Accompagner les évolutions du droit dans un contexte de transition
Les indicateurs juridiques, un remède au manque d’effectivité du droit de l’environnement ?
Ornella Insalaco[1]
Le droit est le reflet de l’évolution de la société, il apporte des solutions aux besoins de son époque. Son rôle a justifié l’émergence du droit de l’environnement dans les années 1970, à partir de la diffusion des alertes scientifiques sur les conséquences des activités anthropiques. En effet, face à la dégradation des écosystèmes par l’activité humaine, les expertises scientifiques montrent la vulnérabilité de l’homme et de l’ensemble du vivant. Dans un monde en constante mutation, globalisé, au sein duquel les conséquences des atteintes à l’environnement sont manifestes, la capacité du droit à proposer des solutions est indispensable. Si selon les mots de Olivier Barrière, « le système juridique participe à la résilience sociale » (2021), il est cependant très souvent en retard sur les mutations de son temps.
Pourtant, le droit est partout autour de nous. Il encadre un grand nombre de situations, de notre vie quotidienne aux phénomènes plus structurels. De plus, le droit de l’environnement a la particularité d’être transversal et de s’immiscer dans les différentes branches du droit, du droit privé au droit public, en passant par le droit pénal, à tel point que certains auteurs remettent en question qu’il en soit lui-même une. Mais alors, en dépit de son omniprésence, comment renforcer son rôle au sein des démocraties en transition ?
La réflexion autour du renforcement de l’influence du droit au sein du processus d’adaptation des sociétés a également été motivée par un autre constat, le taux d’application du droit encore trop faible en matière d’environnement. En cas d’infraction environnementale par exemple, la réponse est constituée à 75 % de mesures alternatives aux poursuites, principalement des rappels à la loi ou des classements sans suite[2], ainsi les raisons même de son existence ne sont pas toujours remplies.
Dans cette perspective, le Professeur émérite Michel Prieur et l’ingénieur Christophe Bastin ont impulsé une démarche pour améliorer la bonne application, c’est-à-dire, l’effectivité du droit qu’ils définissent comme « le droit mis en œuvre et qui devrait produire des effets » (Prieur et al., 2021, p. 23). Face au manque d’effectivité auquel fait face le droit, ils ont élaborés une méthode juridico-scientifique à travers des critères de six familles pour mettre en lumière ce qui conditionne sa bonne application : les indicateurs existentiels (C1), les indicateurs d’applicabilité (C2), les indicateurs substantiels concernant le contenu de la norme (C3), les indicateurs institutionnels (C4), les indicateurs procéduraux et de contrôle (C5), les indicateurs non juridiques qui favorisent l’application du droit (C6). Ils invitent à la mise en place de comités d’experts composés en majorités de juristes mais également de mathématiciens, statisticiens, sociologues et historiens pour quantifier et qualifier les données récoltées. Ensuite, leur méthode consiste à délimiter le domaine de l’environnement à évaluer, à réaliser l’inventaire des sources du droit applicables à ce domaine, en priorisant leur importance, puis à élaborer un questionnaire en fonction des familles de critères précitées (C1 à C6). L’étude des réponses recueillies permettront d’obtenir des données chiffrées et de qualifier le niveau d’effectivité du droit ou de son ignorance.
Ces développements ne visent pas à étudier la méthodologie brièvement exposée, ni même l’ensemble des indicateurs juridiques trop nombreux pour en dresser une liste exhaustive. En revanche, il s’agit d’analyser la manière dont la reconnaissance des indicateurs juridiques fait entrer le droit dans une nouvelle ère, celle de la recherche d’une effectivité accomplie, d’une simplification de la compréhension des moyens à déployer pour que le droit atteigne la finalité visée et participe in fine au renforcement de la démocratie.
Comment les indicateurs juridiques représentent-ils des outils de renforcement du droit au sein des démocraties en transition ?
Alors que jusqu’à présent, la question de l’effectivité[3] du droit n’était étudiée que par les philosophes et théoriciens du droit, elle a aujourd’hui une visée opérationnelle pour dépasser les obstacles auquel le droit est confronté, à travers l’évaluation de sa mise en œuvre, l’éclairage des décideurs impliqués ainsi qu’en exerçant une fonction sociale.
