N°7 / Démocraties en Transition

Habiter la Terre en commun

Entretien, propos recueillis par Manon Sala

Sophie Gosselin

Résumé

Sophie Gosselin est philosophe, elle enseigne à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales. Elle s'intéresse aux conséquences philosophiques de la crise écologique et interroge la place de l'être humain parmi les innombrables faisceaux de relations du monde vivant. Son dernier livre, La Condition Terrestre, habiter la Terre en communs, co-écrit avec le philosophe David gé Bartoli aux éditions du Seuil, a reçu le prix du livre Environnement 2023 de la Fondation Veolia. Manon Sala l'a rencontré dans le cadre d'un entretien pour la revue Notos. 

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Sophie Gosselin 

Habiter la Terre en commun 

Entretien, propos recueillis par Manon Sala[1]

Sophie Gosselin est philosophe, elle enseigne à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales. Elle s'intéresse aux conséquences philosophiques de la crise écologique et interroge la place de l'être humain parmi les innombrables faisceaux de relations du monde vivant. Son dernier livre, La Condition Terrestre, habiter la Terre en communs, co-écrit avec le philosophe David gé Bartoli aux éditions du Seuil, a reçu le prix du livre Environnement 2023 de la Fondation Veolia. Manon Sala l'a rencontrée dans le cadre d'un entretien pour la revue Notos. 

Manon Sala : Sophie Gosselin, que signifie pour vous l’idée de « condition terrestre » que vous évoquez dans votre dernier livre éponyme co-écrit avec David gé Bartoli aux éditions du Seuil ?

Sophie Gosselin : Il y a un clin d'œil à la pensée de la philosophe Hannah Arendt dont le livre a été traduit sous le titre La condition de l'homme moderne depuis sa version anglaise Human condition. Hannah Arendt parle de condition humaine pour la distinguer de la nature humaine qui préexisterait et qui serait une sorte d’invariable anthropologique. Par « condition » il s’agit de mettre l’accent sur le fait que l'humain se caractérise plutôt par une manière d'être au monde conditionnée, c'est-à-dire déterminée par un ensemble de conditions, tout en ayant intrinsèquement la liberté d’inventer ses propres manières d'être au monde, ses modes d’existence. Il n’y aurait donc pas une nature humaine définie, mais un ensemble de conditions qui offrent des formes de vie et qui, selon Arendt, se déploient selon trois modes d'agir: le faire, l’œuvre, l’action.

Dans notre ouvrage, nous reprenons cette notion de « condition » pour réinscrire l'être humain dans une communauté, que nous pourrions nommer communauté terrestre, élargie aux autres formes de vie. Nous souhaitions dans ce titre dépasser l’anthropocentrisme afin ne plus concevoir un être humain qui vivrait simplement en société entre humains, mais montrer qu'il est toujours pris dans des interdépendances avec les autres qu’humains, dans toutes ses actions et ses gestes quotidiens. Le système moderne n’a fait qu'invisibiliser ces liens mais ils sont pourtant toujours là. Nous le constatons d’ailleurs avec la multiplication des catastrophes écologiques, la sortie de l'holocène et l'instabilité climatique qui se généralise. Tout à coup, ces entités autres qu'humaines, ces relations d’interdépendance, font irruption dans ce qui était jusqu’à maintenant appelé « société humaine », dans l'espace public des affaires humaines et requestionnent ce que veut dire le fait d'être humain.

Cette condition terrestre n'est donc pas simplement une détermination biologique, c'est-à-dire le fait d’être une espèce parmi d'autres espèces. Parler de la condition terrestre, c'est dire qu'il ne s'agit pas simplement de repenser comment l'espèce humaine fait partie de cet ensemble que serait la planète. Il s'agit de la définir plutôt comme la capacité que se donnent des communautés plus qu'humaines à inventer leurs manières de faire monde, d'habiter le monde en commun. Et c'est là où cette notion de condition est importante. Elle n’est pas là pour définir une nature terrestre, ni retrouver une espèce d'ordre naturel qui préexisterait et auquel il faudrait se plier. L'instabilité généralisée dans laquelle nous sommes aujourd’hui fait qu’on ne peut plus revenir au modèle « cosmologique antique » qui reposait sur l'idée d'un cosmos harmonieux, hiérarchisé, stable. On sort complètement aussi du modèle cosmologique moderne dans lequel la nature était comparée, associée à une machine qui pouvait être contrôlée par l'humain et qui pouvait être décortiquée grâce à la science et ensuite contrôlée grâce à l'ingénierie humaine et au développement économique. Finalement aujourd’hui, nous devons penser à une autre manière de nous réinscrire dans les dynamiques terrestres qui tiennent compte de ces instabilités, du fait qu'il n'y a pas d'ordre naturel défini et que c'est à l'ensemble des existants terrestres de réinventer leur manière d'habiter en commun. Finalement la condition terrestre c'est à la fois définir ce moment de prise de conscience sensible qui prend en compte notre condition d’êtres relationnels conscients de leur composante plus qu'humaine, mais aussi, le fait qu’habiter la Terre implique la capacité de faire mondes ; c'est-à-dire de constituer des communautés inscrites dans des lieux et de tramer des alliances et des formes de vie qui permettent le renouvellement de la multiplicité des existences et relations qui forment la trame des mondes.

