N°7 / Démocraties en Transition

Démocraties en Transitions: Introduction

Manon Sala, Vittorio Valentino

Résumé

Au sein de ce nouveau numéro de la revue Notos, il s’agira de questionner les mouvements qui proposent de véritables alternatives aux crises de la représentation politique et du dialogue social. Ce numéro repositionne le débat autour de l’idée politique de démocratie. Les transitions qui y prennent racine offrent des possibilités de changements multidimensionnels, aussi bien au niveau socio-politique, épistémique, ontologique qu’environnemental, en réponse à des problématiques sociales persistantes. 

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Introduction

Nous sommes entrés dans l’ère de l’Anthropocène et, alors que l’équilibre bio-géo-chimique du système Terre s’emballe avec des phénomènes climatiques extrêmes, l’humain tente tant bien que mal de se créer une place parmi les vivants. En effet, à contre-courant de l’individuation à marche forcée prônée par le capitalisme, les crises multi-dimensionnées auxquelles nous faisons face nous invitent à inventer d’autres manières d’être au monde (Latour, 2017).

Le numéro 7 de la revue Notos se veut profondément ancré dans le contexte contemporain de soulèvements multiples aussi bien sur le plan politico-social qu'idéologique : explosion de la répression policière à Sainte-Soline en avril 2023, annonce de la dissolution du mouvement Soulèvement de la Terre par le Premier Ministre en avril puis en juin 2023, accusation « d’éco-terroristes » pour de simples mobilisations… Dans ce contexte de tensions systémiques, les grandes valeurs de solidarité, justice et fraternité-sororité qui guident l’idéal démocratique semblent fragilisées par un système à bout de souffle qui peine à écouter et intégrer ces nombreuses revendications. 

Dans l’ouvrage collectif La démocratie écologique (2022) co-écrit à la suite d’un colloque organisé par la Commission Nationale du Débat Public en 2022, le sociologue Jean-Michel Fourniau présente le rôle de l’écologie politique comme porteuse d’un « grand projet de transformation des rapports sociaux des hommes à la nature », soulignant l’élargissement nécessaire de la citoyenneté à une éco-citoyenneté de l’espace public qui dépasse la matérialité seule de l’existence, en tant que réactualisation d’un vivre-ensemble commun capable d’intégrer de nouvelles perspectives environnementales ou sociales. 

Ainsi au sein de ce nouveau numéro qui se situe à la croisée des savoirs et des niveaux d’analyse, il s’agira de questionner les mouvements qui proposent de véritables alternatives aux crises de la représentation politique et du dialogue social. Ce numéro repositionne le débat autour de l’idée politique de démocratie. Les transitions qui y prennent racine offrent des possibilités de changements multidimensionnels, aussi bien au niveau socio-politique, épistémique, ontologique qu’environnemental, en réponse à des problématiques sociales persistantes (Slimani, Barthes et Lange, 2020). 

Ce nouveau numéro de la revue Notos introduit des questionnements et outils politiques au service de la refonte de nos imaginaires et institutions démocratiques locales. En repensant nos relations aux vivants « autres qu’humains », nous nous donnons la possibilité d’élargir les organisations sociales dans une forme d’écologie globale, au service de notre commune terrestrialité (Gosselin, gé Bartoli, 2022). Ces fondements épistémologiques et philosophiques seront questionnés à travers le prisme de la littérature, par une comparaison croisée des œuvres d’Annie Ernaux et de Marguerite Yourcenar, ainsi que par le recours à la philosophie dans l’entretien mené auprès de l’enseignante-chercheuse à l’EHESS Sophie Gosselin. Par la suite, nous transposerons cette approche critique dans un ancrage territorial fort, en présentant les outils de démocratie participative que sont la concertation citoyenne et le recours aux jeux sérieux pour répondre à des « questions vives » (Lange, 2017) telles que la raréfaction de la ressource en eau. 

En effet, s’insinue graduellement dans nos esprits, l’idée que les principes démocratiques s'affaiblissent et s’étiolent de jour en jour, transformant ainsi la perception que nous avions, peut-être dès notre plus jeune âge, déclenchée par des lectures ou entendue dans le feu des récits de guerre et d’événements politiques étalés sur des décennies : que l’histoire s’est construite précisément autour de la démocratie, autour de nous et de la notion de citoyenneté qui lui est inhérente.

