Doctorant en philosophie, UPV Montpellier, Laboratoire CRISES
L’antifragilité : une fragilité positive ?
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L’antifragilité est un concept inventé par le philosophe Nassim Nicholas Taleb pour rendre compte d’une réalité qui peut se résumer dans cette affirmation : à force de vouloir tout contrôler, on finit par s’affaiblir. En effet, le sentiment de sécurité qui s’installe en nous à la suite des précautions que nous prenons pour éviter les obstacles de la vie n’est en réalité qu’une illusion qui nous expose davantage aux événements imprévisibles de l’existence. La question est alors la suivante : comment s’articulent dans le concept d’antifragilité force et faiblesse ? Quels sont les différents aspects que peut revêtir l’antifragilité ? Comment, par exemple, une personne en situation de handicap peut-elle se servir de cette situation pour se révéler plus forte, et échapper à l’étiquette d’« homme fragile » que lui rejette la société ? Au cours de cet article, nous tenterons d’apporter des réponses à ces questions, en nous focalisant sur l’analyse critique des travaux d’Alexandre Jollien effectuée dans notre ouvrage intitulé : Alexandre Jollien. Un philosophe antifragile ? (2014).
L’antifragilité : présentation du concept
Nicholas Taleb est un homme atypique : il est à la fois écrivain, ancien trader statisticien et philosophe des « sciences du hasard ». Son œuvre jusqu’à présent peut être résumée de la manière suivante : le hasard, accepté, peut nous être bénéfique et nous rendre meilleurs. C’est cette idée majeure qu’il décline à travers ses ouvrages, notamment Le Cygne Noir (Taleb, 2008), mais aussi Antifragile, les bienfaits du désordre (Taleb, 2013), qui nous intéresse plus particulièrement. Taleb utilise l’expression « Cygne noir » pour faire état de l’incapacité des hommes à pouvoir prédire avec exactitude les événements rares qui pourraient bouleverser l’organisation de la vie quotidienne. Le problème du « Cygne Noir » a trait à « l’impossibilité de calculer les risques d’événements rares consécutifs et de prévoir leur apparition » (Taleb, 2013, p. 15). Devant l’imprévisible où l’inconnu l’emporte, Taleb nous invite à ne pas faire des pronostics sur les événements fortuits avec l’intention de contrôler les circonstances. Il nous convie plutôt à adopter une attitude antifragile à travers laquelle nous pourrons nous adapter aux événements imprévisibles. Taleb est l’inventeur du concept d’antifragilité. On peut rendre compte du concept d’antifragilité à partir d’un constat très simple. Il existe « certains objets qui tirent profit des chocs ; ils prospèrent et se développent quand ils sont exposés à la volatilité, au hasard, au désordre et au stress, et ils aiment l’aventure, le risque et l’incertitude » (Taleb, 2013, p. 13). Est antifragile ce qui dépasse la résistance et la solidité. En effet, ce qui est résistant supporte les chocs et s’efforce de croire à une identité qui ne change pas ; ce qui est antifragile se modifie à la suite du choc, non pas pour se détériorer mais pour s’améliorer.
L’être humain a tendance à anticiper en mettant en place des stratégies pour éviter des éventuelles catastrophes. Nicholas Taleb dénonce cette disposition d’esprit dans la mesure où en agissant de la sorte, nous révélons davantage notre fragilité. Car lorsqu’un élément qui n’a pas été pris en compte dans nos précautions survient, il s’ensuit une déstabilisation caractérisée par une peur généralisée de l’inconnu. Mais peut-on dire que les circonstances imprévisibles de la vie ont rendu l’être humain semblable à une machine protective, dans le sens où il se préoccupe constamment de sa protection - nous faisons ici allusion à son instinct de conservation ? Ou bien est-ce la peur face à la vraie vie qui le préoccupe davantage, c’est-à-dire celle qui est capable d’ouvrir un horizon des possibles et non de fermer le progrès humain ?