M. S : Pouvez-vous détailler comment ce vivant autre qu’humain est entré récemment dans cette nouvelle cosmologie, dans cette période de crise ?

S. G. : Cette collision est d’une certaine manière le résultat d'un système économique, politique. Il existe encore beaucoup de débats sur ce que certains appellent l'Anthropocène, cette nouvelle ère géologique dans laquelle on serait rentré et dans laquelle on assisterait à la rencontre entre l'histoire humaine et les temps de la Terre. Il y a à ce titre plusieurs interprétations possibles. 

Certains disent, que cette rencontre remonte à la préhistoire, que l'homme serait naturellement, « conquérant » en cherchant à s'approprier la nature et du coup, à la détruire. Dans notre livre nous nous opposons à cette conception-là parce que justement, nous ne pensons pas qu'il y ait une nature humaine et que l'humanité serait mauvaise par essence. Cela revient à définir l'humanité comme une espèce de grande abstraction alors que différentes manières d’habiter la Terre et de faire peuple ont coexisté au cours de l'histoire. Nous pensons qu’il existe plusieurs points d’étape dans cette domination des phénomènes naturels qui ont conduit à la multiplication des catastrophes et à cette sortie de l'Holocène. Pour rappel, l'Holocène est cette période géologique qui dure depuis plus de 10 000 ans, et qui se caractérise par une certaine stabilité des cycles naturels à l'échelle de la Terre. Cette stabilité a permis l’implémentation et la création des premières sociétés humaines, dans une forme de sédentarisation puis de développement des sociétés telles qu'on les a connues jusqu'à maintenant.

Les théories qui se développent aujourd'hui stipulent que différents moments historiques, dont notamment la colonisation des Amériques, ont accompagné la naissance de l'économie capitaliste et instauré un nouveau rapport à la Terre, un nouveau rapport à la nature, un nouveau rapport aux corps, considérés essentiellement comme des ressources exploitables et par extrapolation des puits d'énergie dans lesquels nous pouvons extraire à l'infini. Ce modèle sous-tend l’idée que les sociétés humaines vont s'émanciper en se détachant des déterminismes naturels, des limites que leur impose la nature et par conséquent, des interdépendances avec celle-ci, pour lui substituer une espèce de technosphère dans laquelle l'homme serait tout puissant et pourrait décider de tout par sa simple volonté. C’est finalement ça le projet moderne, dont le paroxysme se situe au XXe siècle et qui s'est développé par la colonisation et le capitalisme. Le problème, c’est qu’à force de puiser, de déforester, nous avons provoqué des rencontres entre des espèces qui, normalement, ne se rencontrent pas, et ce sont ces rencontres qui font que de nouveaux virus commencent à se diffuser et créent des pandémies. A force d'aller prendre les sédiments dans les fleuves pour pouvoir construire, produire du béton, ou à force de construire les centrales nucléaires sur les fleuves pour les refroidir, tous les cycles sont rompus et cela crée des déstabilisations générales qui facilitent la propagation de virus et qui mettent la planète toute entière à l’arrêt pendant des mois. Avec les rivières qui s'assèchent, les crues qui développent, les tempêtes qui arrivent, nous voyons bien que nous ne sommes plus simplement les seuls à décider de l’organisation de la Terre sur le fond d'une nature qui serait pensée comme une espèce de décor. Nous comprenons que nous sommes tous pris dans les soulèvements de la Terre et nous pouvons nous demander quelle place occuper et comment agir avec cette Terre qui se soulève et qui nous incite à poser des limites à cette volonté de puissance humaine. 

M. S. : Vous proposez justement de repenser notre façon d'habiter le monde en prenant conscience de nos relations de coappartenance. Pour vous, de quelles façons pourrait se concrétiser cette nouvelle façon d'habiter la Terre en commun ? 

