Hanane Majri
L’être humain, la nature et la machine dans I quaderni di Serafino Gubbio operatore de Luigi Pirandello
Le roman I Quaderni di Serafino Gubbio operatore a été publié une première fois en 1915, sous le titre de Si gira (On tourne) modifié par la suite, en 1925, avec le titre actuel. La période historique où se développe le roman correspond à la période même où il a été rédigé. Ce sont, en réalité, les années où le cinéma muet se développait de plus en plus, les années de la grande mécanisation de la société qui laissait de moins en moins de place au théâtre. Une période qui a été marquée par les grandes avancées de la technique et de la science et qui a suscité la réflexion de Pirandello.
Ce dernier met en exergue une des problématiques principales relative à l’ère contemporaine et à la prédominance de la machine dans son roman I Quaderni di Serafino Gubbio operatore. Publié en plein milieu de la première guerre mondiale, dans un moment où les Futuristes, et en général toute une tradition du XIXe siècle positiviste, célébraient les machines et la technologie comme facteurs révolutionnaires du progrès et d’amélioration sociale. Pirandello dans ce roman a pu montrer que la machine était coupable de rendre « impassible » et même, d’une certaine manière de transformer en marchandises la vie et la nature.
La machine en tant que nouveauté - avec l’influence qu’elle peut exercer sur les individus et leurs comportements - ne laisse pas Pirandello indifférent. En effet, dans I Quaderni di Serafino Gubbio operatore Pirandello exprime son refus des nouvelles technologies, même s’il faut reconnaître que l’attitude de l’auteur est complexe car son refus de la technologie s’accompagne d’un vif intérêt pour les nouveaux langages artistiques tel que le cinéma par exemple.
Le milieu du cinéma où Serafino Gubbio travaille, a été très soigneusement décrit par Pirandello qui a utilisé des mots précis, avec un vocabulaire pourtant très récent pour l’époque. Il fait même des énumérations de termes exacts relatifs au cinéma :
« C’è qui un intero esercito d’uomini e di donne : operatori, tecnici, custodi, addetti alle dinamo e agli altri macchinarii, ai prosciugatoj, all’imbibizione, ai viraggi, alla coloritura, alla perforatura della pellicola, alla legatura dei pezzi. [...] Scenografi, macchinisti, apparatori, falegnami, muratori e stuccatori, ellettricisti, sarti e sarte, modiste, fioraj, tant’altri operaj addetti alla calzoleria, alla cappelleria, all’armeria, ai magazzini della mobilia antica e moderna, al guardaroba, son tutti affaccendati, ma non sul serio e neppure per giuoco1 ».
Ce condensé lexicographique nous donne la sensation d’être submergés par la quantité de personnes qui s’affairent autour de Serafino. Nous constatons à travers le vocabulaire, mais aussi à travers les différentes correspondances entre la réalité de l’époque pirandellienne et les romans de Pirandello, qu’un mouvement de fracture avec le passé s’opère pour mettre en avant les nouveautés du présent et leur modernité. Le cinéma serait-il un art mécanisable ? La caméra, cette machine dont nous parle Pirandello dans tout le roman rendrait-elle service à l’homme ?
Et bien pour Pirandello, cette machine, comme toute autre machine, ne rend pas service à l’homme, bien au contraire, elle ne fait que lui compliquer la vie. La question « l’art est-il mécanisable ? » en amène une autre : L’homme est-il une machine ? Et si ce n’est pas le cas, l’homme sera-t-il remplacé par une machine ? En effet, Pirandello va même jusqu’à dire que, tôt ou tard, ces mêmes machines remplaceront l’homme, rendant sa vie inutile. Dans ce même roman, on constate toute une série de réflexions sur l’inutilité de la vie à l’ère de la machine. L’existence est présentée comme une course, tout est dans la rapidité, il n’y a pas de temps pour réfléchir sur la signification de la mort, un thème qui était en revanche central dans l’imaginaire romantique.
Il y a d’ailleurs dans ce roman une thématique révélatrice de la vision du monde de l’auteur, on pourra d’ailleurs y lire que d’une certaine manière la mécanisation de la vie amènera très probablement à la destruction totale. Observons que le thème de l’angoisse industrielle se dessine aussi à l’intérieur même du futurisme. Dès 1922, des robots d’apparence futuriste font leur entrée dans le cinéma avec L’Uomo meccanico (L’Homme mécanique), film réalisé en Italie, en 1921, par le comique français André Deed, alias Cretinetti. Le synopsis du film est le suivant : une bande commandée par la scélérate Mado vole le projet de construction de robots et fabrique ainsi le premier homme mécanique au caractère plutôt destructeur. Le personnage D’Arca forge un deuxième robot identique qui est mis en circulation pour combattre le premier. La bataille entre les deux robots, télécommandés respectivement par Mado et D’Arca, se termine dans une explosion spectaculaire due à un court-circuit qui a été occasionné par Saltarello (André Deed).
