François Taddei
Penser fractal, agir viral
Entretien, propos recueillis par Manon Sala[1]
Manon Sala : François Taddei, vous avez co-fondé le Learning Planet Institute avec Ariel Lindner. Quelles sont les intentions initiales et les objectifs de ce lieu de formation insolite ?
François Taddei : Le Learning Planet Institute est un lieu assez improbable qui est né il y a une vingtaine d'années suite à des discussions avec des étudiants qui n'étaient pas tout à fait satisfaits du système éducatif et de devoir rester confinés dans une discipline pour mener à bien des projets pertinents, voire impertinents, au sens d’être capable de questionner. Suite à ce constat nous avons commencé à désigner de nombreux projets, progressivement un master, une école doctorale, une licence, un bâtiment, l'ensemble des manières d'y vivre, de s'y installer… C'est une longue histoire très multidimensionnelle. Depuis presque vingt ans nous invitons les étudiants en particulier, mais tout un tas d'autres acteurs progressivement, à venir faire ici des choses qu'on ne peut pas facilement faire ailleurs et qui sont juste indispensables aujourd’hui, non seulement pour soi, mais aussi pour les autres et pour la planète. C’est suite à cette prise de conscience du besoin de savoir prendre soin de soi, des autres et de la planète, et d'être capable d'accompagner des étudiants ou des apprenants à tous les âges de la vie - et dès le plus jeune âge - que nous avons développé aussi des programmes de formation continue, de formation exécutive et d'accompagnement. Nous avons mis en place des projets éducatifs et des projets de recherche.
M.S. : Concrètement, comment se fait l’apprentissage des transitions au Learning Planet Institute ?
F. T. : Nous préférons la terminologie de learning transitions qui insère une forme de polysémie. Les learning transitions comportent à la fois l’apprentissage des transitions mais aussi les transitions de l'apprendre. En d’autres termes, cela comporte aussi bien les transitions des apprenants, des individus et des collectifs, des organisations pour les transitions environnementales mais aussi sociétales. A l'heure de l'intelligence artificielle et de l’accroissement constant des progrès technologiques, nous avons de nombreux questionnements éthiques à poser par l’enseignement et la recherche et en insistant sur une très forte activité internationale. Le Learning Planet Institute a été lancé avec Audrey Azoulay, directrice générale de l'UNESCO. C’est un réseau de plus de 600 acteurs mondiaux qui travaillent sur des sujets proches du prendre soin de soi, des autres et de la planète afin de relever ensemble les défis de notre temps. Nous avons une vision globale du changement et de la transformation de la société.
M.S. : En quoi cette vision vient nourrir la notion de planetizenship qui est centrale dans les projets et l’engagement du Learning Planet Institute ?
F. T. : La citoyenneté a une très belle et longue histoire, mais quand on la regarde en détail certains chapitres sont moins glorieux que d'autres. Typiquement, la citoyenneté n'est pas très inclusive historiquement et il y a toujours des progrès à faire aujourd’hui. A Athènes par exemple, il n'y avait que 15% des habitants de la ville qui étaient des citoyens. Les esclaves ne l’étaient évidemment pas, les enfants non plus, les migrants certainement pas, même s'ils venaient de la ville ou du village d'à côté, et les femmes non plus. C’est donc finalement une petite minorité d'hommes en armes qui défendent les murs de la cité. Les Lumières réinventent plus tard la citoyenneté, mais c'est toujours les mêmes qui gagnent la citoyenneté et les mêmes qui en sont exclus. Il est intéressant d’ailleurs de voir qu'à plusieurs siècles d'écart ce sont toujours les mêmes qui ont encore le moins la voix au chapitre aujourd'hui. Cela pose la question de comment se définit la citoyenneté depuis les Lumières, sur la base de l’héritage d’Athènes. Une autre chose qui m’a particulièrement marquée est que les murs de la cité séparent les humains de la nature. La citoyenneté historique n'est donc ni inclusive, ni écologique. On a su faire grandir la citoyenneté en termes de territoire, en passant de la cité athénienne à la nation, voire à l'Europe, mais nous n’avons toujours pas de capacité à penser les enjeux planétaires. Être un planetizen, c'est essayer d'être conscient des limites des citoyennetés historiques et géographiques existantes et inventer quelque chose qui peut aller plus loin en prenant en compte l'ensemble des habitants de cette planète, voir un jour peut-être de discuter avec les habitants d'autres planètes. Ce jour-là, il faudra être inclusif et essayer de se poser à nouveau des questions. On m'a plusieurs fois demandé pourquoi avoir choisi la terminologie de planetizen plutôt que celle de galaxyzen ou universezen. Je trouve ces questions intéressantes mais je pense aujourd’hui que l'interdépendance et la vulnérabilité croisées sont planétaires. A priori, ce qui se passe sur Alpha du Centaure n'a pas d'impact direct sur nous et réciproquement. Par contre, ce qui se passe à l'autre bout de la Terre, peut avoir un impact considérable à toutes les échelles. Nous l’avons bien vu avec le Covid, nous le voyons avec le changement climatique et avec les mille et une crises actuelles qui ont des impacts directs ou indirects sur chacun d'entre nous. Donc, cette interdépendance, se mesure à l’échelle de la Terre, et pour le biologiste que je suis, je pense que la racine de la coopération, de la compassion et du care sont très liées à cette interdépendance.