S. G. : Cette nouvelle façon d’habiter la Terre en commun passe par d'autres manières de s'inscrire dans les milieux et les territoires dans lesquels nous habitons. Aujourd’hui, on va tracer des routes à partir de maquettes et raser tout ce qu'il y avait avant. On ne tient pas compte des existences qui sont déjà là. En fait, c'est le geste colonial structurant du système capitaliste, et de tout le modèle, disons, de développement de nos sociétés. Même pendant l'activité agricole industrielle, on ne va jamais tenir compte de la vie du sol ; on va même commencer par tuer la vie qui est dans le sol pour faire de la culture hors sol. Finalement, c’est toujours ce geste d'éradication de ce qui existe qui est à l'œuvre. Habiter la Terre en commun, c’est au contraire s’arrêter et se demander, un petit peu comme dans la permaculture, ce qui est déjà là. Quels sont les autres êtres qui habitent ce terrain ? Dans ce cas précis, nous ne partons plus de l’acquis que la terre est une surface appropriable et que par conséquent tout nous serait dû. Pourquoi cette terre appartiendrait plus à nous, humains, qu'aux oiseaux qui viennent nicher dans l'arbre, qu'aux vers de terre ? L'idée, c'est déjà de se mettre à l'écoute de ce qui existe et avec qui nous devons réapprendre à cohabiter. Et l'étape suivante, c'est de se dire que ces êtres ne sont pas simplement extérieurs à nous mais qu’ils nous constituent. Non seulement nous dépendons d'eux dans des chaînes d'interdépendance mais aussi dans des formes d’attachements affectifs, sensibles qui nous ramènent à ce que l'on est en tant qu'humains et terrestres. Cette conception passe par des pratiques qui engagent le corps, car tout l'enjeu est de se re-sensibiliser et de s’inscrire dans un milieu. Par exemple, en tant qu’habitante de Tours, je me suis beaucoup impliquée sur tous les enjeux autour de la Loire. Finalement, c’est un petit peu ça l’enjeu, comment prendre conscience, sensiblement, dans notre chair, que nous ne sommes pas simplement des habitants de la Loire, des Ligériens, mais que nous appartenons à un écosystème plus large avec les anguilles, avec les saumons, avec les saules, avec les sternes, avec les hérons cendrés. Au même titre que tous ces êtres, nous appartenons à cette entité qui est Loire. Cela nous conduit à nous demander comment redessiner la ville de Tours et comment l’habiter depuis Loire ? Cela remet complètement en perspective nos manières d'habiter.

M. S. : Dans le livre, vous mentionnez le peuple de l'eau en prenant pour exemple la rivière Whanganui qui a aujourd’hui ses propres droits, grâce à sa reconnaissance juridique par la couronne de Nouvelle-Zélande en 2017. Comment le fait de devenir un peuple de l'eau, un peuple rivière ou un peuple montagne, nous implique différemment dans notre façon de comprendre et de se mettre à la place de l’entité naturelle ? Mobiliser la terminologie du « peuple » détient un sens politique fort. 

S. G. : Dans le livre, chaque chapitre essaie de déconstruire un des piliers de la structure politique moderne. La première partie, justement, porte sur le Te Awa Tupua, nom cosmologique du fleuve Wanganui et propose de déconstruire le concept de société humaine. En reconnaissant - et non pas en donnant des droits - à la rivière, c’est à la fois le peuple maori qui est reconnu mais également sa cosmologie, sa manière de faire monde avec les autres qu’humains. 