Cependant, le désir d’attribuer à la machine une forme humaine correspond à un autre besoin, soit de rendre ce nouveau protagoniste reconnaissable, de l’incarner pour qu’il ne reste pas une abstraction. La science-fiction intègre la machine au monde des hommes en tant que nouvelle créature (et non en tant que nouvelle création) dont la ressemblance avec l’homme implique une rivalité avec ce dernier, voire un sentiment d’hostilité à son égard.
Par conséquent, nous pouvons dire que la mécanisation a désormais rendu l’homme esclave et qu’elle est responsable de la perte d’une grande partie des valeurs. L’individu a perdu jusqu’à sa propre identité, sa capacité d’intervenir dans le présent et de l’interpréter. Même l’intellectuel est mêlé à ce processus, dont il est lui-même victime. Il n’a plus rien à dire parce qu’il ne peut plus intervenir de manière critique. La mécanisation a enlevé la possibilité de donner un sens au flux de la vie. C’est d’ailleurs ce que représente le mutisme dont est victime Serafino Gubbio à cause du choc qu’il a subi en assistant au spectacle horrible de l’homme déchiqueté par un tigre alors qu’il continuait à filmer la scène. Ce mutisme, qui n’est autre qu’une aphasie, est aussi la métaphore de l’aliénation de l’artiste et de la réduction de l’homme à l’état de machine. Non seulement la machine prive l’homme de toutes ses facultés, mais, par la même occasion, elle rend l’homme passif. Il n’agit pas mais se laisse emporter par l’action de la machine, ce qui pose le problème éthique de la responsabilité.
Ajoutons que la question de l’impassibilité de la technologie est étroitement liée à l’idée d’impassibilité de l’homme, à son inutilité par rapport au nouveau rôle de la machine. La machine dépossède l’homme de toutes ses facultés, à commencer par celle de décider car ce n’est pas l’homme qui dirige la machine mais la machine qui dirige l’homme. Dans cette perspective, Pirandello pense que la machine deviendra une menace pour son propre créateur, c’est-à dire pour l’homme. Il n’y a qu’à relater les différents écrits sur le cinéma et la « robotisation » pour se rendre compte que la machine prend le dessus sur l’homme qui devient son instrument. Dans l’œuvre, Le cinéma, l'américanisme et le robot, Peter Wollen écrit : « Taylor fut le pionnier de ce que nous appelons aujourd'hui l’« ergonomie ». Par l'observation, l'enregistrement photographique et l'expérimentation, il décomposait les gestes des ouvriers pour savoir lesquels étaient les plus efficaces, du point de vue du temps et de l'énergie dépensés, pour chaque tâche. Ces gestes types devenaient ensuite le modèle obligatoire pour tous les travailleurs, à instaurer par la coercition ou l'habitude. Tous effectueraient les mêmes mouvements d'une efficacité optimale, radicalement simplifiés. Les Principes de gestion scientifique de Taylor, publiés en 1911, marquaient de leur sceau une nouvelle époque dans laquelle l'ouvrier deviendrait aussi prévisible, contrôlable et efficace que la machine »2. L’homme est donc comparé à la machine. Il est d’ailleurs obligé de reproduire des gestes répétitifs qui soient « contrôlable et efficace ».
De ce fait, il indique la subordination de l’homme à la machine, sa totale impersonnalité et son aliénation, tout comme la fait Pirandello lorsqu’il attaque le cinéma dans son roman I Quaderni di Serafino Gubbio operatore. En effet, son personnage, Serafino, est réduit à n’être plus qu’une fonction assimilée à sa main : une main qui tourne la manivelle de la caméra (una mano che gira la manovella). L’homme moderne s’est mis à fabriquer de nouvelles divinités de fer et d’acier (nuove divinità di ferro e accaio), et en est devenu l’esclave : « L’uomo che prima, poeta, deificava i suoi sentimenti e li adorava, buttati via i sentimenti, ingombro non solo inutile ma anche dannoso, e divenuto saggio e industre, s’è messo a fabbricar di ferro, d’acciajo le sue nuove divinità ed è diventato servo e schiavo di esse3 ».
Le monde passé de l’enfance de Pirandello s’est écroulé et devant lui un monde nouveau s’est imposé. Ce monde plein de nouveautés et de machines lui fait prendre conscience de l’inutilité de l’homme ou plutôt des faiblesses de l’homme avec toutes ses ambiguïtés. Il s’agit justement d’immobilité et même d’impassibilité dont fait preuve Serafino. C’est à travers lui que Pirandello montre comment la machine a rendu l’homme impassible, inutile, au service de sa « petite machine » (servo la mia macchinetta), mais surtout comment le cinéma a réduit l’homme à l’artifice et à la tromperie, en lui enlevant tout naturel. Il y a donc, à travers le refus de Pirandello de la modernité, un refus dirigé particulièrement vers le cinéma.
