Les trois clémentines de Nour, deux ans et trois mois
Roland Gérard[1]
Nous avions cheminé une grosse dizaine de minutes au bord de la route et nous arrivions au bois. Avec la mousse, les faînes, la terre de la taupinière... Nous nous sommes bien amusés sous les hêtres. On a posé nos mains dessus la mousse, on a mangé une amande de faîne qu'on s'est partagé, on a fait trois bébés chouettes en terre qu'on a posé bien rangées sur une souche. Nour a insisté pour qu'on fasse aussi la maman. On a prêté l'oreille aux tambourinements des pics épeiches, on a entendu chanter les sittelles et les pinsons des arbres... elle a voulu un bâton, je lui ai fait un bâton.
Avant de partir, son père avait mis trois ou quatre clémentines dans le sac de la poussette. Elle m'en a demandé une, j'ai vite compris en la lui donnant qu'elle voulait l'éplucher elle-même. Mais c'est pas facile d'entamer l'écorce d'une clémentine, elle a essayé, elle a échoué, alors elle m'a demandé de le faire. J'ai à peine entamé l'écorce de la clémentine avec l'ongle et je la lui ai redonnée. Elle s'est bien appliquée à tout enlever... elle a mangé sa clémentine quartier par quartier sauf un qu'elle m'a donné... à moi qui ne demandait rien.
Nous avons dû passer plus d'une demi heure sous nos arbres dans un espace de cinq mètres carrés, sans nous rendre compte du temps qui passait... C'était l'heure de rentrer, on a marché un peu, puis comme un bord de prairie ensoleillée s'offrait à nous avec ses pissenlits en fleur et ses pâquerettes au pied d'un grand chêne nous nous sommes arrêtés. Là, Nour m'a demandé une autre clémentine... même scénario que pour la première... j'ai encore eu droit à mon quartier... puis posant son index de la main droite sur la paume de sa main gauche, elle a demandé une autre clémentine... j'ai entamé l'écorce du fruit, elle l'a épluché et mangé tranquillement...
Cela a duré pas mal de temps … alors que moi dans ma tête j'avais mis : « retour maison » ... C'est là que j'ai pris conscience du caractère exceptionnel de ce que nous étions en train de vivre. Éplucher son fruit, et en général faire les choses elle-même est pour Nour de la plus haute importance. Nour veut arriver à faire les choses elle-même. Elle veut apprendre... Évidemment cela demande du temps...
Elle m'est revenue instantanément dans le cœur et dans l'âme cette société dans laquelle nous vivons et qui est composée de personnes qui ne cessent de courir après le temps. Comme dans l'exécution des tâches du matin... Dépêche- toi on va être en retard... laisse moi mettre tes chaussettes ça va aller plus vite... des chaussures à scratchs ce sera mieux on aura pas à faire les lacets... on gagnera du temps... Comment dans cette ambiance pourrait-on laisser un enfant de deux ans éplucher ses trois clémentines ? Le soir, il y a les courses, le bain, le repas, les dents... l'histoire au lit dans le meilleur des cas... toujours pas le temps d'éplucher la moindre clémentine... et tant de tâches que l'enfant veut réaliser lui-même et qu'on ne lui laisse pas le temps de faire.
On signifie quoi à un enfant quand on lui arrache sa clémentine des mains pour l'éplucher nous-mêmes et gagner du temps ? On lui dit : « laisse tomber, j'en ai rien à faire de tes désirs d'apprentissages et tes besoins d'autonomie... » On l'empêche d'apprendre, pire on lui signifie qu'on a mieux à faire que de lui permettre de se débrouiller tout seul. En fait on lui dit tout le temps “arrête” d’essayer de grandir. Inutile de décrire les conséquences... Elles sont immenses.
Laisser les enfants très jeunes essayer d'accomplir eux-mêmes les tâches du quotidien, c'est leur dire, « Oui tu as raison, essaie encore tu vas y arriver... tu vas grandir... tu sauras bientôt être aussi doué que nous... tu vas gagner en liberté. Et il n'y a rien de plus important pour nous ».
Et un jour l'enfant de s'envoler quand il sera devenu grand.
[1] Formateur, poète, co-fondateur du « réseau École et Nature » (REN) et du Collectif Français pour l’Éducation à l’Environnement vers un Développement Durable (CFEEDD)