Si l’on prend la perspective qui est celle, par exemple, des agences de l’eau, nous sommes dans des logiques de gestion de la « ressource en eau ». On ne parle qu'en mètres cubes ou en masses d'eau. Nous sommes encore dans cette vision hyper gestionnaire qui est très anthropocentrée et qui s’inscrit dans une logique d’appropriation. Au contraire, les Maoris ne se considèrent pas comme les propriétaires de la rivière, ce sont eux qui appartiennent à la rivière. Ils appartiennent à cette entité collective qui a un nom de personne, le Te Awa Tupua. Et quand la couronne néo-zélandaise reconnaît des droits à la rivière Whanganui en tant que personne juridique qui peut aller devant le tribunal, ça change la donne. Les nouvelles instances politiques créées à la suite de cette décision ne prennent plus uniquement en compte la gestion du fleuve par la communauté humaine mais s’organisent pour prendre soin du bien-être de ce corps collectif et relationnel qu'est cette personne, cette entité. Et ça change complètement la perspective ! L’enjeu devient : comment faire politique depuis les relations qui nous lient aux autres vivants et donc, comment permettre le renouvellement des relations qui nous permettent de vivre et de cohabiter au sein d'un milieu. Finalement la notion de peuple vient de là. Dans la construction moderne, l'État est un peuple national qui se construit sur la base du droit formel. Il faut donner un pendant affectif au droit formel qui va venir « incarner » cette structure abstraite qu’est l’État à travers la construction de l’idée de nation. L’idée de Nation émane de la colonisation puis de la construction européenne. Cette vision est complètement hors sol puisque l’Etat admet que tous les corps doivent être livrés au travail au sein de l'économie. C’est ce corps collectif qui va définir une identité à partir de la langue, de la culture… Tout un ensemble de travaux vont être menés au XIXe siècle pour définir cette identité nationale. C’est eux qui vont notamment aboutir à toutes les catastrophes que nous connaissons au XXe siècle et à toutes ces crispations nationalistes qui entrent dans une espèce de contradiction interne au dispositif de l'État-nation qui explose au XXe siècle. Dans notre livre, l'idée est de dire qu’il existe des acquis intéressants de la modernité. Par exemple, c’est désormais le peuple et non plus Dieu  qui détient le pouvoir de décision. L’autorité est déplacée et ce qui est intéressant ici est de défendre une conception démocratique, c'est-à-dire le pouvoir du peuple. Nous cherchons alors comment se redonner un pouvoir d'agir, créer un véritable espace démocratique, non plus dans l'horizon nationaliste, mais dans l'horizon terrestre. C’est ce que nous défendons avec l'idée des peuples terrestres. Nous en avons vu émerger des expressions en Europe, par exemple dans le contexte de l’après Sainte-Soline et la lutte contre les méga-bassines, avec la formule taguée sur les murs : « nous sommes les peuples de l'eau ». Nous nous sommes dits qu’un vrai basculement était en train de s’opérer. Des habitants ne se reconnaissent plus comme des citoyens d'une nation mais comme habitants d’un territoire vivant plus qu’humain, dont l’eau forme le lien vivant, ce que nous appelons dans le livre « le lien animique » (pour dépasser le clivage corps/esprit). Or, c’est depuis ce territoire, des êtres vivants qui le composent et du soin du lien animique qui les relie que nous pouvons apprendre à réhabiter et contribuer à l’émergence de peuples terrestres.

M. S. : Pensez-vous que ces slogans soient les signaux faibles de ce basculement cosmologique que vous nous invitez à rejoindre dans votre livre ? 

S. G. : Je pense complètement que nous sommes dans un moment de cette ampleur-là. Nous sommes dans un basculement dont l’ampleur peut se comparer à ce qui a pu se produire à la Renaissance en Europe. Ce n’est pas seulement un basculement politique mais aussi anthropologique, cosmologique. C'est pour ça que nous proposons l’idée de « cosmopolitique ». Il s’agit d’une période de transformation profonde qui remet en question les fondements mêmes du « monde ». Ce que le philosophe Gunther Anders appelle « le temps de la fin », mais qui correspond aussi, selon nous, au temps d’un nouveau commencement, d’un recommencement. Nous nous retrouvons en présence d’entités que nous n’arrivons pas ou plus à identifier et qui peuvent être qualifiées de monstrueuses. Comme à l’époque de la Renaissance, nous assistons aujourd’hui à une résurgence du monstrueux, du trouble, de l'hybride, qui pour moi sont des signes de basculement. Les « cases », les systèmes de catégorisation, sont en train de sauter. Il se passe quelque chose de profond dans la société, d'où cette espèce de déstabilisation générale. L’instabilité climatique, écologique est aussi une instabilité politique et cosmologique. Tout l’enjeu est d’éviter sa récupération par un pouvoir, comme ça a été le cas à la Renaissance par des princes qui ont voulu construire un nouveau système de connaissances, de « savoir-pouvoir » pour reprendre l’expression du philosophe Michel Foucault. Alors comment profiter de cette époque de métamorphoses que l'on est en train de vivre, pour faire advenir justement de nouveaux processus émancipateurs qui prennent acte de cette dimension cosmopolitique ? La dernière transformation de ce type a été marquée par des guerres dans toute l'Europe. Ces moments de métamorphose, de transformation sont en même temps des moments d'enthousiasme portés par une espèce de désir d'invention collectif qui ouvrent des possibles, mais en même temps ces périodes peuvent entraîner des réactions extrêmes comme c’est le cas aujourd’hui. Nous pouvons identifier des résonances à une échelle plus grande encore qu’à la Renaissance et tout l'enjeu est que cette période ne prenne pas la même tournure qu’au XVIe et au XVIIe siècle. Nous sommes dans une période de polarisation extrême et de grandes violences et en même temps je suis vraiment étonnée du foisonnement, de l'inventivité autant pratique que théorique. C'est passionnant car cela crée des sources d'inspiration qui peuvent malheureusement aussi diviser. La façon de matérialiser ces idées en termes politiques n’est pas une chose évidente. 