M.S. : Selon vous, comment créer ce sentiment d’interdépendance à l'échelle planétaire ? La société apprenante que vous définissez et que vous construisez au sein du Learning Planet Institute pourrait-elle être un levier d’action au niveau mondial ?
F. T. : Je pense qu'il faut essayer de penser fractal. Pour les non-mathématiciens, les fractales son comme les poupées russes, elles s’emboîtent et on peut à partir d’elles penser à toutes les échelles. Il faut donc penser fractal et agir viral à toutes les échelles. Notre interdépendance première se présente littéralement à la naissance. On ne survivrait pas s'il n'y avait pas des adultes bienveillants qui nous avaient aidés à grandir, à nous nourrir. Nous partageons cette première dimension avec beaucoup de mammifères, tout en étant une espèce singulière dans le nombre d'années de dépendance et d'extrême vulnérabilité. Un petit humain ne survit pas longtemps tout seul dans la forêt, même à un âge relativement avancé, et même un adulte a du mal à survivre tout seul dans la forêt. Par contre, collectivement, on est capable de faire des choses qu'aucune autre espèce ne sait faire. Cette vulnérabilité et cette interdépendance sont fondamentalement liées. Par exemple, parmi « les peuples premiers », les Inuits ainsi que les habitants du désert du Kalahari ont développé un sens de la coopération, de la compassion, du vivre-ensemble et de l'interdépendance qui est extrêmement fort parce que dans ces environnements extrêmes, on ne survit pas si on n'est pas tous ensemble. Cette capacité à passer de l'interdépendance, je dirais, familiale à une interdépendance, disons, tribale ou d'une communauté plus élargie, est assez spécifique à notre espèce. Pour les autres espèces, il y a éventuellement beaucoup de coopération avec des apparentés très fortement génétiquement. Typiquement, les fourmis et les abeilles ont des niveaux de coopération très impressionnants. Mais elles le font entre sœurs, entre cousines, dans des populations très restreintes. Les humains eux sont capables de coopérer avec des gens qu’ils n’ont jamais vus, ce qui est quand même très spécial. Je pense que cette capacité-là vient d'une interdépendance à différentes échelles. Nous avons créé les murs de la cité car nous sommes dépendants des autres acteurs de la cité pour éventuellement se protéger éventuellement de la cité d'à côté. Il existe donc à la fois une interdépendance tout en acceptant l’idée d’un « nous et les autres ». Or, il se trouve que l'interdépendance a progressivement cru, à l'échelle des nations, pour pouvoir se défendre contre la nation d'à côté, et cela a créé des empires, puis des choses toujours plus grandes. Aujourd’hui, on voit bien que l'interdépendance est devenue planétaire : elle n'est pas simplement entre humains, elle est aussi avec le reste de nos écosystèmes. Il faut donc progressivement en prendre conscience, ce qui n'est pas complètement évident, et il faut à la fois passer de la sensation à l'émotion, de la réflexion et à l'action, et être capable d'une prise de conscience progressive.