Trop de protection en effet empêche de tirer profit de la sensibilité qui est un élément indispensable pour faire une expérience qui relève de l’antifragilité. Étant un être en mouvement – de l’enfance à la vieillesse l’homme change aussi bien dans la pensée que dans son état corporel – l’être humain est un de ces « êtres » qui a la capacité de tirer profit des chocs en s’adaptant à la nouvelle donne. De cette capacité découle l’aptitude à être toujours prêt au changement, tandis que résister au hasard, à la complexité, ne permet pas d’expérimenter dans toute sa teneur ce changement auquel l’être humain aspire. Ainsi, Taleb déclare : « L’antifragile aime le hasard et l’incertitude, ce qui signifie aussi, foncièrement qu’il aime les erreurs, une certaine catégorie d’erreurs. L’antifragilité a la rare vertu de nous permettre d’affronter l’inconnu, de faire les choses sans les comprendre, et de bien les faire » (Taleb, 2013, p.14). Une telle conception de l’antifragilité consiste à accepter l’imprévisibilité des vicissitudes existentielles, telle une invitation à l’insouciance des tournures que peut prendre le cours de la vie. Loin d’être une attitude naïve, elle est plutôt une posture relevant de l’équilibre qui invite le philosophe à restituer toute sa place à l’instant présent, avant d’envisager l’angle sous lequel aborder l’avenir. L’antifragilité permettrait, pour ainsi dire, l’adaptation du sujet aux nouvelles exigences imposées par les conditions de vie changeantes, grâce à cette propension à surseoir momentanément la critique anticipative sur le cours de la vie.
Cependant, cette manière de lâcher prise à laquelle nous sommes conviés dans la posture antifragile témoigne-telle de notre fragilité et de notre incapacité à trouver des solutions concrètes aux défis que nous impose la vie ? Ou bien cet état, plus détendu par l’acceptation des événements insoupçonnables est-il l’expression d’un art de vivre dont le mode d’emploi sortirait l’homme d’une fragilité - qui se trouve plutôt du côté de l’illusion de maîtriser le temps et les circonstances ? En d’autres termes, que pourrait-on tenir pour fragile dans la posture antifragile ? Y a-t-il une distinction évidente entre ce qui tient de la force, de la fragilité et de l’antifragile ?
L’antifragilité : une sorte de fragilité positive ?
La caractéristique de ce qui peut être endommagé facilement, c’est-à-dire ce qui laisse transparaître rapidement sa vulnérabilité à la suite d’une pression ou d’un choc est de l’ordre de la fragilité. Quant à la force, elle est le contraire de la faiblesse, c’est-à-dire une propriété des êtres ou de choses renvoyant à l’ensemble des ressources intrinsèques, qu’elles soient psychologiques ou physiques, qui permettent de s’affirmer ou de s’imposer. On peut soutenir que le concept d’antifragilité se situe à égale distance de la force et de la fragilité. Sur cette base, comment s’articulent alors force et faiblesse dans ce concept ?
Nicholas Taleb nous révèle qu’une perturbation soumise au hasard peut nous faire devenir antifragile, et par là devenir positive, au sens où elle nous invite à découvrir de nouvelles ressources en nous pour faire face à cette perturbation. Nous passons ainsi d’un état de fragilité à un état de force, de sorte que l’antifragilité est avant tout la résultante d’un mouvement dialectique. Nous pouvons donc imaginer que pour faire une expérience relevant de l’antifragilité, il faut affronter l’inconnu, observer les événements imprévisibles sans se précipiter à en donner des explications. L’être humain serait-il capable de suspendre son jugement, qu’il a tant l’habitude de promouvoir, afin d’accéder aux méandres de l’inconnu sans a priori ? Cette idée semble effrayer l’humain car il croit souvent que sa meilleure force repose sur le jugement, l’interprétation, l’anticipation, c’est-à-dire, de manière générale, toutes les armes intellectuelles et physiques dont il dispose pour se protéger de l’inconnu, tant cet inconnu lui fait peur. L’être humain assimile la peur à de la faiblesse et tente donc par divers moyens de se distancier de la peur, dans la pensée folle par exemple de maîtriser le hasard.
L’antifragilité peut ici ouvrir les perspectives, car elle vient révéler qu’il n’y a pas nécessairement besoin de se protéger des chocs et du hasard, puisque ce sont ces mêmes chocs qui vont nous renforcer. Se couper du hasard, des erreurs, des chocs, de l’imprévisible, du stress… reviendrait à se couper de la vie et de sa force profonde. L’être humain, en cherchant à se protéger (et donc en cherchant à prévoir) s’oppose au fonctionnement même de sa force qui se trouve dans son antifragilité. L’antifragilité est le fait de vouloir accepter la différence, la surprise et l’imprévisible comme une richesse. Des qualités comme le courage et l’imagination sont très rarement exploitées car l’être humain se laisse facilement enfermer dans un conformisme qui est le contraire de ce dont a besoin l’antifragilité pour porter ses fruits. Précision importante : l’antifragilité n’est pas l’exact contraire de la fragilité mais désigne plutôt une sorte de fragilité positive au sens où tout choc serait un renforcement bénéfique pour l’évolution de l’individu en question. L’auteur distingue quatre systèmes : « fragile », « robuste », « résiliant » et « antifragile ». Le système robuste est un système qui ne bouge pas, qui reste indifférent aux changements « à l’exemple de la pierre ». Le système résilient, bien que subissant des modifications, n’a aucun résultat visible en fin de processus ; l’interprétation que le neuropsychologue, à l’origine de sa popularisation, Boris Cyrulnik donne de ce système nous renvoie en partie à la conception de l’antifragilité défendue ici (Cyrulnik, 2000).