M. S. : Par quels leviers ces nouvelles émergences et transformations peuvent se concrétiser dans la démocratie actuelle ? Pensez-vous que le soulèvement viendra plutôt du peuple par le biais d’une nouvelle citoyenneté, ou que ce sont aux institutions existantes d’impulser ces transformations ? 

S. G. : Je pense d’expérience que la tentative d’avoir recours à un soulèvement depuis l'intérieur des institutions existantes mène inéluctablement à une forme d'impuissantement - et non pas d’empuissantement - collectif, qui déprime les gens venus avec plein de bonnes volontés. Ces personnes ont fait de grandes écoles et pensent qu’ils vont changer le monde. Ils arrivent dans les institutions existantes et puis ils se font broyer par la machine que ce soit l'entreprise ou le service public, ce qui est destructeur même au niveau du désir. Ces institutions dont nous héritons viennent de ce système économique qui a lui-même provoqué la catastrophe dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui. Ce système s’est construit sur un ensemble de clivages, de dualismes qui nous ont menés à cette situation catastrophique. De même, c’est l’Etat moderne qui a permis le développement du capitalisme et inversement le capitalisme s'appuie aussi sur l'État moderne et le développe. L’économie capitaliste ne peut pas exister sans le système de l'État de droit donc les deux en fait fonctionnent ensemble. Malheureusement, les deux systèmes se sont partagés un petit peu l'espace en déconnectant l'espace politique où se réunissent des sujets de raison et de volonté et l’espace des corps livrés à l'économie, c’est-à-dire à l’accumulation infinie du capital. Tous les enjeux de subsistance, tous les enjeux de communauté ont été complètement détruits au profit d'infrastructures globalisées qui dépossèdent les habitants des terres sur lesquelles ils vivent mais aussi de tous les cycles naturels dont ils dépendent pour leur subsistance. Certains habitants du Vercors se sont retrouvés sans eau cet été car l’eau est privatisée par des entreprises qui captent des sources d'eau pour les mettre en bouteille. Dans la Loire, l’eau va dans le refroidissement des centrales nucléaires. C’est cette absurdité-là qui a été organisée par le système capitaliste et l'Etat moderne. Je pense qu’il faut reposer les bases à partir desquelles on fait politique, c’est-à-dire repenser l'émergence de processus institutionnels depuis les territoires, depuis les relations qui trament la texture des communautés plus qu’humaines auxquelles nous appartenons, ce que nous appelons « corps-territoire », reprenant à notre compte une expression employée par les féministes d’Amérique du Sud. 

Tout notre système politique est fondé sur un socle anthropologique individualiste et ce sont des représentants qui doivent défendre les intérêts des individus (ou groupes d’individus) à l'Assemblée Nationale. Cette logique s’éloigne de la question du faire commun. Or, c’est à l'inverse la mise en œuvre de dynamiques relationnelles qu’exige la condition terrestre. Il ne s’agit plus de penser à la défense de son intérêt personnel (même si c’est celui d’un groupe constitué auquel on appartient) mais plutôt de prendre soin des relations qui permettent de renouvellement des processus vitaux par des processus institutionnels alternatifs qui vont transformer aussi les institutions existantes, de créer un rapport de force sous forme d’alliances et d’oppositions. Si certains des élus continuent à œuvrer à l'intérieur des institutions existantes, je les encouragerai à soutenir, à financer, à donner les moyens matériels pour soutenir l'émergence de ces processus institutionnels alternatifs pour que les habitants puissent reprendre en main leur territoire de vie et les capacités de décider collectivement depuis ces territoires. 

Il ne s’agit pas, dans notre perspective, d’imposer un nouveau modèle d’organisation politique valable universellement. Il s’agit plutôt de contribuer à faire émerger des processus politiques depuis les territoires, depuis les bassins versants, en travaillant avec l'existant. Nous voulons soutenir les formes de coopération qui permettent d'agencer les différentes dynamiques institutionnelles. C’est un travail sur le long terme et je pense que nous ne sommes qu’au début. 

 

 


[1] Interview réalisée pour la revue Notos dans le cadre du podcast Nouvelle Conscience

https://smartlink.ausha.co/nouvelle-conscience/nouvel-episode-du-31-12-17-31

 

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