Le Professeur Michel Prieur, également acteur des négociations des conventions internationales, a soutenu l’appel à la reconnaissance de ces indicateurs juridiques lors de la COP14 de la Convention de Ramsar sur les zones humides qui a eu lieu du 5 au 13 novembre 2022, pour améliorer le suivi de la protection de ces zones d’une grande importance pour l’équilibre écosystémique. La mise en place de cet outil pour évaluer la protection effective des zones humides n’a pas été retenue lors de cette COP. En revanche l’émergence de ces questions, dans les instances internationales notamment, confèrent aux indicateurs juridiques, et plus globalement à l’étude de l’effectivité, une actualité certaine dans un contexte de transition.
La recherche de l’effectivité accomplie du droit
La fonction centrale des indicateurs juridiques est la recherche de l’effectivité du droit. Dans cette perspective, chacun d’entre eux participent à l’évaluation de l’application des normes.
Le critère existentiel (C1) semble a priori évident : « Pour être effective, une norme doit d’abord exister » (Ibid., p. 117). L’évaluation de l’application des normes à travers les indicateurs juridiques de cette famille de critère est pourtant une première étape essentielle. Le processus d’élaboration des directives européennes peut en être un bon exemple, d’autant plus que la majorité des normes environnementales proviennent du droit européen. En effet, le domaine de l’environnement est une compétence partagée. Les directives sont issues de négociations en « trilogue » : la Commission européenne fait des propositions de directives qui sont ensuite examinées par le Parlement européen (parlementaires élus représentant les citoyens européens) et le Conseil de l’Union européenne (représentant le gouvernement des États membres). À titre d’illustration, lors des négociations de la récente directive n° 2024/12/03 du 11 avril 2024 sur la criminalité environnementale, l’accord provisoire du Parlement et du Conseil du 16 novembre 2023 n’était qu’une étape du processus législatif, avant l’accord en séance plénière du Parlement européen le 27 février 2024, puis la signature de l’acte final le 11 avril 2024 et la publication du texte au Journal officiel de l’Union européenne le 30 avril 2024 a officialisé l’existence de la base juridique[4]. L’application du critère existentiel permet par exemple d’interroger l’état d’avancée du processus législatif. Par ailleurs, si l’existence de la directive est caractérisée lorsqu’elle est publiée, sa traduction dans les systèmes juridiques nationaux doit intervenir dans les deux années qui suivent[5]. Dans le cadre de l’évaluation à travers le critère existentiel, le Professeur Prieur propose ces types de questionnements : « Une base juridique existe-t-elle ? » ; « La norme a-t-elle a une valeur juridique ? » ; « Le cas échéant, quelle est sa valeur dans la hiérarchie des normes ? » (convention internationale, droit européen, loi, texte réglementaire, etc.). Ce premier exemple permet de percevoir que la caractérisation de l’existence de la norme n’est qu’un point de départ et ne dit rien de son applicabilité (C2), c’est-à-dire qu’il ne suffit pas que la norme soit existante pour qu’elle soit applicable.