Dans une publication commune avec Philippe Duval, Cyrulnik affirme au sujet de la résilience ce qui suit : « Le mot « résilience » a été mis au monde dans les pays latins où il signifiait « re-salire », qui a donné « ressaut » et « résilier ». Mais ce mot a mieux vécu dans les pays de la langue anglo-saxonne où il signifiait « rebondir après un coup. » (Cyrulnik, Duval, 2006, p. 7). Lorsqu’elle est perçue comme une activité adaptative dans laquelle le sujet développe de la créativité pour faire face à l’adversité, la résilience a un contenu proche de celui de l’antifragilité. Le système fragile, comme nous l’avons mentionné plus haut, est destiné à se détruire car il craint les événements inattendus. La fragilité est tout à fait mesurable, tandis que le risque ne l’est pas, en particulier le risque associé aux événements rares (ce que Taleb désigne dans son livre par les cygnes noirs). C’est ce que Taleb reproche à ceux qu’il appelle les « fragilistes » de ne pas comprendre, c’est-à-dire ceux qui sont victimes de l’illusion et de la surestimation de la portée du savoir scientifique. Il les appelle aussi les « rationalistes naïfs » dans la mesure où ces derniers tiennent pour automatiquement accessibles les raisons qui se cachent derrière les choses. Selon Taleb, la culture moderne a rendu de plus en plus aveugle ce que la vie a de mystérieux et d’impénétrable et que Nietzsche qualifiait de dionysiaque, notamment dans la préface de Gai Savoir (Nietzsche, 1993).
On pourrait enfin se servir de la figure de l’hydre dans la mythologie grecque, pour illustrer selon une autre perspective ce qu’est l’antifragilité. En effet, à chaque fois que la tête de ce monstre est coupée, une autre pousse à la place de l’ancienne. Le fonctionnement de l’hydre nous montre que la perte engendrée par un choc peut être compensée par le sujet antifragile et même le renforcer. Telle est la différence entre l’antifragilité et la fragilité, car ce qui est fragile attache trop d’importance aux prévisions, d’où par exemple les faillites et les krachs boursiers, si l’on observe le domaine de l’économie. Taleb écrit à cet effet :
Nous avons fragilisé l’économie, notre santé, notre vie politique, notre éducation, presque tout… en maîtrisant le hasard et la volatilité… Telle est la tragédie de la modernité : comme des parents excessivement et obsessionnellement protecteurs, ceux qui essaient de nous aider sont souvent ceux qui nous font le plus mal (Taleb, 2013, p. 15).
Le système antifragile est le seul système sensé qui évolue positivement en acquérant une force supérieure. Il profite donc instinctivement (presque mécaniquement) des événements inattendus, pas forcément bénéfiques sur le moment, pour se renforcer. L’exemple le plus saillant est celui de l’aveugle qui développe d’autres sens tels que le toucher, l’ouïe, l’odorat, etc., pour s’adapter à sa situation. Cette sorte de compensation d’une infirmité par le développement optimal des autres sens illustre bien ce que nous entendons par l’antifragilité. Un autre exemple peut nous être donné au travers du fonctionnement du système immunitaire de l’organisme humain : il a la capacité de s’adapter à l’environnement, en mettant en place ses propres mécanismes de défense en fonction de l’hostilité du monde extérieur. Ainsi, les enfants qui naissent dans certaines régions du monde où prévalent les maladies tropicales par exemple, en s’adaptant à leur milieu de vie, présentent une plus grande résistance à certaines maladies que d’autres enfants ayant grandi ailleurs.
