie au Sénégal pour découvrir le fonctionnement de la Soft Skills Academy qu’elle dirige. En 1ère année, tous les étudiants ont 8 journées obligatoires et notées de projets humanitaires. En 2e année, des étudiants bénévoles sont responsables d’événements. En 3ème année, des étudiants bénévoles coachent les étudiants plus jeunes. Ce système peu coûteux et responsabilisant est très prisé des entreprises et des étudiants pour trouver un emploi.
En fin de journée, nous rencontrons une alumna de ESCP qui a créé la filiale Baobab+, dédiée à la distribution de l’énergie et à l’accès au digital dans les villages. Les produits de qualité importés de Chine (fours, lampes solaires, TV et générateurs solaires) sont vendus en leasing sur 12 à 24 mois et payés par mobile money. L’entreprise est en phase d’atteindre le seuil de rentabilité.
Les rapports d’étonnement le soir témoignent de l’émerveillement pour ces innovations africaines combinant toujours l’expérimentation locale « test and learn », le digital et la visée inclusive. Mais chacune est également unique et originale dans son business modèle. Il n’y a pas une mais des voies pour l’innovation responsable en Afrique.
Jour 3 - Diamniadio, Musée Théodore Monod et Galerie Cécile Fakhoury
RV à la Gare pour prendre le TER de Dakar inauguré en 2020 pour relier la ville nouvelle de Diamniadio. Le tarif du voyage est accessible aux classes moyennes mais pas au BOP. La ville nouvelle est investie par les ministères, les espaces de conférence, le stade du Sénégal… Les hôtels et maisons de luxe que nous avons pu visiter sont majoritairement occupés par des étrangers. Souleymane Ndao, professeur à l’ISM formule des questionnements stimulants : A quoi sert l’investissement ? au prestige ? et/ou au développement ? L’innovation responsable ne doit-elle pas associer systématiquement innovation technologique et innovation de gouvernance ?
L’après-midi nous visitons le musée Théodore Monod de Dakar où sont exposées des statues, masques, tambours et tapisseries africains, dont il avait été l’un des premiers à défendre la valeur artistique en tant que scientifique naturaliste humaniste. Malheureusement le musée est en piteux état. Suit une visite à la galerie de Cécile Fakhoury qui promeut l’art contemporain africain dans les foires et biennales internationales. Nous y découvrons des œuvres intrigantes à base de photos de corps, de tissages de textures ou d’impressions géométriques sur tissu en noir et blanc, dialoguant sur le thème des cartographies de l’existence.
Les rapports d’étonnement le soir font émerger des séries de questionnements portant d’une part sur les finalités de l’innovation responsable et son articulation avec la technologie et la gouvernance, et d’autre part, sur l’apport spécifique des artistes, innovateurs porteurs d’une esthétique personnelle ou universelle, et de significations symboliques plus ou moins faciles à décrypter si l’on n’a ni les codes culturels, ni l’habitude de fréquenter les musées…
Jour 4 - Port de Dakar, Rencontres chez Free Sénégal
Le General manager monte dans notre bus pour nous faire découvrir le 3e port d’Afrique. Trois porte-conteneurs peuvent être chargés et déchargés en parallèle le long des 710m de quai.
Le port autonome a été cédé pour 25 ans par l’Etat à la société émiratie DP World, ce qui a permis de développer la digitalisation de toutes les opérations. Le résultat de ce partenariat public-privé tient dans un indicateur-clé : 30 mouvements de chargement ou déchargement par heure. C’est l’argument clé pour convaincre les sociétés de transport du monde entier de faire escale au Port de Dakar. Un autre intérêt est de pouvoir investir dans la construction d’un nouveau port en eau profonde et peut-être créer des usines de transformation des matières premières sénégalaises (arachides, noix de cajou, poisson et fruits) afin d’augmenter la valeur des exportations. Mais il faut trouver un site qui ne soit pas revendiqué également par les populations locales pour le culte des ancêtres… Les convaincre de renoncer à leur terrain nécessite de très fortes contreparties (lycées, emplois, etc).