Rappelons que l’époque de rédaction des Quaderni di Serafino Gubbio Operatore se situe, comme nous l’avons dit, au début du XXe siècle, mais surtout dans une période où le cinéma muet se développe de plus en plus. Toute cette mécanisation et cette modernité poussent Pirandello à s’interroger sur le devenir de l’homme face à la machine. Lorsqu’il écrit ce roman, il pense à nouveau que le cinéma est une forme d’art vulgaire, stupide, qui est elle-même produite par un monde tout aussi stupide et dégradé, un monde totalement technologique. L’homme est victime, à son insu, de ses propres créations mécaniques, mais aussi de sa violente inhumanité. N’est-il pas le premier à subir les conséquences du progrès ?
Pirandello décrit avec distance et esprit critique toutes les perversions induites par l’environnement cinématographique. La maison cinématographique la Kosmograph devient, en miniature, la reproduction de la société industrielle, où la domination de la machine étouffe la vie humaine. Il y a d’ailleurs un des Cahiers qui est consacré en partie à la description de la maison cinématographique, c’est le troisième. Dans ce cahier, Serafino décrit la diversité des métiers du cinéma et de quelles manières ces mêmes métiers privent l’homme de toute humanité. Il rappelle le nombre impressionnant de machines et d’ouvriers qui travaillent sur ces mêmes machines. Tout comme Serafino qui fait tourner la manivelle (girare la manovella). Qu’est-ce qui tourne ? Une manivelle de prise de vues sans aucun doute. Et qui fait tourner cette manivelle ? L’homme bien sûr, mais l’homme-machine, l’homme ravalé à n’être que simple mécanique, une sorte de « Mafarka le futuriste », l’homme-machine exalté dans le roman éponyme de Marinetti.
C’est ainsi que Serafino, même s’il tourne la manivelle, n’agit pas, il reste impassible, comme il ne cesse de le répéter tout au long du roman. C’est d’ailleurs cette impassibilité qui sera sa perte puisqu’il continuera à filmer la scène finale comme une machine, une machine qui le remplacera peut-être un jour ou l’autre. Il devient, à travers son métier d’opérateur, un simple objet, un homme robotisé. Il est le seul à pouvoir faire tourner sa caméra sans aucun sentiment personnel. Il n’est plus humain, il n’a plus d’âme, il est juste une main qui « tourne la manivelle », tant et si bien qu’un homme, venu un jour par curiosité, lui demandera s’il est nécessaire et s’il ne devrait pas être remplacé par une machine :
« Scusi, non si è trovato ancor modo di fare girare la macchinetta da sè ? [...] “Siete proprio necessario voi ? Che cosa siete voi ? Una mano che gira la manovella. Non si potrebbe fare a meno di questa mano ? Non potreste esser soppresso, sostituito da un qualche meccanismo ?” […] Forse col tempo, signore. A dir vero, la qualità precipua che si richiede in uno che faccia la mia professione è l’impassibilità di fronte all’azione che si svolge davanti alla macchina. Un meccanismo, per questo riguardo, sarebbe senza dubbio più adatto e da preferire a un uomo. [...] Non dubito però, che col tempo - sissignore - si arriverà a sopprimermi. La machinetta - anche questa macchinetta, come tante altre macchinette - girerà da sè4 ».
L’homme de l’époque moderne découvre peu à peu toutes les possibilités qui s’offrent à lui et prend conscience de ses propres limites. Il devient un engrenage. En effet, la technologie atteint de nouveaux objectifs et l’homme cherche toujours à dépasser ces objectifs, parfois même au détriment de l’espèce humaine, comme l’Histoire l’a démontré maintes fois. L’homme imagine et veut toujours plus. Il vit en permanence dans l’illusion d’un meilleur avenir. La modernité mécanise la vie qui, elle-même n’est qu’une illusion, cela signifie que l’être humain est lui-même mécanisé, il adopte des automatismes.
Et c’est bien l’essence du monde moderne qui est donnée à voir dans le roman. Un monde moderne oublieux de la nature, soumis à la technologie, à l’argent et à la loi du marché. Et c’est pour cela que l’homme est obligé de vivre et de coexister avec sa propre invention, la machine qui est en train de modifier l’espèce humaine.
À ce titre, les pages de Pirandello sont vraiment prémonitoires face aux processus de déréalisation, donnant à voir avec quelques décennies d’avance les dérives et les ravages de ce que l’on nomme aujourd’hui l’« hyper modernité ». Madame Carminati dira à ce sujet : « Dans ce roman […] se dévoile la modernité de Pirandello, en ce sens qu’il combat les formes les plus délétères et les plus dangereuses du moderne, qui s’avancent bien souvent masquées et parées du nom trompeur de « Progrès » pour mieux porter atteinte, par le biais de la dépersonnalisation et de la réification, de l’incommunicabilité et de l’aliénation, à l’humanité de l’homme. Dans le même temps, Pirandello a recours à une écriture de la modernité pour dire la détresse du monde et le dévoiement de toutes choses par la technique. D’où l’adaptation de l’écriture pirandellienne à cette réalité nouvelle et la création d’un personnage en adéquation avec cette vision du monde »5.