Taleb propose donc un nouveau paradigme, celui de l’antifragilité, qui peut se résumer ainsi : Tout ce qui, à la suite des événements fortuits (ou de certains chocs), comportent plus d’avantages que d’inconvénients est antifragile ; et fragile dans le cas contraire. Ainsi, les pressions, le stress et les chocs sont essentiels pour la croissance, voilà un point de vue renversant pour le conformisme des contemporains « (…) l’essentiel, c’est que nous constatons à présent que le fait de priver les systèmes de pressions n’est pas nécessairement une bonne chose, et peut même carrément se révéler nuisible. » (Ibidem, p. 51). En somme, au regard de ce qui précède, la frontière entre la fragilité et l’antifragilité s’esquisse au niveau suivant : la fragilité implique qu’on a plus à perdre qu’à gagner, ce qui équivaut à plus d’inconvénients que d’avantages, et donc une asymétrie défavorable. Quant à l’antifragilité, elle implique qu’on a plus à gagner qu’à perdre, ce qui équivaut à plus d’avantages que d’inconvénients, et donc une asymétrie pour ainsi dire favorable.
Le cas d’Alexandre Jollien : un philosophe antifragile ?
L’œuvre d’Alexandre Jollien n’est pas facile à résumer en quelques lignes. Malgré son jeune âge, il a déjà publié plusieurs ouvrages. Pourtant si l’on devait trouver la motivation derrière son œuvre, cela serait sans doute la recherche de la joie. Une joie non pas issue d’une simple recherche intellectuelle, mais une joie vécue, qu’il peut goûter et savourer quotidiennement. Il est important de préciser qu’Alexandre Jollien possède une particularité pour ceux qui ne le connaissent pas, dans la mesure où il est né avec un lourd handicap physique qui ne l’a jamais quitté. De cette condition délicate et difficile – que nous partageons ensemble – il a réussi à développer une vie et une philosophie qui lui permettent d’être une très bonne illustration de l’antifragilité. C’est pourquoi nous allons d’abord présenter l’essentiel de son œuvre pour envisager ensuite en quoi nous pouvons la qualifier d’antifragile.
Alexandre Jollien se familiarise avec les textes philosophiques assez tôt. Sa situation de handicap et quelques rencontres humaines importantes ont créé en lui, à partir de l’adolescence une réceptivité à l’amour de la sagesse. Il s’autorise donc à penser de manière philosophique, ce qui ne va de soi pour chacun, d’autant plus quand on est en situation de handicap. C’est ce que l’on découvre dans son Éloge de la faiblesse où il dialogue en imagination avec Socrate. S’étonner des richesses et des possibilités de la faiblesse sera l’objet de son premier livre. Déconstruire les idées reçues, ramener de la lucidité et de la vérité à la place d’une pitié gênée. La philosophie peut par sa puissance contribuer à la lutte contre les stéréotypes majeurs qui concernent le handicap. Comme la pensée de Socrate, l’objet de l’ouvrage est la libération progressive des préjugés.
Dès son deuxième livre, nous constatons une orientation plus pragmatique de l’auteur qui nous fait découvrir en quoi la philosophie peut épauler et aider à relever le défi de vivre dans un corps handicapé et également à faire face aux représentations que s’en fait autrui. La philosophie lui insuffle cette farouche volonté de vivre mieux, et d’apprendre Le métier d’homme (Jollien, 2002). Surmonter les obstacles et les difficultés du quotidien, en plus grand nombre lorsque l’on est handicapé, est une véritable Odyssée. Dans ces pages, l’auteur passe d’une conception du handicap comme faiblesse physique à celle d’une force, d’une puissance mentale, au sens où le handicap peut conduire à une ouverture d’esprit par laquelle le sujet recherche des solutions pour apaiser sa souffrance. En effet, la vie extérieure est délaissée puisque malaisée. L’intériorité est alors recherchée et se découvre être le lieu où le bonheur réside. Le handicap révèle naturellement un lieu d’intimité, où le monde extérieur difficile à appréhender prend moins d’importance.
L’antifragilité doit éclairer les forces cachées en soi que l’on découvre dans l’acceptation de ses faiblesses. Chez Jollien, cette notion renvoie au « combat joyeux », c’est-à-dire un combat guidé par la joie. Dans le refus de tomber dans la facilité, c’est encore cette recherche de la joie pressentie au fond de soi, cette quête déterminée de trouver un « mieux être », cette sorte de bien suprême pour paraphraser l’expression latine souvent investie dans la philosophie de Sénèque, « Summum bonum » (Sénèque, 1992, p. 33) qui est au cœur de la démarche philosophique. Dans la pensée d’Alexandre Jollien, la joie existe avant tout en chacun, elle ne dépend pas seulement des circonstances extérieures, elle est un préalable à toute condition, et comme le signalait déjà Spinoza dans ses travaux : « L’amour intellectuel de Dieu et, partant la béatitude n’ont pas de commencement, puisqu’il s’agit précisément de les découvrir en soi. » (Spinoza, 1993). Ce combat pour la joie, permet de comprendre que si la joie est déjà là, comme aime à l’affirmer Spinoza, le handicap est secondaire, au sens où il vient en second lieu, la joie étant première. En effet, l’esprit n’est pas handicapé, même s’il habite un corps qui l’est. La question est alors la suivante : sommes-nous ce corps ?