Pour faire le lien avec la société apprenante, les communautés apprenantes sont fondées sur l’interdépendance, mais aussi sur la capacité d'échanger de l'information et de la connaissance entre nous tous et toutes. Concrètement, si quelqu’un apprend qu’il existe une ressource utile pour la communauté, par exemple, chasser le mammouth, il va falloir apprendre à chasser le mammouth et à partager cette connaissance, y compris avec les nouvelles générations pour progressivement avancer. L'une des forces de l'espèce humaine, c'est notre capacité à apprendre et à apprendre les uns des autres. Un certain nombre d’espèces comportent aussi de l'enseignement et des capacités d'apprentissage, mais la nôtre a été démultipliée par le langage, puis par l'écriture et les technologies. Cette capacité à apprendre les uns des autres, à toutes les échelles, est ce qui permet de passer d'un individu apprenant à une communauté apprenante, à une société apprenante, voire à une planète apprenante.
M.S. : Vous dîtes que nous avons évolué et développé nos modes de vie actuels grâce à différentes formes de coopérations à plusieurs niveaux. Pourtant, c’est plutôt la vision d’une espèce humaine compétitive pour sa survie qui prédomine dans l’imaginaire collectif. En vous écoutant j’en déduis qu’une des résultantes de notre hominisation serait donc plutôt une humanisation sous forme de coopération. D’après vous, la coopération doit-elle prendre le pas sur d'autres formes d'organisation sociales plus hiérarchiques ou centralisées ?
F.T. : Il y a dans la nature tout un tas de relations complexes que l’on retrouve dans l’organisation de l'espèce humaine également, sous forme de coopérations mais aussi de compétitions. Dans la nature certains individus en mangent d'autres, et en même temps si on regarde au niveau moléculaire, s’il n'y avait pas coopération entre les cellules, il n'y aurait pas d'organes ; et s’il n'y avait pas de coopération entre organes, il n'y aurait pas d'êtres multicellulaires. S'il n'y avait pas de coopération entre êtres multicellulaires, il n'y aurait pas de société… Nous pouvons continuer de filer ces comparaisons encore longtemps ! Nous voyons bien que l'histoire de l'évolution est faite de ce qu'on appelle des transitions majeures, c’est-à-dire des transitions vers toujours plus de coopération. J'ai eu la chance de travailler avec celui qui a pensé ces concepts, John Maynard Smith, sur la coopération aux échelles cellulaires et moléculaires. Je vois bien comment par exemple même les bactéries peuvent coopérer y compris en échangeant de l'information : elles échangent de l'information sur comment coopérer et elles coopèrent sur comment échanger de l'information. Il y a donc déjà des niveaux assez raffinés de coopération au niveau microscopique. Ce qui est intéressant avec ces systèmes de coopération inter-bactériennes est qu’ils se font sans système centralisé et donc hiérarchique. Nous ne sommes donc pas obligés d'avoir un ministère de l'Éducation nationale pour transmettre de l'information, ni un gouvernement pour forcer cette coopération. Nous pouvons donc nous inspirer du vivant et de notre histoire et nous demander à l'heure d'Internet et de l'intelligence artificielle, si nous pouvons coopérer, y compris avec les machines ; et si oui, comment apprendre à faire ensemble des choses qu'on ne saurait pas faire seul ? C'est ça le but de la coopération. Et, en l'occurrence, apprendre à résoudre des défis planétaires que nous avons créés bon gré, mal gré. Si nous faisons le lien avec l'éducation, l'éducation dans le
M.S. : Vous disiez justement que nous étions une société de symboles, notamment par la communication, par le langage et le partage de l'information. Comment les récits peuvent nous orienter vers « une société du respect » que vous mentionnez dans votre livre Et si nous. Vous vous inspirez notamment de Marie Peltier, qui est enseignante à l'Institut supérieur de pédagogie Galilée de Bruxelles, et qui dit que les récits du XXIe siècle ne fonctionnent plus, que nous n'avons pas de grands récits collectifs fédérateurs capables de susciter cet apprentissage en commun. Quels sont les récits, qui vous nourrissent à titre personnel et qui influencent la façon dont vous co-dirigez aujourd’hui le Learning Planet Institute ?