Pirandello essaye de montrer la difficulté pour l’homme de maîtriser la machine. Cette dernière est sauvage tel un animal contrairement à l’homme qui est censé être civilisé. Il montre les risques qu’encourt l’homme quand il se fait leur esclave. Il explique que la machine « dévore » tout, jusqu’à la « vie » et « l’âme ». Les métaphores utilisées par Pirandello sont très souvent extraites de quelques expressions du langage commun, qui offrent des ressemblances avec le monde animal. Il suffit d’évoquer l’image de la grosse araignée noire (grosso ragno nero). Pirandello tente, à travers toutes ces métaphores, de dévoiler une réalité oppressante que l’homme pouvait ressentir face à la machine :
« Vi resta ancora, o signori, un po’ d’anima, un po’ di cuore e di mente ? Date, date qua alle macchine voraci, che aspettano ! [...] Per la loro fame, nella fretta incalzante di saziarle, che pasto potete estrarre da voi ogni giorno, ogni ora, ogni minuto ? [...] La macchina [...] ha bisogno di ingojarsi la nostra anima, di divorar la nostra vita6 ».
L’homme ne sera plus un homme si la machine finit par le posséder et le maîtriser en lui laissant croire que c’est lui qui a tous les pouvoirs. Il met le lecteur en garde sur le devenir de l’homme face à la machine, car la machine risque de prendre sa place. Serafino nous le montre dans un passage où il nous apprend que lui et la machine ne font plus qu’une seule et même « chose » : « Colloco sul treppiedi a gambe rientranti la mia macchinetta. [...] Anzi, ecco: non sono più. Cammina lei, adesso con le mie gambe. Da capo a piedi, son cosa sua : faccio parte del suo congegno. La mia testa è qua, nella macchinetta, e me la porto in mano7 ».
La machine est sur le point de posséder l’homme, comme elle est sur le point de posséder Serafino qui ne vivra plus comme un homme mais comme simple engrenage d’un mécanisme. Pirandello compare l’homme à la machine, mais également aux animaux dans un processus constant de déshumanisation. En effet, même si Pirandello compare la machine aux animaux, il ne manque pas de dire que la machine finira aussi par manger le tigre, puisqu’elle dévore tout :
« Guardi ? Che guardi, bella belva innocente ? [...] quando t’uccideranno, girerò impassibile la manovella di questa graziosa macchinetta qua [...] Bisogna che agisca ; bisogna che mangi. Mangia tutto, qualunque stupidità le mettano davanti. Mangerà anche te ; mangia tutto ti dico ! E io la servo8 ».
Dans cette citation, Pirandello lance une sorte d’avertissement au lecteur. Dans une sorte d’apologue, la machine, tel un ogre, dévore, en quelque sorte, l’homme et le tigre : « […] aveva in corpo quella macchina la vita d’un uomo ; gliel’avevo data da mangiare fino all’ultimo, fino al punto che quel braccio s’era proteso a uccidere la tigre9».
De ce fait, nous pouvons dire que Pirandello attribue à la machine, au cinéma et, par là même, à la modernité et au progrès, l’aspect le plus négatif qu’il soit. Il la décrit comme inhumaine, incivile et même comme un animal féroce. Elle est destructrice puisqu’elle mange tout ce qui passe devant elle. Cette vision quasi apocalyptique de la destruction, il la mettra en avant en opposant également la machine tout entière.
Ajoutons également que selon les nouvelles valeurs de la société et de l’industrie culturelle, le spectacle de la mort semble être plus important que la mort elle même. Nous pouvons rapporter les réflexions de Guy Debord à ce sujet qui ajoute un élément théorique supplémentaire, quant à la valeur annonciatrice de l’œuvre de Pirandello : Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles10 », première phrase de La société du spectacle. Dans cet essai, Debord montre dans sa thèse l'avance contemporaine du capitalisme sur la vie de tous les jours, c'est-à-dire dans son emprise sur le monde à travers la marchandise. Notre société a été appelé la société-spectacle. Dans cette société-spectacle les marchands d'images cherchent à attirer le client en tablant sur des ressorts affectifs. Les spectacles désolants qui nous sont montrés sont chargés d'émotion. Ce qui veut dire que l'homme moderne est sensible à ces malheurs, qu'il réagit à leur vue. Le spectacle de la mort comme partenaire quotidienne peut donc être considéré comme la limite entre le rêve et la réalité, l’intérieur et l’extérieur, l’esprit et la matière, le présent et le passé.