Il faut ainsi traverser des couches de souffrance pour redécouvrir ce qui a toujours déjà été là. C’est un point fondamental de l’œuvre de Jollien et de sa pensée. Car cette théorie spinoziste de la joie comme toile de fond de l’existence ouvre des horizons à la pensée. La joie serait plus forte, plus « substantielle » que les obstacles de la vie. La faiblesse physique du handicap conduit alors à des ressources intérieures, à un monde intérieur riche de nouvelles perspectives, notamment celles de la contemplation et de la joie sereine. Dans cette optique, Jollien présente sa version de l’antifragilité à laquelle nous adhérons :
J’ai donc commencé à transformer la précarité omniprésente de mon état en une source, un aiguillon. La faiblesse, cette fidèle compagne, prenait une dimension nouvelle. En somme, je tenais de l’assumer : le monde porterait la marque de ma fragilité, tout me le signalait. Mais une fois ce curieux constat établi, sa conquête hasardeuse pouvait commencer… dans la liberté et la joie. Celui qui dès sa naissance côtoie la souffrance ou la douleur entame l’existence pourvu d’un réalisme bienfaiteur. En définitive, trop tôt avisé que la vie s’accompagne inexorablement de peines, il sombre moins aisément dans le découragement et, savourant la nécessité du combat, reconnaît et déjoue plus aisément la cruauté de son adversaire (Jollien, 2002, p. 24-25).
Dans cet ordre d’idées, la pensée doit pouvoir améliorer le vécu. Cela suppose donc une pensée antifragile, comme la vie qui est capable de se renouveler en fonction de ses besoins. C’est une conception de la philosophie comme « thérapeutique de l’âme », car elle aide à construire un art de vivre, comme le pensait Pierre Hadot (Hadot, 2001). On voit déjà une immense différence avec nombre de philosophes qui se contentent uniquement de penser, sans agir pour avoir un impact dans la vie concrète. Alexandre Jollien se souvient d’ailleurs de ces deux dimensions de sa démarche et des difficultés qu’elles recèlent dans leur articulation, notamment dans son dernier ouvrage La sagesse espiègle, paru aux éditions Gallimard en octobre 2018 :
Toute la journée, je me plongeais dans la littérature taoïste et les textes amérindiens. Mais aussitôt ces ouvrages refermés, les vieilles habitudes revenaient au galop. Entre ces deux vies, zéro passerelle. Les sages d’un côté, dépourvus de passions et moi, pyromane en chef, livrant une bataille sans merci pour tenter d’éteindre ce feu dévastateur. J’ai toujours rêvé d’un pont entre la spiritualité et les tourments de la chair… (Jollien, 2018, p. 20).
Car se heurter au réel peut vulnérabiliser la pensée qui semble trop intellectuelle et non conforme aux expériences de la vie. Cela effraye naturellement de nombreux penseurs, qui préfèrent fuir la réalité contraignante de la vie pour se réfugier uniquement dans l’imaginaire ou des considérations abstraites. Une démarche discursive antifragile s’accompagne souvent d’une action adaptée dans la réalité ; une pensée qui se confronte au réel permettant au sujet de tirer profit de chaque situation.
Pour Alexandre Jollien, les moindres actes exigent beaucoup plus d’énergie et de volonté que pour d’autres, en raison de son handicap. Il ne peut se contenter uniquement de penser, car la pensée doit se confronter à l’expérience. C’est d’ailleurs une étape fondamentale dans sa démarche, comme si la pensée philosophique devait avoir une relation avec les épreuves de la vie pour atténuer ses souffrances. Chez Jollien, et c’est là encore qu’on pourrait le qualifier d’antifragile, on constate que ce qui peut apparaître de prime abord comme des faiblesses (par exemple son handicap physique) va se révéler être bénéfique, pourvu qu’on les accepte comme des points de contact avec ses forces et ressources intérieures. Cette expression de Saint Paul dans la deuxième Épître aux Corinthiens : « (…) ma puissance s’accomplit dans la faiblesse » (2 Corinthiens, 12 : 9) illustre bien ce concept d’antifragilité. En effet, l’acceptation de la faiblesse permet de la transformer, de la changer de forme, autrement dit la métamorphose devient possible.