L'observation du monde dans son ensemble s’enrichit cependant, aujourd’hui de termes tels que « crise démocratique », « atteinte aux institutions démocratiques », « nouveaux extrémismes et polarisations politiques profondes » (voir les dernières élections parlementaires en Italie), mais aussi d’une perte de confiance dans les représentants de ces mêmes institutions déjà en place. Les dérives autoritaires s’infiltrent alors aussi bien dans les rangs des démocraties établies que dans les régimes des pays non démocratiques.

Selon l’indice de démocratie (qui évalue les pays en fonction de soixante indicateurs), publié en 2023 par l’Economist Intelligence Unit, moins de 8 % de la population mondiale vit dans une démocratie à part entière, tandis que près de 40 % vit sous un régime autoritaire. Les démocraties contemporaines établies, sont nées suite à des luttes sociales qui ont débuté principalement au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, un modèle politique occidental fondé sur la reconnaissance et la garantie de la liberté sous trois aspects fondamentaux : la liberté civile, la liberté politique et la liberté sociale (Bobbio, 1984). Si son adaptabilité à toutes latitudes est de plus en plus discutée, ce qui est majoritairement remis en question par les citoyens, est sa représentativité politique, car de plus en plus de citoyens par le biais de mouvements sociaux et de nouvelles formes d'engagement politique, aspirent à une forme de démocratie différente, plus directe et/ou plus participative.

En fait, si l’on observe l’histoire de la démocratie moderne en Europe, pendant la Renaissance, celle-ci était déjà le sujet central du débat intellectuel, trouvant dans les Lumières le principal défi aux structures monarchiques existantes, afin d’aspirer à une véritable souveraineté populaire. Cela s’oppose à l’idée selon laquelle la présence du peuple ne puisse aucunement conduire à un bon gouvernement (Canfora, 2004). La Révolution française sonne alors comme le début d’un véritable tournant dans la création d’une démocratie plus moderne, qui embrasse symboliquement, mais pleinement, la volonté du peuple de s’auto-légitimer : c'est le peuple,   « l’homme » et ses libertés qui sont au centre de la Déclaration des droits de l’homme de 1789. Parallèlement à « l’homme », la figure du citoyen, celui qui élit des représentants pour gouverner et prendre des décisions en son nom, s’élève également : une représentation politique qui étend l’idée de participation politique à des groupes auparavant exclus, tout en créant parfois des conditions d’inégalité sans précédent entre l’élu et l’électeur.

Bien que fondée sur des échelles sociales différentes, autour des cités-États, c’est dans la conception grecque antique que la démocratie populaire trouve sa phase originelle. Le terme δημοκρατία, composé de δῆμος « peuple » et -κρατία « -cratie », indique une participation directe du peuple aux décisions importantes, réuni en assemblée, exerçant son vote : un modèle politique qui, bien qu’il ait posé les bases de la démocratie moderne, est resté extrêmement limité, puisqu’il s’agissait d’un droit exercé par une petite partie des citoyens de la polis. Un modèle qui n’a pas résisté à la chute des cités grecques et qui a évolué, jusqu’au XIXe siècle, de manière transversale, dans de nombreuses régions du monde, en régimes monarchiques ou impériaux. Des modes de gouvernance qui concentraient donc tout le pouvoir politique, décisionnel et institutionnel, entre les mains d’individus uniques (ou de petits cercles), excluant de fait l’opinion du peuple et toute forme de représentation qui lui soit liée. 

S’il est clair que la pensée démocratique peut émerger de différentes manières, selon les latitudes, les périodes historiques et les cultures associées, certains principes restent fondamentaux pour sa mise en œuvre. C’est le cas, par exemple, du principe de responsabilité (qu’elle soit citoyenne, individuelle ou collective) : les dirigeants sont considérés comme responsables de leurs décisions et, en même temps, les citoyens doivent pouvoir les tenir pour responsables de leurs actions, selon le principe de transparence, juger et contrôler leurs travaux, en tant qu’élus par des procédures électives légales.

Comment maintenir la légitimité démocratique si, toutefois, ces principes de responsabilité ou de transparence peuvent se révéler fragiles aux yeux des citoyens en perte de confiance ? En effet, le taux de participation de plus en plus faible aux élections est le signe d’une crise de la démocratie représentative, de la nécessité de renouer le contact entre la politique et la citoyenneté, aujourd’hui considérées comme des entités distinctes. Selon l’étude « Participation et abstention aux élections législatives : quelles évolutions depuis 2002 ? », parue en juin 2024 sur le site Vie-publique.fr, en 20 ans l’abstention aux élections législatives en France a augmenté, passant de 35,58% des inscrits en 2002 à 52,49% en 2022. Une tendance à la « volatilité » qui s’observe depuis les années 70, causée par un affaiblissement de l’identification partisane et une plus grande défiance vis-à-vis des responsables politiques ; des éléments qui, avec l’émergence de nouvelles formes de participation, modifient les comportements des électeurs.