Précisons que, selon Pirandello, le cinéma est une industrie en tant que telle et que son objectif est de produire le plus d’argent possible. D’ailleurs, la maison cinématographique est une entreprise comme les autres, les affaires semblent bien fonctionner, les employés profitent de certains privilèges offerts par cette dernière. Le narrateur explique que la Kosmograph gagne et dépense énormément d’argent pour une scène qui dure peu de temps et qu’elle n’hésite pas à investir des sommes exorbitantes : « Si fan denari a palate, e migliaja e migliaja di lire si possono spendere allegramente per la costruzione d’una scena, che su lo schermo non durerà più di due minuti11 ».
Serafino ajoute aussi que l’argent dépensé sans compter sera multiplié par cent et rapportera des gains énormes. Il nous explique que l’industrie du septième art est beaucoup plus intéressé par l’argent et l’aspect financier que par l’aspect humain. Il nous présente le monde du cinéma comme celui du travail à la chaine dont le principe est de faire un maximum de productivité pour un maximum de rentabilité. La scène tragique et monstrueuse qui sert de prémisse au triste destin du narrateur sera utilisée par l’industrie cinématographique. La double mort finale et la mise à mort du tigre, filmées par Serafino, constituent en réalité une affaire colossale pour le réalisateur et indirectement aussi pour le protagoniste. La scène du massacre est vendue, probablement destinée à un grand succès, et elle récoltera beaucoup d’argent. Le succès remporté par le film est dû à Serafino qui est rétribué pour son acte qu’il qualifie lui-même de passivité, mais qui permet désormais à la Kosmograph de faire rentrer de grosses sommes d’argent. Serafino considère cet argent comme une sorte de récompense, même s’il en est complètement dégoûté parce que c’est lui qui a donné à cette machine la vie en pâture :
« Ecco. Ho reso alla Casa un servizio che frutterà tesori. [...] Io ho già conquistato l’agiatezza con la retribuzione che la Casa m’ha dato per il servizio che le ho reso, e sarò ricco domani con le percentuali che mi sono state assegnate sui noli del film mostruoso12 ».
La caméra a ainsi dévoré deux vies. L’homme a inventé la machine pour ses commodités pour qu’elle le serve, mais, dans ce cas précis, c’est la machine qui se retourne contre lui et dévore non seulement l’âme de l’homme mais engloutit aussi toute sa vie. En effet, les paroles de Pirandello se confirment lorsqu’il dit qu’il définit cette vie comme « una vita da cinematografo13 ». Les passions, les joies, les tragédies de l’homme sont vendues comme de la marchandise. Serafino a rendu « service » à la maison cinématographique, mais le plus terrible est que le film remporte un énorme succès grâce à la mort réelle des deux acteurs. Ceux qui vivent du cinéma n’éprouvent ni pitié ni scrupules à utiliser le film. Pirandello nous montre bien cet aspect commercial aux dépens de la vie humaine et donne, de ce fait, encore plus de froideur au monde cinématographique qui paraît monstrueux. D’autant plus que, même si Serafino reçoit une contribution financière, il n’en perd pas moins la parole après avoir filmé cette horreur. Cette perte de la parole est présente durant toute la lecture du roman, mais on en comprend le sens seulement à la fin, quand Serafino est associé à un « silence de choses ».
Nous savons que Serafino perd sa voix à la fin du roman. Tout prend son sens lorsque le drame a lieu, à la fin du roman et que Serafino nous dit : « Non gemevo, non gridavo : la voce, dal terrore, mi s’era spenta in gola, per sempre14 ».
En effet, Serafino perd sa voix et ne peut plus s’exprimer par la parole. Pourtant il n’hésite pas à nous raconter sa terrible histoire et, pour ce faire, il n’utilise pas le cinéma mais des Cahiers. Si nous nous référons à la technique de l’époque, ce silence aurait pu être retranscrit à travers le cinéma. Rappelons que le cinéma de l’époque est un cinéma muet où les acteurs jouent sans qu’on entende une parole. C’est justement parce que le narrateur est destiné au silence que ses rapports sociaux sont interrompus et qu’une véritable communication est impossible. Il y a un passage dans le roman qui semble important parce qu’il révèle que, lorsque l’homme est réduit au silence, il devient une « chose » :
« Nessuno mi aveva rivolto la parola ; ero stato appena presentato, come si farebbe d’un cane : non avevo aperto bocca ; seguitavo a star muto... M’accorsi che questa mia presenza muta, di cui ella non vedeva la necessità, ma che pur lei s’imponeva come misteriosamente necessaria, cominciava a turbarla. Nessuno si curava di dargliene la spiegazione ; non potevo dargliela io. Le ero sembrato uno come gli altri ; anzi forse, a prima giunta, uno più vicino a lei degli altri. Ora cominciava ad avvertire che per questi altri ed anche per lei (in confuso) non ero propriamente uno. Cominciava ad avvertire che la mia persona non era necessaria ; ma la mia presenza lì aveva la necessità d’una cosa, ch’ella ancora non comprendeva ; e che stavo così muto per questo, potevano parlare - sì, essi, tutt’e quattro - perché erano persone, rappresentavano ciascuno una persona, la propria, io no : ero una cosa : ecco, forse quella che mi stava su le ginocchia, avviluppata in una tela nera. Eppure, avevo anch’io una bocca per parlare, occhi per guardare ; e questi occhi, ecco, mi brillavano contemplandola15 ».