F.T. : Nous arrivons aux 80 ans du Petit Prince, ce roman fait partie des récits qui me nourrissent. Je pense que, quelque part, le Petit Prince est un planetizen, au sens où il prend soin de lui, des autres et de la planète qu'il habite. Or, il se trouve qu'il a une planète à hauteur d'enfant et qu’il peut donc à lui tout seul prendre soin de sa rose et éviter les baobabs… C’est intéressant de faire ce clin d'œil. Je suis également fortement inspiré par les Lettres Persanes. Montesquieu pense non seulement à la séparation des pouvoirs ; afin de critiquer la société française sous la royauté - ce qui n'est pas complètement évident - il invente le fait que des personnes venues ici ne comprennent pas la sophistication et l'importance de l'intelligence de notre société. En nous inspirant du regard du Petit Prince ou du regard des Persans, nous pouvons utiliser cette métaphore du regard extérieur de quelqu’un qui viendrait d'une autre planète. Nous pouvons alors réfléchir à ce que serait le regard de voyageurs galactiques qui arriveraient sur notre planète pour s'interroger, par exemple, sur notre niveau de civilisation, en la comparant à ce qui existe par ailleurs dans l'univers ou dans la galaxie. A partir de là, nous pouvons essayer d'inventer de nouveaux récits qui nous aident à prendre conscience de là où nous venons pour imaginer où aller en se disant qu’il existe un nombre « N » d'estimations possibles à travers la galaxie et l'univers. Il nous faut libérer les imaginaires, en particulier ceux des plus jeunes dont on sait qu'ils sont plus créatifs. Les travaux d'Alison Gopnik montrent qu'il y a un pic de créativité vers cinq ans et un autre à l'adolescence. Nous pouvons réfléchir à comment inviter les plus jeunes et tous ceux qui ont su rester jeunes à aller vers ce que nos amis australiens de AIME-Mentoring appellent Imagi-nation, c’est-à-dire la nation des imaginaires. Vous pouvez essayer d’imaginer ce que vous feriez si vous étiez le ou la présidente de l’Imagi-Nation. L’imagination est la seule chose qui voyage plus vite que la vitesse de la lumière, à sa vitesse, vous pouvez aller sur une autre planète en un clin d'œil et revenir, et ce que vous aurez vu là-bas peut vous inspirer et vous aider à penser d'autres bifurcations que celles préalablement annoncées.
M.S. : Justement, comme nous n’avons pas la capacité d'aller sur d'autres planètes, ou en tout cas, pour la plupart des terriens et terriennes, et que nous sommes dans une société qui se polarise de plus en plus, avec d’un côté un discours techno-solutionniste qui profite de l'émergence grandissante de l'intelligence artificielle, et de l’autre un discours centré sur une volonté de retourner à plus de sens à travers des bifurcations massives, et notamment ce phénomène d’exode, non plus rural, mais urbain, c’est-à-dire depuis les villes jusque dans les campagnes. Comment ce récit pourrait réunir, tout en restant sur Terre, ces deux polarités ?
F.T. : J'aime bien essayer de travailler sur les invariants. D'abord, si je dois me souvenir de peu de choses, c'est plus simple pour mon petit cerveau de me souvenir de choses qui sont les plus invariantes. Et en même temps, je pense que par définition, cela nous invite à identifier ce qui nous rassemble. Nous pouvons par exemple voir l'ensemble du vivant comme une grande famille en nous inspirant de la biologie évolutive. Cette vision pour moi n’était pas évidente jusqu’il y a quelques temps, je l'ai appris relativement tard au cours de mes études post-bac, alors que je pense que j'aurais dû l'apprendre beaucoup plus jeune. Je pense que chacun d'entre nous devrait prendre conscience que nous faisons partie d’une grande famille. Nous connaissons un tas de concepts autour de la fraternité et ce n'est pas pour rien que dans les religions ou dans la République ce genre de vocabulaire ait été repris. Nous voyons bien ici qu’il ne faut certainement pas oublier les dimensions de la solidarité fraternelle et de la sororité, car elles sont indispensables. Cela signifie donc que nous venons tous d'une grande famille qui partage une même maison, en