L’après-midi, nous sommes accueillis par le directeur, l’équipe RH et l’équipe d’innovation de Free Sénégal qui nous détaille les orientations technologiques (IA pour robotiser l’accompagnement des clients) et stratégiques (inclusion numérique, financière et assurantielle du BOP) ainsi que les processus d’innovation agile actuels. Nous comprenons que l’arrivée d’Axian au capital de Free Sénégal s’est traduite par le renforcement des mesures d’impact RSE et par une orientation délibérée en faveur des collaborations avec des startups dédiées aux énergies renouvelables.
En soirée, nous avons rendez-vous avec un membre de la communauté Mouride qui nous explique patiemment le fonctionnement rituel de la communauté où chaque homme est invité à contribuer financièrement à l’investissement dans les œuvres islamiques. Le budget de la communauté représente l’équivalent du budget de l’Etat du Sénégal, ce qui en fait un acteur majeur du développement économique dans certains secteurs. Mais la place des femmes y semble réduite.
Les rapports d’étonnements s’attardent sur les investissements nécessaires à l’innovation et questionnent les finalités ainsi que les parties prenantes à mobiliser pour les choix stratégiques relatifs aux infrastructures et à la technologie. Qui en tire bénéfice et à quel terme ? Les valeurs créées pour les uns et les autres sont-elles équitables ? Quelle part les communautés locales doivent-elles prendre dans les décisions ? Comment donner une vraie place aux femmes dans ces décisions ?
Jour 5 – Somone : boulangerie Mburu et écosystème de la mangrove, traversée du delta du Saloum
Nous partons tôt vers le Sud du pays. Premier arrêt : Somone. Nous visitons la boulangerie MBURU créée par une professeure qui a renoncé à sa carrière universitaire afin de promouvoir l’émancipation des femmes des villages via une boulangerie innovante. Le défi est de fabriquer des pains, viennoiseries et pâtisseries « à la française » avec des produits locaux (mil, maïs, sorgho, tubercules,…) et de construire une chaîne de valeur entièrement locale de qualité. Tout cela par les femmes alors que la boulangerie est traditionnellement un métier masculin… En amont, la sélection et la transformation des céréales sont fastidieuses car il faut trouver les agriculteurs bio très loin, puis trier les grains à la main avant le séchage, l’empaquetage, etc. En aval, la production des pains nécessite d’adapter la panification aux céréales sénégalaises mais aussi d’assurer le marketing, la vente et le paiement de ces produits inédits dans l’alimentation des villageois. L’innovation réside dans la digitalisation de la logistique de production/diffusion ainsi que du paiement (mobile money). Mais aussi dans le système de recrutement et de formation des « linguères », femmes entrepreneures issues des villages qui vendent les pains accompagnés de sauces traditionnelles dans des kiosques, lesquels fonctionnent aussi comme relais Orange ou Free. La boulangerie compte actuellement 70 employées et 25 points de vente.
Deuxième arrêt : Balade en pirogue et déjeuner à la lagune de Somone, classée réserve naturelle. Les guides locaux nous font partager leur savoir encyclopédique sur la multitude d’animaux qui peuplent la lagune ainsi que la mangrove : milans, pélicans, sternes, hérons, aigrettes, flamants roses,… qui se disputent les millions de crabes.
Suit une longue traversée du magnifique delta du Saloum sur une alternance de routes goudronnées et de pistes pleines de détours, de nids de poules et de cahots, puis la traversée d’un majestueux pont suspendu à péage, afin d’atteindre notre destination : l’écolodge de Simal au milieu de la lagune du Sine Saloum. Ce petit havre de paix se mérite ! Car le bus est trop lourd pour le pont rudimentaire qui traverse la lagune. Nous embarquons finalement sur des charrettes à cheval pour terminer le voyage. Le lendemain matin, le directeur de l’écolodge nous apprendra qu’avant la construction de ce modeste pont, les enfants de la lagune devaient traverser l’eau avec leur cartable et vêtements sur la tête pour aller à l’école.