L’absence de parole dans ce passage révèle chez Serafino la conscience de ne plus exister à cause de la perte de la parole, mais d’être devenu un objet, une machine. La parole étant ce qui distingue l’homme de l’animal, ce qui le fonde en humanité. Ceux qui parlent sont humains, mais ceux qui ne parlent pas sont réduits à l’état de « choses », d’où un « silence de chose ».
Et ce silence est le silence du cinéma de l’époque puisqu’il s’agissait d’un « cinéma muet ». On n’entendait pas la voix des acteurs durant le film et ces derniers jouaient avec leur corps et l’expression de leur corps, si l’on peut dire. Néanmoins, si le corps donne de l’expression, pour Pirandello et donc pour Serafino, les acteurs ne sont que des images sur un écran, à partir du moment où ils n’ont plus de voix. Ils ne sont plus des êtres entiers, ils ne représentent plus qu’une image : « C’è la loro immagine soltanto, colta in un momento, in un gesto, in una espressione, che guizza e scompare16 ».
Pirandello donne des acteurs une vision fantomatique. Ils sont vides, vidés de leur propre corps, de leur propre âme. La machine leur ôte la voix et absorbe toute leur énergie, toute leur vitalité, les rendant esclaves à leur tour. Nous pouvons également ajouter que la mise en scène du roman I Quaderni di Serafino Gubbio operatore de Pirandello provoque le croisement de différents médias et discours médiatiques. Nous pouvons d’ailleurs affirmer une relation entre le cinéma et la littérature puisque les notes de Serafino sont, en quelque sorte, la reproduction écrite de ce qui a été filmé, une sorte de « récit cinématographique ». Il a filmé et surtout entendu toute la scène atroce de la mort. Il ne peut pas reproduire le son atroce des cris puisque le cinéma de l’époque était muet en revanche il peut écrire et même décrire cette atrocité qu’il filmait mais surtout qu’il entendait :
« Più forti delle grida altissime levate da tutti gli attori fuori della gabbia accorrenti istintivamente verso la Nestaroff caduta al colpo, più forti degli urli di Carlo Ferro, io udivo qua nella gabbia il sordo ruglio della belva e l’affanno orrendo dell’uomo che s’era abbandonato alle zanne, agli artigli di quella, che gli squarciavano la gola e il petto; udivo, udivo, seguitavo a udire su quel ruglio, su quell’affanno là, il ticchettìo continuo della machinetta, di cui la mia mano, sola, da sé, ancora, seguitava a girare la manovella [...]17».
Rappelons que c’est pour s’affirmer en tant que personne que Serafino décide de ne plus s’exprimer par la parole et qu’après être devenu muet, il s’est décidé à écrire avec l’argent que lui a rapporté son dernier film. Serafino trouve un sens à sa vie à travers son mutisme. C’est seulement dans ces notes qu’il pourra désormais s’exprimer, car il ne veut ni ne peut plus communiquer avec les hommes :
« Dopo circa un mese dal fatto atrocissimo, di cui ancora si parla da per tutto, conchiudo queste mie note. Una penna e un pezzo di carta : non mi resta più altro mezzo per communicare con gli uomini. Ho perduto la voce ; sono rimasto muto per sempre. In una parte di queste mie note sta scritto : “Soffro di questo mio silenzio, in cui tutti entrano come in un luogo di sicura ospitalità. Vorrei ora che il mio silenzio si chiudesse del tutto intorno a me”. Ecco, s’è chiuso. Non potrei meglio di così impostarmi servitore d’una macchina18».
Serafino écrit, mais ne parle plus. Il s’est refermé sur lui-même, dans son « silence de chose » pour ne rester que le « serviteur » d’une machine, qui désormais règne sur l’homme, irrémédiablement.
Serafino n’est pas seulement victime des machines, mais du système tout entier, qu’il soit politique ou économique. La modernité semble affecter tous les domaines. Elle est présente sous de nombreux aspects. La modernité correspond à une époque et contre cela l’homme ne peut rien faire, il ne peut que subir. Pirandello va jusqu’à supposer que l’homme n’a plus rien à faire sur la terre. De ce fait, il montre que l’homme pourrait être heureux en se contentant de ce que lui offre la nature, sans rechercher le superflu. Mais l’homme ne se contente pas de ce que la nature lui donne, il veut toujours plus et c’est cela qui l’empêche de bien vivre : « [...] tutto quello che avviene, forse avienne perché la terra non è fatta tanto per gli uomini, quanto per le bestie. Perché le bestie hanno in sè da natura solo quel tanto che loro basta ed è necessario per vivere19 ».