l'occurrence, la planète Terre. C’est notre vaisseau spatial. Ce sont les quelques centaines d’astronautes qui l’ont le mieux compris après avoir vécu ce qu’on appelle en anglais l'overview effect, c’est-à-dire cette capacité à prendre conscience une fois là-haut de la vulnérabilité non seulement de chacun, mais aussi du côté exceptionnel de notre planète, parce que tout le reste est vide, noir et froid. Cet effet leur a aussi permis de se rendre compte que, par exemple, la couche de l'atmosphère vue de là-haut est très fine et fragile, et que par conséquent l'ensemble de la vie sur Terre est de fait interdépendant et fragile. De là-haut on ne voit aucune frontière politique et nous pouvons nous apercevoir que nous venons tous et toutes de cette maison-mère, de cette terre-mère, de cette Gaïa. Je pense que nous avons besoin de ce genre de prise de conscience. Au cours de l’histoire nous avons inventé des identités multiples, n'en déplaise à quelques-uns qui voudraient qu'on n'ait qu'une seule identité. Nous sommes des êtres vivants, des êtres humains, nous naissons dans une famille, elle-même inscrite dans un territoire, éventuellement nous bougeons d'un territoire à l'autre, et nous avons des territoires imbriqués les uns dans les autres. Nous pouvons alors nous poser la question de notre provenance : venons-nous de notre village, de notre région, de notre pays, de notre continent ou de cette planète ? L’idée ici serait d’insérer des « et » plus que des « ou » entre ces composantes et donc, d’être conscients de ces identités multiples afin d’éviter de tomber dans les « identités meurtrières » que Maalouf a très bien décrites et dans lesquelles dès qu’une forme d'identité est menacée, on se sent obligés de la défendre et d’aller jusqu’à tuer ceux qui nous attaquent. Finalement, on s'entretue au nom d'identités qui sont définies de manière hyper-restrictive. Je pense qu'il faut être fier d'appartenir à des identités multiples, et être capable éventuellement de changer une partie de ces dimensions, parce qu'on peut être citadins un jour et passer de l'un à l'autre afin de savoir tirer le meilleur de ce genre de choses, quitte à minimiser son empreinte carbone quand on se déplace de l'un à l'autre.
F.T. : Justement, vous mettez en exergue dans votre livre Et si nous ? Comment relever ensemble les défis du XXIe siècle (Calmann Lévy, 2022) la notion d'Ikigaïa, qui vient du concept japonais d'Ikigai. Vous travaillez au Learning Planet Institute sur une application pour trouver son Ikigai. Pour rappel, l'Ikigai est un ensemble de cercles entrecroisés qui en leur centre nous permettent de trouver la place dans le monde et au sein de laquelle nous pouvons exercer nos talents et en même temps gagner financièrement notre vie, en récoltant les ressources de notre travail. Vous ajoutez qu'il faudrait élargir cette notion d'Ikigai en y ajoutant la composante du respect de la planète. Selon vous, comment cet Ikigai pourrait se transformer en un Ikigaïa élargi et ancré dans chaque individu ?
F.T. : Je pense que nous devons à nouveau intégrer cette dimension fractale. Tous les individus et collectifs ont des besoins et des ressources propres. La question repose sur celle du match entre ces besoins et ces ressources en nous posant la question d’abord de ce que sont nos vrais besoins. Nous sommes régulièrement manipulés par la publicité et la société, y compris par l'intelligence artificielle qui par un certain nombre de données publicitaires nous manipulent pour créer des besoins artificiels. Or il se trouve que ces besoins ne sont pas des besoins primaires et il faut donc s'interroger sur le bien-fondé d'un certain nombre de besoins tout en prenant conscience de nos propres ressources. Il faut aussi prendre conscience des besoins des personnes autour de soi en développant une forme de compassion, d’empathie. Nous pouvons prendre conscience que des besoins existent aussi à l'échelle de la planète, par exemple les besoins de diminuer notre empreinte carbone collective… L’étape suivante est de faire l’état sur les ressources individuelles et collectives. Notre