Les rapports d’étonnement de cette journée mêlent émerveillement et surprise : admiration devant l’immense courage des femmes entrepreneures de Mburu, splendeur des paysages de lagune et de mangrove, épreuve de la lenteur du trajet par des routes inégales, découverte de la nuit dans une case africaine…
Jour 6 : réserve de Fathala et retour à Dakar
Au bord de la Gambie, nous atteignons la réserve de Fathala qui permet de voir les animaux sauvages dans leur environnement naturel d’origine, même si les animaux que nous y découvrons ont en réalité été réimplantés ici depuis d’autres pays.
Nous démarrons par une marche avec deux lions. Les dresseurs qui ont accueilli les lions bébés les ont nourris la veille avec 7 ânes et les tiennent en respect avec des bâtons tandis qu’ils nous intiment la consigne de marcher derrière eux et prennent des photos. Les émotions du groupe sont contrastées : admiration par certains de ces bêtes magnifiques qu’ils n’avaient jamais vues tandis que d’autres s’indignent de la balade de quelques minutes entièrement pensée pour les touristes et fait penser à un cirque… Mais rien n’est simple : la réserve permet aussi de préserver les espèces menacées et de faire vivre toute une communauté.
Suit une balade safari en 4x4 sur des pistes où de jeunes guides polyglottes et passionnés par leur métier au contact de la nature nous emmènent sur les traces – pas si faciles à détecter – des girafes, des antilopes, des zèbres, des phacochères. D’un rhinocéros pour les plus chanceux, dont nous apprenons qu’il a tué sa femelle non consentante... Si les relations paraissent violentes entre mâles et femelles, entre prédateurs et proies, des espèces placides comme les girafes contribuent à l’entretien des acacias, les termitières régénèrent les sols tout en nourrissant les phacochères…. Tout le vivant inter-est au sein d’un paysage bucolique enchanteur : la menthe poivrée embaume, les arbustes verdoyants abondent, la richesse des interdépendances de l’écosystème de la savane boisée se révèle peu à peu sous nos yeux.
Le retour à Dakar se fait par les mêmes routes inégales, autoroutes directes rapides et payantes près de Dakar, pistes de terre cahoteuses et pleines de détours dès qu’on s’en éloigne, noires de voitures bruyantes et polluées en ville, peu fréquentées et cadencées par la marche lente des buffles à la campagne… Ce voyage nous oblige à éprouver l’amplitude des contrastes provoqués par l’accélération du développement. Comment penser et mener un développement respectueux des rythmes et besoins de la nature autant que des humains ?
Jour 7 : Visite du chantier de l’institut Goethe et soirée de présentation finale
Le matin, le chef de chantier du Goethe Institut nous explique les choix écologiques de l’architecte. L’idée est d’utiliser des matériaux locaux tels que l'argile et la latérite et de construire les murs avec des briques de terre compressée (BTC). Mais c’est une première : entre l’idée et la réalité, il faut expérimenter et prendre régulièrement la mesure des performances thermiques et structurelles réelles de ces nouveaux matériaux. Nous pensions que le bâtiment serait fini. Quelle déception ! Le rez-de-chaussée est à peine terminé, mais la situation nous oblige à pousser les questionnements. Seul un petit bâtiment témoin et un plan donnent une idée de l’édifice final.
L’après-midi est consacré à la préparation de la présentation des projets interculturels des binômes d’étudiants qui aura lieu lors du dernier dîner ensemble. L’objectif est de faire partager à nos partenaires de l’ISM et Attijariwafa, la richesse des rencontres interculturelles vécues entre étudiants ESCP et étudiants africains. Le stress est palpable… Mais le soir venu, la qualité, la profondeur et la créativité attendues des présentations sont vraiment au rendez-vous. Nous sommes tous très fiers et heureux de partager ce moment festif et particulièrement inspirant.
3. Analyse de l’impact du voyage à partir des témoignages des étudiants
Méthodologie
Le projet de carnet de voyage est né pendant le voyage d’études à partir des dessins de Caroline sur le motif, mais aussi des commentaires spontanés des étudiants tout au long du séjour, répétant que cette expérience était une « life-changing experience ». Les enseignantes leur ont alors demandé d’écrire un témoignage d’une page répondant peu ou prou aux deux questions suivantes : 1) En quoi ce voyage d’études constitue-t-il une expérience qui change la vie ? 2) Comment vais-je transformer cette expérience pour devenir un leader innovant et responsable ?