Selon le Professeur Michel Prieur, « Pour être effective, une norme doit être juridiquement applicable avec une force plus ou moins grande » (Prieur et al., 2021, p. 118). Cette maxime est liée au caractère contraignant de la norme et à son entrée en vigueur dans le temps et dans l’espace, c’est « une condition de son opposabilité, c’est-à-dire du fait qu’elle peut être invoquée à la fois par l’administration et par les particuliers» (Ibid.). Une norme peut avoir une entrée en vigueur différée dans le temps, ou avoir été applicable puis ne plus l’être comme était par exemple l’ambition de Donald Trump en souhaitant le retrait des États-Unis de l’Accord de Paris. Une norme peut également être limitée territorialement. Par exemple, le règlement européen n° 2024/1991 du 24 juin 2024 sur la restauration de la nature fixe des objectifs et des obligations en matière de restauration de la nature échelonnés dans le temps et différenciés selon qu’il s’agisse des écosystèmes terrestres, côtiers et d’eau douce, des écosystèmes marins, agricoles, forestiers, ou encore urbains. La mise en œuvre des dispositions d’une même norme dépendra donc ici d’un critère de temporalité et d’un critère de territorialité. La distinction entre existence (C1) et applicabilité (C2) de la norme est également marquée en droit international selon que l’État ait signé, ou ratifié un traité, la ratification entrainant une obligation juridique. Enfin, l’existence d’une norme n’implique pas systématiquement l’applicabilité de la norme car celle-ci peut également être conditionnée à l’existence de textes d’application. En droit interne par exemple une loi peut renvoyer à des textes d’application, ce qui conditionne donc la lecture complète et l’applicabilité des dispositions à la réunion de plusieurs textes, publiés souvent après le texte de référence. Tel est par exemple le cas de la loi n° 2023-175 du 10 mars 2023 relative à l’accélération des énergies renouvelables (source légale) qui renvoie à un nombre conséquent de textes d’application (sources réglementaires), or « au 1er février 2024, seulement 31 % des mesures réglementaires d’application explicitement prévues par la loi avaient été prises[6] ». Ainsi, bien qu’existantes, un grand nombre des dispositions de la loi du 10 mars 2023 se heurtent à l’absence de publication des textes réglementaires. L’évaluation de l’application des normes au prisme de l’applicabilité est donc également un critère permettant d’identifier les limites auxquels le droit est confronté pour être pleinement effectif.
Le contenu de la norme (C3), ou le critère substantiel, est également un indicateur juridique primordial pour évaluer l’application des normes environnementales. Selon le Professeur Prieur, il vise notamment à identifier s’il s’agit de principes généraux (tels que le principe de précaution, le principe pollueur-payeur, etc.), de règles détaillées, s’il s’agit d’un progrès ou d’une régression. Qu’il s’agisse par exemple des mesures de protection, de prévention de risques futurs, de réparation des dommages antérieurs, ou de punir un comportement, le droit de l’environnement « est un domaine privilégié des revirements gouvernementaux » (Beau et al., 2023, p. 108). Dans l’ouvrage collectif La société écologique : normes et relations, les auteurs le mettent en évidence en prenant l’exemple de la législation sur les néonicotinoïdes (principe d’interdiction apporté par la loi sur la reconquête de la biodiversité avec des dérogations jusqu’à septembre 2030, puis vote du renouvellement de la dérogation jusqu’en 2023 par le gouvernement et enfin décision de la Cour de justice de l’Union européenne interdisant en janvier 2023 l’enrobage des semences de betteraves avec ces substances) évoquant des « moments de tâtonnements, de progrès suivis de régressions et in fine d’appréciation du principe de réalité » (Ibid.). En questionnant le contenu de la norme, les indicateurs juridiques permettent donc d’analyser l’évolution apportée par un nouveau texte et d’identifier ces éventuels revirements réglementaires.
Par ailleurs, l’effectivité du droit de l’environnement serait vaine sans contrôles (administratifs, juridictionnels, du public) assortis de sanctions (administratives, pénales) (C5). Pour évaluer la force de la norme, il convient de se demander par exemple « Comment et par qui la norme est-elle appliquée et contrôlée (administration, juge, public) ? » ; « Des sanctions pénales ou administratives sont-elles prévues ? Si elles sont prévues, sont-elles réellement mises en œuvre ? » ; « Les règles de procédure sont-elles complexes (accès au droit, charge de la preuve, intérêt à agir, etc.) ? ». Ces types de questionnements ont motivé la réforme de la directive européenne sur la criminalité environnementale[7], avec la publication récente de la directive n° 2024/12/03 du 11 avril 2024. Les évaluations de la directive antérieure qu’elle remplace ont révélées les faiblesses de ce texte qui ne définissait pas de socle minimal de sanctions. Les États étaient donc libres d’adopter les sanctions pénales ou administratives (moins dissuasives) de leur choix, au risque d’assister au déplacement de la criminalité environnementale dans les États qui prévoyaient une législation moins contraignante. La question de l’effectivité des sanctions et, par là même, la question de l’effectivité de la répression des crimes contre l’environnement était donc laissée aux mains des États membres lors de la transposition de la réglementation au sein de leur système juridique. Dorénavant, la directive du 11 avril 2024 prévoit des sanctions administratives ou des sanctions pénales pouvant aller jusqu’à une « peine d’emprisonnement maximale d’au moins dix ans si elles causent la mort d’une personne » pour certains comportements[8]. Des mesures accessoires sont également prévues telles que la restauration de l’environnement, l’exclusion de l’accès aux financements publics, l’interdiction temporaire de se présenter à des fonctions publiques. Des circonstances aggravantes (par exemple, l’infraction a causé la destruction, ou des dommages substantiels irréversibles ou durables à un écosystème, l’infraction est commise dans le cadre d’une organisation criminelle) et des circonstances atténuantes (restauration de l’environnement et fournitures d’informations aux autorités dans les conditions prévues par le texte) sont également des nouveautés de la directive pour favoriser les effets du texte.