En d’autres termes, la perte de confiance, le désintérêt ou la ruée vers le populisme, sont le résultat d’un système bien rodé d’intérêts et de corruption auquel la politique nous a habitués depuis de nombreuses années : en effet, nous assistons à la fois au retour de la figure du leader autoritaire et charismatique, dégénérant vers une forme personnelle de pouvoir (Bobbio, 1984), et à l'accroissement disproportionné des inégalités sociales. Ce ne sont là que quelques-unes des questions critiques qui doivent nous pousser à réinventer la participation démocratique, qui doit mieux correspondre aux besoins sociaux et économiques directs des citoyens et aux crises que nous connaissons actuellement, qui vont du manque de représentativité politique jusqu’aux bouleversements climatiques et de la biodiversité.

Cependant, il semblerait que les périodes de crise puissent nous pousser à une plus grande prise de conscience de l’importance et de la nécessité d’une démocratie participative : la Convention Citoyenne pour le climat est un exemple du renforcement possible de l’initiative citoyenne en lien avec l’exercice d’un pouvoir consultatif et politique fort. Si l’objectif est de faire émerger des propositions pour lutter contre le changement climatique, il est nécessaire d’étendre ce modèle de forum, d’information et de débat à d’autres questions d’intérêt public, en impliquant les citoyens dans les mécanismes de prise de décision politique. Cela permettrait d’enclencher un processus de reconquête de la confiance dans l’action des institutions démocratiques, de promouvoir la transparence financière et le respect de l’individu, de ses droits.

Protéger l’intégrité de l’appareil démocratique, signifie alors garantir l’indépendance de chacun de ses éléments : une justice indépendante et impartiale, une information libre et complète, qui encourage les citoyens à participer aux enjeux politiques ; un système électoral repensé pour inclure les minorités ethniques. Il ne s’agirait pas d’une surveillance citoyenne, exercée par exemple à travers les réseaux sociaux, mais d’une implication des citoyens eux-mêmes à travers un nouvel élan civique. Mieux informés sur les questions politiques, déjà au sein du système scolaire (à noter qu’en France existe déjà un système d’éco-délégués et de conseil municipal des enfants), les citoyens, jeunes et moins jeunes, seraient en mesure de travailler avec les élus sur des sujets qui nécessitent un dynamisme et une adaptabilité permanents afin de réduire les inégalités en termes d’accès aux soins, à l’emploi et pour l’amélioration des services publics par exemple, mais aussi face aux défis climatiques qui s’annoncent. Concrètement, l’intervention citoyenne pérennise les droits fondamentaux qui fondent l’idée de démocratie.

Dans cette quête d’évolution, sur le terrain des bouleversements environnementaux, les institutions démocratiques doivent expérimenter de nouvelles approches, plus durables : c’est le cas de la « démodiversité », une « approche écosystémique » de la gestion de la biodiversité, inaugurée par la conférence de Trondheim en 1999, reflet juridique d’un concept né en Afrique et en Amérique latine, qui constitue une approche différente de la protection environnementale de la santé de tous les êtres vivants, à inclure dans la construction d’un nouvel appareil démocratique plus interconnecté. Une vision qui intègre des priorités multiples, telles que la sauvegarde du vivant face aux dynamiques économiques, souvent dictées par des logiques extractivistes, d’où le terme anthropocentré souvent utilisé de « services écosystémiques ». Par l’implication directe des populations, dans les décisions au niveau local, le vivant reste au centre des préoccupations de la part des instances institutionnelles, centrées, ainsi, sur la santé des citoyens, sur le care, vu comme priorité absolue.

Dans le sillon du concept de One Health, né au début des années 2000, selon lequel les intérêts de l’environnement, de la santé humaine, des animaux et des végétaux sont donc intimement liés, une nouvelle forme de démocratie ne peut plus séparer les intérêts de la biodiversité et ceux des humains, en cherchant systématiquement une cohabitation harmonieuse entre l’humain et le non-humain. Il n’est plus viable de se référer uniquement au rapport coût/bénéfice, même dans un système mondialisé, fondé sur le néolibéralisme à la recherche effrénée du profit. Protéger les droits de la nature revient à protéger le vivant, qui est d’ailleurs inclus dans le concept même d’écosystème viable. Il est crucial donc de procéder à une alphabétisation environnementale, à une éducation au civisme, comme stratégies nécessaires, parmi d’autres, à la construction d’un système véritablement démocratique. S’il est vrai que près de 80 % de l’empreinte écologique humaine est le fait de 20 % de la population mondiale (Dartiguepeyrou, 2013), seule la création d’une conscience collective, accompagnée de visions politiques communes au niveau des gouvernements, sera capable d’équilibrer démocratiquement la vie sur notre planète.