Pour rapprocher cela de l’œuvre de Taleb, il faut savoir distinguer la fragilité et la faiblesse qui ne sont pas synonymes ici. La faiblesse dans l’œuvre de Jollien peut être antifragile selon la lecture que Taleb donne de son concept, alors que la fragilité reste fragile par essence. Dans la faiblesse, il y a une force potentielle, alors que la fragilité reste une caractéristique propre à un être qui n’évoluera pas. Un rapprochement peut être établi entre cette conception de l’antifragilité et la vulnérabilité, lorsque cette dernière bénéficie d’une éthique du Care. Dans son versant Anglo-saxon, le mot Care est à la fois un verbe et un substantif. En tant que verbe, il signifie « s’occuper de », « faire attention », « prendre soin », « se soucier de », etc. En tant que substantif, le mot Care peut signifier en fonction des contextes « soin », « attention » ou « sollicitude ». Lorsque la personne en situation de handicap prend conscience de son état et prend soin de sa vulnérabilité naturelle, il puise en lui des ressources qui lui permettent de mieux s’adapter aux aléas de la vie. Une éthique du Care valorise toujours l’existence humaine quelle qu’elle soit, au même titre qu’une attitude antifragile qui permet de découvrir nos potentialités adaptatives pour faire face aux événements imprévisibles. C’est en ce sens que Joan Tronto propose une définition du Care, car, en tant que « soin », il doit être « considéré comme une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre « monde », de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. » (J. Tronto, 2009, p. 143). Dans la mesure où la faiblesse renferme en puissance des potentialités qui caractérisent la force chez Jollien, cette notion se rapproche de la conception de l’antifragilité chez Taleb. C’est ce concept qui rapproche Jollien de l’antifragilité, c’est-à-dire de cette idée que la vie peut, à travers les obstacles, nous faire progresser et nous faire grandir. Ce qu’illustre alors très bien la célèbre phrase de Nietzche, dans le Crépuscule des idoles : « Tout ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts. » (Nietzsche, 2004, « Maximes et pointes », n°8).
L’œuvre de Jollien est à ce jour riche à plus d’un titre, car il a exploré différentes conceptions philosophiques, en fonction des expériences vécues avec son handicap. Son handicap ne lui laissant jamais de répit est comme un « Professeur du réel » qui viendrait sanctionner les errements théoriques de ses élèves. Il ne peut pas, comme on l’a déjà dit, se réfugier derrière une accumulation des théories et des idées sans conséquences pratiques. Il est sans cesse sous le couperet de la souffrance qui vient faire voler en éclat les belles spéculations philosophiques, notamment lorsqu’elles sont inadéquates avec la réalité de la vie. En effet, les idées de Jollien ne cessent de s’affûter, de se renforcer au fur et à mesure qu’il accepte sa faiblesse. C’est pourquoi l’idée d’antifragilité - concept résultant du travail de Nicholas Taleb - s’applique, à notre avis, à la vie et l’œuvre de Jollien.
Conclusion
Pour ce qui est du parallèle entre Nicholas Taleb et Alexandre Jollien que nous avons esquissé ici, ce rapprochement ne se rencontre nulle part ailleurs que dans ce travail qui a insisté sur leurs similitudes. Nous avons contacté à ce sujet Alexandre Jollien par mail durant nos recherches, ce dernier déclare être ignorant à l’égard du concept d’antifragilité. A l’idée d’être « anti-quelque chose » Alexandre Jollien exprime sa réticence, une telle posture, dit-il, lui est a priori étrangère. Cependant, Jollien aimerait davantage faire connaissance avec cette notion qui lui est peu familière. Nous espérons que cette réflexion suscitera des interrogations sur le concept d’antifragilité et qu’elle contribuera à la vulgarisation de ce néologisme.
Bibliographie
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Taleb, Nassim Nicholas, 2008, Le Cygne noir. La puissance de l’imprévisible, Paris, Les Belles Lettres.
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Taleb, Nassim Nicholas, 2013, Antifragile : les bienfaits du désordre, Paris, Les Belles Lettres.
Tronto Joan, 2009, Un monde vulnérable. Pour une politique du « Care », Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui », 2009.