planète est aussi pleine de ressources, mais ces ressources ne sont pas infinies, contrairement à ce que pensent certains modèles d'économistes et financiers. Il faut donc à la fois prendre conscience de la finitude de nos besoins et de nos ressources, car penser que nous avons des besoins infinis insérés dans des ressources elles-aussi infinies créent forcément un mismatch. Il faut donc apprendre à accepter une certaine frustration et ce que je trouve intéressant, c'est qu'il y a un nombre de besoins qui peuvent devenir des ressources. Par exemple en informatique c'est très clair : si un codeur cherche un code, il a besoin de ce code, et s’il ne le trouve pas, il va le créer lui-même ; en le codant lui-même, il va créer une nouvelle ressource, et ce sont les logiques d'open source qui font que l'internet fonctionne aujourd'hui grâce à cette capacité des codeurs à transformer des besoins en ressources. Nous pouvons prendre l’exemple aussi des chercheurs : ils cherchent une connaissance, ils ne la trouvent pas, et ils créent un programme de recherche pour créer une nouvelle connaissance. Et par certains côtés, c'est aussi vrai des artistes qui ne trouvent pas le récit qu’ils cherchent et qui décident de le créer. Les êtres humains ont cette capacité à transformer des besoins en ressources pour certaines ressources liées à la connaissance, à la créativité, à la technologie ou à l'art, dans une dynamique vertueuse. C’est ce qui s’est d’ailleurs passé au Moyen-Âge face à un besoin de connaissance et de réunion de ces connaissances pour créer de nouvelles ressources pour les générations suivantes. Cette capacité à transformer les besoins en ressources est au cœur de l'université historique. Au Learning Planet Institute nous rêvons de créer une université des planetizens, non pas en créant simplement de la connaissance localement, juste pour une petite élite qui a accès à l'université, mais en rendant la connaissance accessible à tous et à toutes. Dans cette université, à partir des besoins de soi, des autres et de la planète et au lieu d'être en compétition sur les savoirs d'hier, nous souhaitons créer de nouvelles connaissances, et donc des nouvelles ressources à partager avec tous, dans une logique de mutualisation des ressources en tant que biens communs. Pour moi cette université des planetizens est une université des biens communs, où nous apprenons à définir et inventer les biens communs naturels : l’environnement, l'océan, la qualité du climat, de l'eau, de l'air… Mais nous avons aussi des biens communs intellectuels et digitaux tels que internet, l'intelligence artificielle, Wikipédia… Ce qui m’intéresse dans cette université c’est que la reconnaissance repose sur ses contributions aux communs, ce qui implique que plutôt que d'apprendre à surexploiter la nature, ou à surexploiter soi-même et les autres, nous dépassions cette vision pour être dans une logique de contribution aux biens communs naturels, intellectuels et digitaux. Cette université des planetizens serait donc elle-même un bien commun puisqu’elle contribuerait à créer de nouvelles connaissances et à former des personnes capables de comprendre comment nourrir ces biens communs. A ce moment-là ces ressources peuvent être quasiment infinies, parce que la connaissance peut être produite indéfiniment ; il n'y a pas nécessairement de frontières.
M.S. : Nous pouvons aussi préciser que ce bien commun englobe toutes les générations. C’est ce que vous explorez dans votre livre dans lequel vous faites une grande place aux enfants, avec notamment ce rapport de l'OMS et de l'UNICEF de 2020 qui dit que pour réussir à atteindre les objectifs de développement durable, il faudrait laisser plus de place aux enfants : à leur créativité, à leur intelligence, peut-être parce que finalement ils n'ont pas été encore totalement façonnés par la société qui nous impose malgré nous des modes d'existence et de rationalité. En quoi les enfants et l'ensemble des planetizens peuvent permettre de faire le lien avec une société plus respectueuse et consciente de cette notion d'appartenance à la Terre ?