Évaluer les contrôles d’application de la loi conduit aussi à souligner le rôle essentiel du juge pour dissuader la réalisation des dommages, appliquer le droit de l’environnement, l’interpréter et le faire évoluer. Il est souvent confronté à des situations nouvelles en raison de la mutation des risques environnementaux et de la constante évolution de la réglementation dans ce domaine, si bien que les cours s’organisent pour répondre à la complexité de la matière et aux besoins d’expertise, par exemple avec la création de la chambre des contentieux émergents à la Cour d’appel de Paris[9]. Enfin, à titre de nouvelle illustration de l’importance de l’indicateur des contrôles et procédures pour assurer l’effectivité du droit, il convient de souligner que les recours engagés par la société civile ont apporté leur pierre aux évolutions des contentieux environnementaux (exemple de la condamnation de l’État pour inaction climatique dans « l’Affaire du siècle »).
Dans un contexte de mondialisation marqué par des atteintes à l’environnement qui dépassent les frontières, la mise en œuvre de ces mécanismes procéduraux et de contrôles sont primordiaux pour empêcher et réparer les situations nuisibles. L’intérêt des indicateurs juridiques pour interroger les contrôles, les sanctions et plus globalement les moyens mis en œuvre pour l’application du droit s’accompagne d’un éclairage dans la mise en œuvre des politiques publiques environnementales, que ce soit notamment par les moyens institutionnels mis en œuvre (C4) ou par les conditions non-juridiques qui favorisent la bonne application du droit (C6).
Éclairer les décideurs dans la mise en œuvre des normes
La méthode scientifique des indicateurs juridiques permet aux décideurs de disposer de données chiffrées sur l’application locale du droit. Qu’il s’agisse des futurs chantiers législatifs à envisager, des moyens institutionnels (C4) à déployer, ou des conditions extra-juridiques (C6) systémiques (économiques, sociales, culturelles, politiques, etc.) qui favorisent ou défavorisent l’application des normes environnementales au niveau local, « les projets de réformes envisagées ne se feront plus à l’aveuglette, mais en toute connaissance de cause » (Prieur et al., 2021, p. 99).
Le droit de l’environnement a la particularité d’être technique et la transversalité de cette matière renforce sa complexité, ce qui explique en partie qu’il soit mal appliqué. Les faibles détections des atteintes à l’environnement sont notamment justifiées par des limites financières et les effectifs des inspecteurs de l’environnement qui sont limités[10], ce qui ralentit le déclenchement des enquêtes et des poursuites. De plus, le manque de formation des professionnels en droit de l’environnement nuit également à sa bonne application. Ainsi, les institutions jouent un rôle prépondérant dans l’effectivité du droit, la résilience de leur organisation est également un enjeu crucial face aux transformations majeures des équilibres naturels. Comme l’affirment Michel Prieur et Christophe Bastin, « Pour être effective, une norme doit être mise en œuvre par des institutions appropriées disposant de ressources suffisantes en personnel et en budget » ((Prieur et al., 2021, p. 118). Ce critère organique ou institutionnel (C4) a pour objectif de mettre en évidence les moyens institutionnels prévus, mis en place et les moyens procéduraux assortis : « Ces institutions existent-elles ? À quel niveau territorial ? Comment sont-elles organisées ? Quels sont leurs moyens humains, techniques, scientifiques, financiers ? » (Ibid.).