Ces initiatives qui engagent de nouvelles façons de faire monde ne pourront se pérenniser sans leur institutionnalisation dans des systèmes organisationnels intégrant la portée dialectique à la fois individuelle et sociale de toute transformation structurelle (Morin, 1974). Les indicateurs juridiques conceptualisés ici par le Professeur Émérite en droit de l'environnement Michel Prieur, sous la plume de la juriste et journaliste spécialisée en droit de l’environnement Ornella Insalaco, questionneront l’adaptation effective du droit de l’environnement à un contexte socio-politique mouvant. Aussi, en réponse aux limites de l’institutionnalisation des transitions politiques, juridiques et sociales, ce numéro de Nòtos se fera l’écho d’initiatives intégrant le changement au cœur des institutions politiques, éducatives et juridiques. 

Par conséquent, nous soulignons dans ce nouveau numéro le rôle politique des établissements d’éducation, d’enseignement et de recherche, avec une vision pragmatiste de la relation éducation-société (Dewey, 1990), car ils peuvent répondre aux défis planétaires de la crise écologique et sociale. Loin de se limiter à l’institutionnalisation seule de nouvelles pratiques démocratiques, nous envisagerons également la remise en cause des paradigmes productivistes, utilitaristes et réductionnistes qui polarisent les manières d’être au monde et les relations entre humains et autres qu’humains. Enfin, nous introduirons la nécessité de l’art comme sentinelle et vecteur d’utopies créatrices pour de véritables « politiques émancipatrices » matérielles et sensibles, horizontales et relationnelles, culturelles et spirituelles. 

 

Bibliographie

Bobbio Norberto, 1984, Il futuro della democrazia, Torino, Einaudi.

Canfora Luciano, 2004, La democrazia. Storia di un'ideologia, Bari, Laterza.

Dartiguepeyrou Carine, 2013, « Où en sommes-nous de notre conscience écologique ? », Vraiment durable /2, n° 4, p. 15-28, Victoires éditions [En ligne] : DOI 10.3917/vdur.004.0015 (consulté le 25 novembre 2024).

Dewey John, 1990, Démocratie et éducation, Paris, Armand Colin.

Fourniau Jean-Michel, Blondiaux Loïc, Bourg Dominique, Cohendet Marie-Anne et Jouanno Chantal (dir.), 2022, La démocratie écologique, Paris, Hermann.

Gosselin Sophie, gé Bartoli David, 2022, La Condition terrestre, Paris, Seuil. 

La Rédaction, 2024, « Participation et abstention aux élections législatives : quelles évolutions depuis 2002 ? », Vie-publique.fr [En ligne] : URL : https://www.vie-publique.fr/eclairage/294715-participation-et-abstention-aux-elections-legislatives-depuis-2002 (consulté le 25 novembre 2024).

Lange Jean-Marc, 2017, « Éducation a-disciplinaires, entre récits et pratiques : un paradoxe didactique ? Le cas de l’éducation au développement durable », Open sciences, International sciences and technical edition, vol 17-1.

Latour Bruno, 2017, Où atterrir ?, Paris, La Découverte.

Morin Edgar, 1974, « La nature de la société », Communications, vol. 22, p. 3-32.

Slimani, Melki, Angela Barthes, et Jean-Marc Lange, 2020, « Les questions environnementales au miroir de l'événement Anthropocène : tendance politique et hétérotopie éducative », Le Télémaque, vol. 58, no. 2, pp. 75-88.

The Economist Intelligence Unit, « EIU report Democracy Index 2023 » [En ligne] : https://services.eiu.com/campaigns/democracy-index-2023/ (consulté le 25 novembre 2024).

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Habiter la Terre en commun

Sophie Gosselin

Sophie Gosselin est philosophe, elle enseigne à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales. Elle s'intéresse aux conséquences philosophiques de la crise écologique et interroge la place de l'être humain parmi les innombrables faisceaux de relations du monde vivant. Son dernier livre, La Condition Terrestre, habiter la Terre en communs, co-écrit avec le philosophe David gé Bartoli aux éditions du Seuil, a reçu le prix du livre Environnement 2023 de la Fondation Veolia. Manon Sala l'a rencontré dans le cadre...

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