F. T. : Je pense que les enfants peuvent jouer différents rôles. D’abord, ce sont eux qui verront le XXIIe siècle, alors que moi certainement pas. Cette différence de perspective temporelle est importante et implique que par définition les enfants aient plus intérêt sur le long terme que ceux qui élisent Trump. Il existe un problème de démocratie aujourd'hui, puisque par exemple une bonne partie de ceux qui ont voté pour le Brexit sont déjà morts et une bonne partie de ceux qui ne voulaient pas du Brexit ne pouvaient pas voter, nous faisons donc clairement face à un problème de représentation. Certains émettent d’ailleurs l’idée d’un droit de vote particulier sur tous les sujets de long terme qui soit proportionnel à notre espérance de vie et donc à notre probabilité de voir différents futurs. Certains s’interrogent aussi sur l’obtention du droit de vote pour les enfants, je trouve personnellement que c'est un questionnement intéressant. D’ailleurs si nous regardons du côté des arguments contre, il s’agit exactement des quatre arguments avancés au XXe siècle pour que les femmes ne votent pas et au XIXe pour que les pauvres ne votent pas. Grosso modo il se disait la même chose au XVIIe siècle pour que personne ne vote : les enfants ne seraient pas suffisamment éduqués, pas suffisamment informés, pas suffisamment capables de comprendre la complexité du monde, et trop influençables. Je pense que si avant de déposer un bulletin dans l'isoloir, on demandait aux votants s’ils sont parfaitement éduqués, informés, si personne ne les a influencés et s’ils ont compris la complexité de l'ensemble des sujets, peu nombreux et nombreuses seraient celles et ceux qui iraient finalement voter. Ces arguments sont en fait assez spécieux, et sont énoncés par ceux qui ont le pouvoir et qui ne veulent pas le partager.
Ensuite, si nous demandons à des jeunes s'ils veulent voter, la plupart d’entre eux répond que qu’il leur faudrait encore du temps pour continuer à apprendre. Ils n'ont pas lu Condorcet mais intuitivement ils ont compris le lien entre l'éducation, le savoir et la démocratie. Je pense que biologiquement il ne se passe rien de spécial entre 21, 18 et 16 ans, qui sont les âges moyens de l’obtention du droit de vote en démocratie. Or, si on donnait le droit de vote à un moment où il se passe biologiquement quelque chose de très net, comme par exemple à la naissance, nous voyons bien que le bébé ne pourrait pas exercer son droit de vote lui-même, ne serait-ce que physiquement. Par contre ses parents pourraient voter pour lui. Et si l'adulte ou le parent avait deux bulletins de vote, son bulletin et celui de son enfant ; nous pouvons nous demander s’il les mettrait au même endroit et s’il réfléchirait à deux fois avant de voter. En outre, cette disposition changerait complètement la démographie électorale car la définition des intérêts des plus jeunes seraient mieux pris en compte.
Je me suis amusé à poser la question à l'intelligence artificielle pour savoir ce qu'elle pense, ce que ça changerait dans la société, et elle dit des choses qui sont tout à fait intuitives : si les plus jeunes pouvaient voter, leurs intérêts seraient mieux pris en compte par les politiciens. Et donc en moyenne, il y aurait par exemple une meilleure prise en compte des enjeux de long terme, comme celui du changement climatique, de la biodiversité… Évidemment, on investirait plus dans l'éducation et dans toutes les politiques de jeunesse, on lutterait probablement beaucoup mieux contre la pauvreté des plus jeunes et on aurait une société qui serait beaucoup plus agréable à vivre, non seulement pour eux, mais probablement pour tout le monde ; parce que c'est une société qui prendrait davantage en compte les vulnérabilités, le vivre-ensemble et les intérêts de long terme. C’est un sujet d’autant plus d’actualité que nous fêtons en 2024 le centenaire des droits de l'enfant. Nous pouvons rendre hommage à Eglantyne Jebb qui après la Première Guerre mondiale a créé les droits de l'enfant et a réussi à convaincre la Société des Nations, l’ancêtre de l’Organisation des Nations Unies, d'accepter. Il y a tout un mouvement aujourd'hui autour de l'infantisme qui met l'enfant, au centre, comme le féminisme met la femme au centre, pour rééquilibrer les difficultés de relations de pouvoir et de domination qui peuvent exister jusque dans les familles. Nous pouvons rééquilibrer les choses, en donnant un nouveau droit aux enfants, qui est le droit de demander de nouveaux droits. Je pense que dans mon histoire familiale, mes parents m'ont donné ce genre de droit sans le faire explicitement. Or le droit de demander des droits, ce n'est pas le droit d'avoir tous les droits, ce n'est donc pas l'enfant roi mais l'enfant raisonnable, ce qui n'est pas du tout la même chose. Ce n’est donc plus l'enfant qui fait ce qu'on lui dit de faire mais l'enfant qui comprend ce qu'il doit faire, parce qu'il est un être de relation et qu’il comprend les interdépendances. Je pense que donner ce droit de demander des droits est hyper important car il invite les enfants à créer de nouveaux récits sur l'imagination. Le droit à l'imaginaire, le droit à repenser l'école, à repenser la société, les manières d'apprendre et de vivre ensemble sont des droits indispensables. Or, si on regarde l'histoire de l'espèce humaine et les endroits où nous donnons plus ou moins de droits aux enfants, il existe une corrélation très forte avec la présence de violence faîte aux enfants. Les sociétés esclavagistes, avec de relations de forte domination entre adultes - y compris entre hommes et femmes - sont les sociétés dans lesquelles les enfants sont les plus vulnérables alors qu’au contraire, les sociétés qui ont le mieux compris l'interdépendance et le besoin de coopération, de compassion - que ce soit les sociétés primitives ou les sociétés scandinaves, en particulier la Suède qui a été la première à abolir les violences faîtes aux enfants - sont des sociétés beaucoup plus équitables et où il fait mieux vivre, quel que soit son âge.