Nous avons reçu 18 récits personnels de longueur et de style variés allant d’un poème de 240 mots à un récit lyrique écrit à la 3ème personne comportant 699 mots. Nous avons conduit une analyse qualitative inductive manuelle du contenu de ces récits suivant la méthode Gioia (Gioia et al, 2013) sur NVivo. Le regroupement thématique des codes de 1er niveau, aboutit à l’identification de 8 thèmes marquants pour les étudiants, ensuite classés en fonction de leur occurrence dans le corpus.
Résultats
Huit thèmes ont été identifiés qui sont représentés au sein de l’échantillon, selon le genre et l’origine des étudiants (tableau 1). Nous présentons ci-dessous l’analyse de ces différents thèmes illustrés par des verbatims d’étudiants particulièrement parlants.
Tableau 1 : Les huit thèmes d’analyse et leur distribution dans l’échantillon
Thème 1. Une transformation personnelle constitue sans surprise le premier sujet des récits. 13 étudiants évoquent une expérience profonde qui change leur vision du monde à la fois au niveau personnel et professionnel :
The study trip to Senegal was much more than just an academic experience; it was a turning point in my life. The profound impact this experience had on me was incredible, transforming my worldview and deeply influencing my perspective as a future innovative and responsible leader. (étud. 15)
Je me suis rendue compte que cette expérience allait au-delà de ces attentes professionnelles. Mon regard sur l’argent, l’indépendance financière, ma personne, la vie de famille, les relations de couple et ma relation avec les autres a pris un tout nouveau tournant . (étud 11)
Plus convenus, 4 étudiants habitués à voyager se disent quand même surpris :
J’ai déjà eu la chance de voyager dans beaucoup d’endroits du monde, que ce soit en Asie, en Amérique ou en Océanie, mais ce voyage m’a permis de m’ouvrir encore à de nouvelles perspectives dont je n’avais pas idée. (étud. 6)
Plusieurs rencontres et expériences sont à l’origine de ces découvertes.
Thème 2. La rencontre avec des entrepreneurs africains a fortement inspiré les étudiants. 14 d’entre eux racontent leur admiration pour ces entrepreneurs dont les innovations rendent crédibles la possibilité d’un modèle de développement alternatif et durable, à la fois inclusif et frugal :
Rencontrer des jeunes entrepreneurs qui se donnent à fond pour améliorer l'inclusion financière en Afrique. Leur détermination et leur créativité ont été une véritable leçon d'innovation. Ces rencontres m'ont donné envie de m'engager dans des actions concrètes pour favoriser le développement économique durable en Afrique. (étud. 5)
Lorsque nous avons discuté avec ElleSolaire ou Baobab+, nous avons senti qu'ils voulaient apporter un changement positif. Et la vérité, c'est que s'ils peuvent le faire ici, avec des ressources limitées, imaginez ce que nous pourrions faire en Europe. (étud. 4)
Ces rencontres alimentent une vision optimiste du potentiel de l’Afrique et permettent de susciter des vocations pour dépasser les traumatismes du passé.
Thème 3. La confrontation à l’histoire de l’Afrique, de son passé esclavagiste à son futur rédempteur a marqué de nombreux étudiants, mais, selon le genre et l’origine, ce thème prend une couleur sensiblement différente. 6 récits évoquent la visite de la maison des esclaves à Gorée comme un moment déterminant, incitant à revoir les rapports de domination issus du colonialisme en vue d’un co-développement équilibré. Du côté des étudiants masculins de l’école de commerce, domine l’indignation :
Among all the moments lived, I believe this one most embodied a "life-changing experience," refocusing my attention on a historical reality that endured for more than four centuries. While we might not be directly responsible for those horrifying actions, I perceived this phenomenon as a significant force that can bring different cultures and countries into a unified awareness. One crucial aspect, in my view, is bridging the distances between Europe and Africa, recognizing ourselves as part of a collective effort to face the enormous challenges that await us in the future. (étud. 7)
Les récits africains exaltent davantage la résilience au vu du potentiel et des richesses du continent.