Cette prise de conscience du narrateur n’intervient en réalité qu’un an avant l’écriture du récit. La prise de conscience est donc très récente et sous-entend que jusqu’alors le narrateur était comme les autres, il souffrait sans connaître la source de ses maux. L’homme a toujours tenté de puiser dans la nature toutes les ressources qu’elle lui offrait, mais il ne s’est pas contenté de s’en servir seulement pour se nourrir ou survivre, au contraire. Plus la nature lui offrait de ressources et plus l’homme en demandait. C’est pour cela que Serafino différencie l’homme de l’animal. L’animal se contente de ce qui suffit à son maintien en vie tandis que l’homme en veut toujours plus et n’est jamais satisfait. D’après Serafino, l’homme, par ses actes irréfléchis, est opposé négativement à l’animal, et encore, lorsqu’il n’est pas accusé d’être inférieur à celui-ci. Serafino porte un regard froid et distant sur cette société à laquelle il ne veut pas participer. Son point de vue rythme l’œuvre sur cette société qui est entraînée dans une décadence qui montre le côté le plus obscur de l’homme, le côté féroce de l’animal dévoyé.
La nature finira par se venger de l’homme et de ses inventions. Pirandello nous le montre dans la comparaison qu’il opère entre l’aventurier qui part en Afrique, le chasseur de Bécasse, et la Bécasse. Il ressort de cette morale que l’homme chasse par pur plaisir, juste pour chasser, alors que l’animal, lui, tue pour se nourrir et se défendre. L’homme est ainsi plus féroce et cruel que l’animal car il tue pour des raisons futiles et non en fonction des lois de la nature.
Si l’animal et l’homme ne font plus qu’un par leurs agissements (à tout le moins si on se contente d’un regard superficiel), la machine dépouille l’homme de son caractère naturel. Il y a d’ailleurs une phrase de Pirandello qui nous fait comprendre que le spectacle de la mort à la fin du roman, cette prise de la vie en directe, ne reproduit en réalité qu’un pur spectacle qui pourrait faire comprendre son artificialité « veder come si vive sarebbe uno spettacolo ben buffo20! ».
L’homme a transgressé la nature en voulant s’y intégrer, mais surtout en voulant la changer. Ce changement, il l’a voulu pour son bien-être, en premier lieu, mais par la suite pour son ego, et son superflu, « pour son plaisir ». Ce qui pousse l’homme à courir après le « progrès », c’est le désir de tirer profit de tout ce que la nature offre sans jamais se soucier de sa destinée. C’est pour cela que la nature est polluée et détruite par la machine. C’est pourquoi la machine, le progrès, selon Pirandello, nuisent à la nature. Il s’agit d’une nuisance à la fois visuelle et sonore. Tout cela dégrade la nature au point que Pirandello a proposé une sorte de déclinaison renversée des thématiques futuristes où il fait remarquer la nuisance sonore due aux machines :
« C’è una molestia, però, che non passa. La sentite ? Un calabrone che ronza sempre, cupo, fosco, brusco, sotto sotto, sempre. Chi è ? Il ronzio dei pali telegrafici ? Lo striscio continuo della carrucola lungo il filo dei tram elettrici ? Il fremito incalzante di tante macchine, vicine, lontane ? quello del motore dell’automobile ? quello dell’apparecchio cinematografico ?21 ».
Ce passage laisse entendre qu’en voulant améliorer son mode de vie, l’homme n’a fait que le transformer, aux dépens de la nature et des animaux mais aussi à son propre détriment. L’âge des machines est vu comme le renversement de l’âge romantique qui l’a précédé, un âge où régnaient la subjectivité, la spiritualité, la primauté de l’art. En revanche, le nouvel âge est le règne de la perte de la personnalité, le règne de la matérialité, de la production et du commerce.
Bibliographie
Romans de Luigi Pirandello en italien
Si gira, prima pubblicazione in Nuova Antologia, 1915.
Si gira, prima edizione in volume, Milano, edizioni Fratelli Treves, 1916.
Quaderni di Serafino Gubbio operatore, edizione riveduta e corretta, Firenze, edizioni Bemporad, 1925.
Tutti i romanzi, I vecchi e i giovani (1913), I Quaderni di Serafino Gubbio Operatore (1915), Uno, nessuno e centomila (1925), a cura di Mario Costanzo, volume II, Milano, edizioni Arnoldo Mondadori, collezione « I Meridiani », 2005.
Romans de Luigi Pirandello traduits en Français
On tourne, traduction de C. de Laverière (pseudonyme de Andrée Viollis), Paris, Éditions du Sagittaire / Simon Kra, 1925.
On tourne, nouvelle traduction par Jacqueline Bloncourt-Herselin, Paris, Éditions de la Paix, 1951.
La Dernière Séquence, Paris, éditions Balland, 1985.