M.S. : Comment définiriez-vous l’idée d’une nouvelle conscience démocratique ?
F.T. : Je la définirai comme une capacité à penser la démocratie de manière fractale. Il existe en Europe un principe de subsidiarité entre les décisions nationales et européennes. Je pense qu'il faut penser la démocratie à toutes les échelles : au sein d'une famille, au sein d'une classe, au sein d'un village, au sein d'un quartier, en veillant à y insérer les droits de chacun. C'est une conscience démocratique qui inclut cette planetizenship, aux niveaux local, national, international et planétaire. C'est une démocratie qui sait penser les biens communs au sein d’un vivre-ensemble ultra-local lui-même intégré dans un vivre-ensemble planétaire avec tous les intermédiaires. Elinor Ostrom, qui est la première femme à recevoir le prix Nobel d'économie, a travaillé sur la gestion des communs. Si nous voulons éviter la surexploitation des communs et leur effondrement, la seule manière de s'en sortir, c'est de réinventer des règles du jeu démocratique pour apprendre à mieux gérer ces communs. La démocratie planétaire est essentielle, en pensant cette capacité à définir ensemble une autre manière de fonctionner, puisque les manières qui dominent l'espace public aujourd'hui ne sont pas soutenables. En restant seul, nous pouvons nous sentir écrasés face à la responsabilité de vouloir tout changer. Nous pouvons nous poser les questions suivantes : « et si nous étions capables de penser la démocratie à toutes les échelles ? », « et si nous étions capables de redéfinir ce vivre-ensemble, non seulement dans notre intérêt propre, mais dans l'intérêt des générations à venir ? », « et si nous étions des bons ancêtres ? ». Si nous étions capables de prendre des décisions pour les sept générations à venir, comme le font certains, je pense que nous ferions de grands progrès. La nouvelle conscience démocratique c’est donc cette prise de conscience d'une démocratie qui n'est pas celle d'Athènes ou des Lumières, qui étaient très exclusives, mais d’une démocratie beaucoup plus inclusive, fondamentalement nourrie de la science et de la compréhension de la complexité du monde dans lequel nous vivons, mais aussi nourrie d'une compassion et d'une créativité qui prennent en compte non seulement nos intérêts égoïstes de court terme, mais aussi ce que Aristote appelait la phronesis, c'est-à-dire l'éthique de l'action, cette capacité à prendre en compte l'impact de ce que je fais sur moi, sur les autres, à court terme et à long terme, localement, mais aussi jusqu'à l'échelle de la planète. En étant capables d'être des planetizens, c’est-à-dire des démocrates éclairés qui exercent cette éthique à toutes les échelles et définissent ensemble les règles du jeu, nous pouvons monter en conscience. Or, il n’est pas certain que tout le monde souhaite le faire et la démocratie est la voix de la majorité. C’est donc à nous de nous permettre de décider ensemble des règles du jeu qui sont nécessaires pour le long terme, en évitant certaines dérives autoritaristes, égoïstes, ou délirantes auxquelles nous faisons face en ce moment.
[1] Interview réalisée pour la revue Notos dans le cadre du podcast Nouvelle Conscience
https://smartlink.ausha.co/nouvelle-conscience/nouvel-episode-du-31-12-17-31