Qu’il s’agisse de légiférer, appliquer le droit, contrôler, sanctionner - et bien que ces activités s’inscrivent dans un univers juridique - le droit n’est jamais détaché d’un contexte sociétal dans lequel il s’applique. La force des indicateurs juridiques réside également dans la prise en compte de critères non-juridiques (C6) qui conditionnent l’application du droit à un moment et dans un espace donné. Ainsi, des indicateurs extra-juridiques (sociologiques, anthropologiques, économiques) permettent d’éclairer les décideurs politiques sur l’effectivité des normes en prenant en compte les obstacles sociaux, économiques (la pauvreté par exemple), politiques (l’instabilité politique ou la corruption par exemple), culturels (la langue de rédaction par exemple), locaux (les coutumes locales) qui entrent en interaction avec le droit. La prise en compte de l’ensemble de ces variables non juridiques permet de lier l’intégration du droit à son contexte local. Ainsi, l’évaluation des normes à travers les indicateurs juridiques et extra-juridiques permet aux comités de respect des obligations internationales, aux États et aux décideurs locaux d’identifier les efforts à fournir en ciblant les difficultés existantes, qu’il s’agisse de l’inadaptation de la règle, de problèmes de procédures, d’un manque de contrôle ou de moyens institutionnels, ou de difficultés d’intégration de la norme dans le contexte local.
En participant au renforcement de l’effectivité du droit, les indicateurs juridiques jouent une fonction sociale centrale, que ce soit en améliorant la connaissance du droit par le public ou en renforçant le processus démocratique.
La fonction sociale des indicateurs juridiques
Les indicateurs juridiques participent à la connaissance du droit de l’environnement, de l’état de sa mise en œuvre et des droits et devoirs des différents acteurs.
Les normes environnementales se diffusent dans l’ensemble des branches du droit, il n’est donc pas facile pour le public de se repérer dans l’ensemble des textes normatifs. La création du Code de l’environnement a apporté un peu d’ordre dans cet éparpillement, mais des dispositions environnementales demeurent dans des codes voisins (le préjudice écologique est consacré dans le Code civil, le devoir de vigilance dans le Code de commerce par exemple). En apportant des réponses relatives à l’application des normes, les indicateurs juridiques favorisent la connaissance et l’accès au droit du public. Dans un domaine donné, ils interrogent l’existence, l’applicabilité, le contenu, les contrôles et procédures existantes, les moyens institutionnels et les conditions non juridiques mises en œuvre ou à mettre en œuvre. Plus précisément, les indicateurs juridiques relevant de l’information du public peuvent être liés à la publication de la norme, à la clarté et la précision, à l’accès à la justice. En somme, le public qui prend connaissance des indicateurs juridiques d’un domaine de l’environnement aura donc les moyens de s’interroger sur la pertinence, la lisibilité, la complexité du droit existant et des moyens déployés, apprécier leurs progrès et les difficultés auquel ils sont confrontés.
L’amélioration de la connaissance du droit et l’information du public sur l’utilité sociale des normes favorisent également la participation du public. La participation du public en matière environnementale intervient par exemple pour questionner la pertinence d’un projet lors de l’élaboration d’un plan ou d’un projet ayant une incidence sur l’environnement (procédure de débat public prévue aux articles L. 121-8 et suivants du Code de l’environnement et concertation préalable prévue aux articles L. 121-15-1 et suivants de ce même code), ou lors de l’approbation du plan ou de l’autorisation du projet dans le cadre de l’enquête publique (articles L. 123-2 et suivants de ce code). Enfin, connaitre ses droits permet également de mieux les exercer par les voies de recours. Par ailleurs, en participant à la diffusion du droit, les indicateurs juridiques favorisent la prise de conscience de la responsabilité de l’acteur au sein d’un processus (chaîne de production, processus de recyclage, création d’un projet foncier ou industriel, etc.) : « Une plus grande compréhension de l’utilité du droit pour résoudre les problèmes d’environnement permet aux parties prenantes, publiques et privées, de mieux accepter la règle, devenue légitime, et donc de mieux la respecter. On sait que l’effectivité du droit n’existe qu’avec le support conscient de tous les acteurs concernés » (Prieur et al., 2021, p. 99). La connaissance des droits et des obligations devient un moteur d’action.