En contemplant les murs chargés d'histoire, D. se rendit compte que Gorée était aussi un témoignage de résilience, une leçon vivante de la force du peuple africain pour se relever malgré l'adversité. Elle sentait l'énergie bouillonner en elle, la poussant à lutter contre l'oppression et à rechercher la justice. La visite du monument de la renaissance fut un moment de grâce, un symbole flamboyant de la renaissance de l'Afrique. L'espoir s'élevait comme un oiseau majestueux, portant le message que l'avenir promettait des lendemains plus radieux. D. était submergée par un sentiment de renouveau et d'optimisme, une foi inébranlable en la capacité de l'Afrique à se réinventer. (étud. 8)
Comme on le voit, la charge émotionnelle de certains récits est très forte.
Thème 4 : Le réveil des émotions. Un certain nombre de récits ariment de manière explicite l’apprentissage aux émotions, en particulier chez les 5 étudiantes africaines :
Ce qui a touché le plus profondément D., c'est la façon dont elle et ses compagnons de voyage, venant d'horizons divers, ont évolué émotionnellement et humainement. (étud. 8)
Comme le disait Nathalie, « on change avec les émotions ». Durant ce voyage plus d’une fois je suis passée de la tristesse, à la fierté, de la joie à la colère, et à la curiosité. Mais surtout avec le sentiment qu’il était possible de faire encore plus. (étud. 1)
Beaucoup d’émotions positives apparaissent particulièrement liées à la qualité des échanges entre étudiants.
Thème 5 : L’émergence d’une fraternité se donne à voir dans 11 récits (dont 8 féminins) qui mentionnent le sentiment d’avoir construit ensemble une véritable famille :
Pendant une semaine, j’ai vécu jour pour jour des expériences incroyables avec mes camarades de promo, que j’appellerais simplement ma « famille IRA. (étud. 10)
La fraternité émerge de la profondeur des débats et des rencontres entre des cultures si différentes dans un climat de bienveillance et d’écoute :
It is the diversity of these relationships, transcending racial, political and religious differences that made this trip life-changing. It gave me the invaluable opportunity to debate, question, reflect, learn and unlearn. Talk about religion, tradition, politics, gender roles, inequalities, share views, defend my opinions and listen to theirs. (étud. 12)
L’écologie - pourtant au cœur du programme - a été moins commentée.
Thème 6 : La sensibilisation aux défis écologiques. 7 étudiants sans distinction notable de genre ou d’origine mettent en avant l’urgence de préserver l’environnement. Plusieurs éléments les ont marqués à ce sujet pendant le voyage : la visite des réserves naturelles, le constat de la pollution et la rencontre avec les entrepreneurs engagés pour la promotion des énergies renouvelables :
J'ai été impressionnée par les initiatives entrepreneuriales axées sur la préservation de l'environnement. Des solutions vertes et durables ont été mises en place par des entrepreneurs engagés dans la protection de notre planète. La visite d'une réserve naturelle m'a également sensibilisée sur l'urgence de préserver l'environnement et la biodiversité. Ces expériences ont renforcé ma conviction que la durabilité doit être au cœur de tout développement économique responsable. (étud. 13)
La faune et la flore, trésors à préserver, le braconnage et la déforestation, à combattre sans réserve ! La biodiversité en péril, l'Afrique en danger, la préservation, un devoir sacré à perpétuer. (étud. 9)
La poésie de ce dernier verbatim manifeste une claire sensibilité artistique. L’art et la culture faisaient partie des intentions du voyage, mais ils n’ont été que marginalement associés par les étudiants au processus de transformation personnelle dans les récits.