L’amélioration de la diffusion du droit, en favorisant la participation, permet de renforcer le processus démocratique « où les liens entre citoyens et représentants se résument souvent aux élections » (Beau et al., 2023, p. 97). Certains auteurs sont en faveur d’une « démocratie continue » (Ogien, Laugier, 2014) pour davantage de dialogue entre les représentants et les représentés, allant à l’encontre de l’idée d’un « domaine réservé » aux experts et responsables politiques. Nous pouvons d’ailleurs constater que « la nécessité de donner à l’expertise citoyenne une meilleure reconnaissance progresse » (Beau et al., 2023, p. 104)[11] avec notamment l’organisation de la Convention Citoyenne pour le Climat qui a réuni 150 personnes tirées au sort dans l’objectif de définir des mesures permettant une baisse d’au moins 40 % des émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030 par rapport à 1990.
Enfin, face à la méconnaissance du droit et au sentiment d’opacité des institutions qui peuvent amoindrir la confiance des citoyens, les indicateurs juridiques pourraient instaurer un nouveau rapport entre les citoyens et les institutions. Les différentes fonctions remplies par les indicateurs juridiques participent à leur rapprochement en décomplexifiant la compréhension du droit et en clarifiant les rôles respectifs des responsables politiques et scientifiques, en visant la transparence des moyens mis en œuvre pour assurer son effectivité et en améliorant l’accès au droit.
Les indicateurs juridiques représentent ainsi une alternative possible aux limites multifactorielles de l’application du droit. Ils appellent à un certain recul sur l’activité d’élaboration des normes en prenant en compte les facteurs qui exercent une influence sur l’application du droit de l’environnement. Leur utilité dépasse le champ purement normatif, ils ont vocation à entraîner des conséquences positives, opérationnelles, politiques, sociales :
« (Les indicateurs juridiques) constituent un incomparable outil d’enrichissement des données utilisées dans les rapports scientifiques sur l’état de l’environnement, tant nationaux qu’internationaux. On sait que ces rapports ignorent, jusqu’alors, la place et le rôle du droit dans les niveaux de pollution et dans l’état de la biodiversité (…). Grâce aux indicateurs juridiques, les rapports sur l’environnement pourront à l’avenir faire connaître aux gouvernants et au public la place effective du droit dans l’état de l’environnement » (Prieur et al., 2021, p. 99). « À l’avenir, il ne sera plus possible d’ignorer l’absence du droit dans les bilans de l’état de l’environnement, les décideurs politiques et l’opinion publique ne pourront ni sous-estimer, ni nier le poids du droit et son utilité » (Ibid., p. 10).
RÉFÉRENCES
Textes officiels / Rapports institutionnels
Convention relative aux zones humides d’importance internationale particulièrement comme habitats des oiseaux d’eau, 1971, signée à Ramsar, Nations Unies, Recueil des Traités, vol. 996, no 14583. https://treaties.un.org/doc/Publication/UNTS/Volume%20996/volume-996-I-14583-French.pdf
Dir. (UE) 2024/1203, 11 avr. 2024, JOUE L 30 avr., relative à la protection de l’environnement par le droit pénal. https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX:32024L1203
Dir. 2008/99/CE, 19 nov. 2008, JOUE L 6 déc., relative à la protection de l'environnement par le droit pénal. https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX%3A32008L0099
Règl. (UE) 2024/1991, 24 juin 2024, JOUE L 29 juill., relatif à la restauration de la nature. https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=OJ:L_202401991
L. n° 2023-175, 10 mars 2023, JO 13 mars, relative à l’accélération de la production d’énergies renouvelables
Code de l’environnement, Code civil, Code de commerce
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Cour des comptes, février 2024, Rapport « La gestion des risques liés aux ICPE dans le domaine industriel »
Cour de cassation, décembre 2022, « Le traitement pénal du contentieux de l’environnement », Rapport relatif au droit pénal de l’environnement
Secrétariat de la Convention de Ramsar, 2019, Document SC57 Com.10, Projet révisé de modèle de rapport national à la COP14. https://www.ramsar.org/sites/default/files/documents/library/sc57_com10_revised_cop14_nrform_f.pdf, consulté le 27/05/2024
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Bibliographie
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Prieur Michel, et al., 2019, Droit de l’environnement, Paris, Dalloz.
Prieur Michel, Bastin Christophe, Mekouar Mohamed Ali, 2021, Mesurer l’effectivité du droit de l’environnement – Des indicateurs juridiques au service du développement durable, Bruxelles, Peter Lang Verlag, https://www.peterlang.com/document/1152347
[1] Rédactrice juridique spécialisée en droit de l’environnement, Ornellainsalaco69@gmail.com
[2] Voir le Rapport réalisé par un groupe de travail présidé par F. Molins, procureur général près la Cour de cassation, relatif au droit pénal de l’environnement, « Le traitement pénal du contentieux de l’environnement », 5 déc. 2022, p. 11.
[3] L’effectivité qui renvoie à la mise en œuvre du droit est à distinguer de l’efficacité qui renvoie à la réalisation des effets du droit. L’étude de l’efficacité est réalisée par certaines disciplines telles que la biologie (ex : inventaire de la faune et de la flore) ou la chimie verte (ex : analyse des pollutions de l’air, de l’eau).
[4] Pour des informations complémentaires sur le contenu de cette directive, voir par exemple : « L’Union européenne renforce ses moyens pour lutter contre la criminalité environnementale », Les éclaireurs du droit, Lamy Liaisons, https://www.lamy-liaisons.fr/eclaireurs-du-droit/lunion-europeenne-renforce-ses-moyens-pour-lutter-contre-la-criminalite-environnementale/ (consulté le 21 août 2024).
[5] Les retards de transposition ne sont pas rares et des sanctions à l’encontre des États peuvent être mis en œuvre par la Commission européenne.
[6] Cette donnée est issue d’un rapport parlementaire : Assemblée nationale, février 2024, Rapport d'information sur l’application de la loi APER n° 2023-175 du 10 mars 2023 relative à l’accélération de la production d’énergies renouvelables ; voir également au sujet de ce rapport Insalaco Ornella, février 2024, « Accélération des EnR : l’adoption des mesures réglementaires au ralenti ? », Actualités du droit, Lamy Liaisons, https://www.actualitesdudroit.fr/browse/public/environnement/43759/acceleration-des-enr-l-adoption-des-mesures-reglementaires-au-ralenti/newsFromSearch
[7] Bien que les indicateurs juridiques n’aient pas été utilisé dans le cadre de cette évaluation, il est possible d’établir un lien entre le type de questions des indicateurs de contrôles et le raisonnement de l’évaluation de la directive de 2008 citée ci-après.
[8] Dir. (UE) 2024/12/03, art. 5.
[9] Voir à ce sujet « Devoir de vigilance et responsabilité écologique : première audience de la nouvelle chambre des contentieux émergents », Actualités du droit, Lamy Liaisons, mars 2024, https://www.actualitesdudroit.fr/browse/public/environnement/43902/devoir-de-vigilance-et-responsabilite-ecologique-premiere-audience-de-la-nouvelle-chambre-du-contentieux-emergent/newsFromSearch
[10] Voir par exemple le rapport de la Cour des comptes de février 2024 « La gestion des risques liés aux ICPE dans le domaine industriel ». Le Professeur Prieur constate qu’il existe en France seulement un inspecteur de l’environnement pour 320 installations classées dans l’ouvrage : Prieur Michel et al., 2019, Droit de l’environnement, Paris, Dalloz, p. 716. Une circulaire ministérielle du 15 décembre 2023 prévoit l’ouverture de 100 postes d’inspecteurs supplémentaires.
[11] Voir également la tribune du Professeur de droit Fabien Bottini, « Les mesures prises en soutien de la transition écologique n’échappent pas au risque d’un droit plus formel que réel », Le Monde, août 2024.