Thème 7 : L'art guide la transformation. 3 étudiants évoquent le rôle des visites culturelles. En particulier, une étudiante raconte une prise de conscience saisissante auprès de l’artiste de Gorée :
Waouh, c'était tout ce que j'ai pu exprimer quand j'ai découvert que, avec de la colle, du sable local et une pincée de génie artistique, on pouvait créer une œuvre magnifique en seulement 3 à 5 heures. Ces créations, en plus de leur beauté, avaient le pouvoir de résister au passage du temps. Ce "Waouh" a ouvert en moi une nouvelle perspective. J'ai compris que l'innovation responsable en Afrique ne provient pas seulement du neuf, mais aussi de la capacité à réinventer l'existant. C'est un mélange de savoir-faire local et étranger, ancré dans le communautaire et promouvant une utilisation responsable de nos ressources. (étud.17)
De fait, le voyage a permis à tous les étudiants de construire une définition de l’innovation responsable et d’y projeter leur avenir.
Thème 8 : Devenir un leader responsable. Pour la grande majorité des étudiants (15/18) suite à ce voyage transformateur, la notion de responsabilité signifie essentiellement une attitude : être courageux, à l’écoute et au service des autres dans une perspective de recherche du bien commun :
C'est en plongeant dans l'inconnu, en explorant des territoires inexplorés, que nous trouverons les réponses aux défis complexes et que nous ouvrirons la voie vers un avenir meilleur. C'est dans cet esprit que je me présente désormais comme un leader prêt à servir, non seulement la terre qui nous accueille, mais aussi ceux qui nous accueillent sur cette terre, avec courage, patience et persévérance. (étud. 2)
This experience imparted two invaluable lessons that I believe every innovative and responsible leader should hold close. The first lesson is that we must not be disheartened or deterred by moments of adversity; instead, we must recognize them as opportunities for personal growth. Life often tests us during these challenging times, and it's our responsibility to demonstrate our capacity to turn them into moments of development. The second lesson, (is) that we must always remember, that alone we are not that big, that there are many other people just like us and that we are only a small part of something much bigger. (étud. 16)
Etre un leader innovant et responsable pour moi c’est se mettre au service des autres. C’est-à-dire de l’Homme, de la nature, de la société. En les considérant non pas comme des moyens pour atteindre nos objectifs mais comme la finalité de ceux-ci. (étud. 1)
Les enjeux sont de taille, les obstacles et les difficultés seront toujours de la partie. La clé, c'est la volonté. Une volonté différente de toutes les précédentes, celle dotée d'un cœur, d'une conscience et de responsabilités. Une volonté qui s'arme de courage, qui s'informe sur les erreurs des autres pour ne pas les répéter. Une volonté qui se refuse de polluer mais qui a à cœur de sauver et de préserver. (étud. 14)
En rupture avec cette vision généreuse et émancipatrice, 3 étudiants de ESCP associent le leader responsable à une vision entrepreneuriale classique, de nature économiste, axée sur le développement d’opportunités d’affaires (« du business ») et la recherche du profit.
All these made me realize that a good entrepreneur needs to deeply understand the environment in which he or she operates and use this environment to increase his or her competitiveness. (étud. 18)
It was very interesting to discuss with the professor the opportunities to import certain products or to develop the local market with very minimal investments for a European. This also served as an example of how microcredit can enable the development of immediately profitable businesses compared to Western businesses that take a long time to become profitable or never do. (étud. 7)
4. Discussion des résultats
Le retour d’expérience pédagogique du voyage en Afrique de cette première promotion de l’option IRA suggère d’abord que celui-ci est un instrument puissant d’expérience intégrative, et de transformation personnelle (au moins dans le déclaratif post voyage). Or celle-ci articule largement les principes d’une éthique de la considération (Pelluchon, 2018) qui ambitionne la transformation du monde contemporain dévoré par l’économisme à partir de la transformation du rapport à soi. Ceci commence par l’expérience de sa vulnérabilité, ce qui permet au sujet de s’élargir par la considération des interrelations qui le lient aux autres vivants dans un espace commun. Nous mettons en exergue ci-dessous quelques points marquants de cette éthique constatés pendant le voyage :
1. Le voyage est une expérience fondée sur la corporéité et le déplacement hors des zones de confort, qui fait prendre conscience de la matérialité et de la fragilité de notre existence en tant que vivant. Les conditions logistiques du voyage étaient excellentes mais elles ont aussi exigé des corps une adaptation qui a pu être fatigante (chaleur, bus…) mais de manière salutaire aussi (car en voyage, on est bien là). L’importance des émotions soulignée dans les récits témoigne de l’ancrage des apprentissages dans les sensations et perceptions subjectives activées par le voyage.
2. L’importance de l’humilité comme méthode, par la reconnaissance de la vulnérabilité et la réalisation de l’égalité inhérente à tous les êtres humains. L’Ile de Gorée qui a été notre première visite a profondément marqué chacun, faisant de cette expérience plus qu’un thème d’analyse mais bel et bien un marqueur imprégnant la compréhension d’autres thèmes (l’émergence d’une fraternité, la découverte des potentiels de l’Afrique).
3. Le voyage est un offreur de possibles relationnels inédits qui sont autant de vécus émotionnels qui élargissent le soi. On prend conscience que l’existence n’est que relationnelle, que vivre, c’est vivre de, vivre avec et si possible vivre pour. Le champ d’horizon du sujet est ainsi élargi, du réveil des émotions à la sensibilisation aux défis écologiques.
4. La fraternité vécue au cours du voyage et les visions du monde des entrepreneurs sociaux africains sont de l’ordre de ce que C. Pelluchon nomme la convivance : je ne suis pas seul au monde, mais je suis en continuation et je dois intégrer les intérêts des autres humains et vivants dans l’intérêt de tous. La convivance, c’est un désir et un plaisir de vivre ensemble, « les uns avec les autres, et pas seulement les uns à côté des autres » (p.149) Elle débouche chez les étudiants sur une approche du leadership responsable qui veut servir le bien commun des existences en interdépendances multiples dans l’univers, se doit d’être courageux face à l’incertitude et doit savoir bien écouter et collaborer.
5. L’appréciation esthétique qui donne le sentiment d’une communion avec les autres et la nature a été particulièrement stimulée lors de la rencontre de l’artiste à Gorée, lors de la traversée du Sine Saloum et la nuit à l’écolodge, et dans une certaine mesure, avec les animaux de la réserve de Fathala.
6. Enfin, l’éthique de la considération est alignée avec l’éco-féminisme, parce qu’elle insiste sur la corporéité et la vulnérabilité davantage valorisés par les femmes en général. Dans notre corpus, les récits féminins, en particulier ceux des étudiantes africaines, apparaissent de fait sensiblement différents des récits masculins : les émotions, la fraternité et l’attitude du leader responsable courageux et au service y sont davantage représentés.
Nous avons cependant constaté lors du voyage qu’il y avait au moins trois obstacles à la mise en place d’une telle démarche éthique. D’abord (et désormais presque toujours), les écrans ou la dispersion futile du soi qui tuent l’attention, base de l’éthique de la considération : « Aucun enseignement ne peut être bénéfique si le sujet n’est pas capable d’attention » (Pelluchon, p. 214). Tous les étudiants ont eu du mal à lâcher leur smartphone. Ensuite, pour une minorité d’étudiants, l’humilité comme méthode n’a pas bien fonctionné. Ils n’ont pas toujours réussi à adopter une posture reconnaissant la vulnérabilité des autres et leur devoir de considération. Enfin, le rapport aux animaux pendant la visite de la réserve a révélé deux sens de l’éthique irréconciliables, celui du point de vue des Africains qui associe la réserve à une vertu écologique (préserver les espèces menacées et maintenir les écosystèmes naturels) et le point de vue d’un certain nombre d’Européens qui associe la réserve à une logique de domination économiste (dompter les lions pour maximiser la valeur touristique de « marcher avec des lions »).
Conclusion
A première vue, la pédagogie sensible du voyage a bien fonctionné, opérant une transformation auto-perçue par la majeure partie des étudiants et aboutissant à une représentation du leader responsable associée à la pratique d’une éthique de la considération. Ces traits du leader responsable au service de tous évoquent une éthique de la vulnérabilité particulièrement mise en avant par (Pelluchon, 2020) comme constitutive de tous les êtres vivants avec une portée systémique et universelle et permettant d’instituer un nouveau contrat social pour l’humanité. On retrouve également ces traits dans l’éthique du care, telle que définie par J. Tronto comme une activité caractéristique de l’espèce humaine, qui recouvre tout ce que nous faisons dans le but de maintenir, de perpétuer et de réparer notre monde, afin que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nos personnes et notre environnement, tout ce que nous cherchons à relier en un réseau complexe en soutien à la vie » (2009, p 143). Nous observons que les femmes africaines du groupe ont joué un rôle important dans la construction de cette éthique partagée en insistant sur l’importance de la qualité des liens et de la prise en compte des émotions, confortant ici les travaux fondateurs de (Gilligan, 1982) sur le care comme une capacité à prendre soin d’autrui davantage présente dans les critères de prise de décision des femmes que chez les hommes.
Ce qui était un parti pris idéologique dans l’intention du programme pédagogique de l’option s’est révélé comme un pari pertinent. L’expérience vécue dans un contexte d’altérité africaine avec une forte intensité de questionnement réflexif produit des effets marquants. Les étudiants sont allés bien au-delà d’une translation touristique (on ne voyage pas vraiment, on se déplace avec son milieu d’origine) à laquelle les étudiants européens de l’ESCP sont habitués. Faisant l’expérience de leur continent avec des non-Africains, les étudiants africains ont apporté une authenticité, une générosité et une fraîcheur qui a contaminé le groupe. La mise en récit chargée d’émotions semble instaurer un ancrage de soi nouveau plus soucieux des autres et du monde. Comme le soulignent Biancofiore et Barniaudy, (2024) le récit des émotions vécues en lien avec la crise écologique de l’anthropocène peut transformer la relation au vivant. C’est en partie ce qui s’est passé ici, le voyage apprenant ayant permis de créer un récit commun entre les deux continents autour du leadership responsable pour l’Afrique. Les récits ne sont néanmoins pas exempts d’une certaine exaltation propre aux voyages exceptionnels. Il faudrait interroger les étudiants de manière longitudinale pour compléter cette analyse à chaud et voir dans quelle mesure la transformation initialement observée s’avère durable.
Bibliographie
Biancofiore A. et Barniaudy, C. (dir), 2024, L’éconarration, des ateliers d’écriture pour transformer notre relation au vivant, Lormont, Le bord de l’eau.
Bureau, S., 2019, « Art Thinking : une méthode pour créer de l’improbable avec certitude », Entreprendre & Innover, 42-43, p. 88-103.
Gilligan, C. 1982, In a different voice: psychological theory and women’s development. Cambridge, Massachussetts: Harvard University Press.
Gioia, D. A., Corley, K. G., & Hamilton, A. L., 2013, “Seeking Qualitative Rigor in Inductive Research: Notes on the Gioia Methodology”, Organizational Research Methods, 16(1), p.15-31.
Mezirow, J., 1978, Education for Perspective transformation : Women’s Re-entry Programs in Community Colleges, New York, Columbia University.
Papenfuss J., Merritt E., Manuel-Navarete D., Cloutier S. et Eckard B., 2019, "Interacting pedagogies : A review and framework for sustainability education", Journal of Sustainability Education, 20 (April).
Pelluchon C., 2018, Ethique de la Considération, Paris, Seuil.
Pelluchon, C., 2020, Réparons le monde. Humains, animaux, nature, Toulouse, Rivages poche.
Prime, N., 2021, “Pédagogies transformatrices et émancipatrices dans l'éducation au développement durable : L’expérience intégrative des notes réflexives individuelles”, ESCP BEST Impact papers, pp. 353-360.
Renouard, C., Beau, R., Goupil, C. et Koenig, C. (sous la dir.), 2020, Manuel de la grande transision, former pour transformer, Paris, Les Liens qui Libèrent.
Tronto, J., 2009, Un Monde vulnérable. Pour une politique du care, Paris, La Découverte.
Wals A et Blewitt J., 2010, “Third-wave sustainability in higher education : Some (inter)national trends and developments”, in P. Jones, D. Selby and S. Sterling (Eds.), Sustainability Education: Perspectives and Practice across Higher Education, London, UK.
[1] Professeure ESCP Business School Sustainability department, cverzat@escp.eu
[2] Professeure ESCP Business School Sustainability department, prime@escp.eu