Ouvrages de référence
Carminati Myriam, Rapport de Soutenance de thèse : Ordre et désordre dans l’oeuvre romanesque de Luigi Pirandello, Novembre 2010
Debord Guy, La société du spectacle, (1967) Chapitre I, thèse I, Éditions Gallimard, Paris, 2006.
Wollen Peter, Le cinéma, l'américanisme et le robot, in la revue Communications, Paris, Seuil, n° 48, 1988.
1. L. Pirandello, I Quaderni di Serafino Gubbio Operatore, cit., Volume 2, Cahier III, Chapitre III, p. 571-572-573. « Il y a ici une armée entière d’hommes et de femmes : opérateurs, techniciens, gardiens, attachés aux dynamos et autres machineries, au séchage, au mouillage, aux virages, à la coloration, à la perforation de la pellicule, à l’assemblage des morceaux. […] Scénographes, machinistes, préparateurs, menuisiers, maçons et peintres, électriciens, tailleurs et couturières, modistes, fleuristes, bien d’autres ouvriers attachés à la cordonnerie, à la chapellerie, à l’armurerie, aux magasins de meubles anciens et modernes, à la garde-robe, tous sont affairés, mais pas sérieusement, ni même par jeu ».
2. Peter Wollen, Le cinéma, l'américanisme et le robot, in la revue Communications, Paris, Seuil, n° 48, 1988, p. 8.
3. L. Pirandello, I Quaderni di Serafino Gubbio Operatore, cit., Volume 2, Cahier I, Chapitre II, p. 522. « L’homme qui auparavant, poète, déifiait ses sentiments et les adorait, après avoir rejeté ses sentiments, fardeau non seulement inutile mais néfaste, et être devenu sage et industrieux, s’est mis à fabriquer, de fer et d’acier, ses nouvelles divinités, et il en est devenu l’esclave et le serviteur ».
4. Id., I Quaderni di Serafino Gubbio Operatore, cit., Volume 2, Cahier I, Chapitre I, p. 522. « Excusez-moi, on n’a pas encore trouvé le moyen de faire tourner l’appareil tout seul ? […] « Êtes-vous vraiment nécessaire ? Qu’êtes-vous ? Une main qui tourne la manivelle. Ne pourrait-on pas se passer de cette main ? Ne pourrait-on pas vous supprimer et vous remplacer par quelque mécanisme ? » […] Peut-être avec le temps, monsieur. À vrai dire, la qualité principale que l’on exige de celui qui fait mon métier est l’impassibilité face à l’action de la scène qui se déroule devant la caméra. Un mécanisme, à cet égard, serait sans doute plus adapté, et préférable à un homme. […] Je ne doute pas, cependant, qu’avec le temps - oui monsieur - on arrivera à me supprimer. La petite machine - même cette petite machine, comme tant d’autres petites machines - tournera toute seule ».
5. Madame Carminati Myriam, professeur à l’université Paul Valery, Rapport de Soutenance de thèse : Ordre et désordre dans l’oeuvre romanesque de Luigi Pirandello, Novembre 2010, p. 4.
6. L. Pirandello, I Quaderni di Serafino Gubbio Operatore, cit., Volume 2, Cahier I, Chapitre II, p. 523. « Vous reste-t-il encore, oh messieurs, un peu d’âme, de cœur et d’esprit ? Donnez, donnez-les à ces machines voraces qui attendent ! […] Pour leur faim, dans la hâte pressante de les rassasier, quelle nourriture serez-vous capables de leur donner chaque jour, à chaque heure, à chaque minute ? […] La machine […] a besoin d’engloutir notre âme, de dévorer notre vie ».
7. Id., I Quaderni di Serafino Gubbio Operatore, cit., Volume 2, Cahier I, Chapitre I, p. 521 et Cahier III, Chapitre III, p. 572. « Je place sur le tabouret à pieds rentrants ma petite machine. […] Et même, voilà : je ne suis plus. C’est elle qui marche, maintenant, avec mes jambes. De la tête aux pieds, je suis sa chose : je fais partie de son mécanisme. Ma tête est là, dans la petite machine, et je la porte à la main ».
8. Id., I Quaderni di Serafino Gubbio Operatore, cit.,Volume 2, Cahier III, Chapitre IV, p. 578. « Tu regardes ? Que regardes-tu, beau fauve innocent ? […] quand ils te tueront, je tournerai, impassible, la manivelle de cette gracieuse machine là […] Il faut qu’elle agisse ; il faut qu’elle mange. Elle mange tout, quelles que soient les inepties qu’on lui présente. Elle te mangera toi aussi ; elle mange tout, te dis-je ! Et c’est moi qui la sers ».
9. Id., I Quaderni di Serafino Gubbio Operatore, cit.,Volume 2, Cahier VII, Chapitre IV, p. 733. « [...] cette machine avait dans son corps la vie d’un homme ; je la lui avais donnée à manger jusqu’au bout, jusqu’au moment où ce bras s’était tendu pour tuer le tigre ».
10. Guy Debord, La société du spectacle, (1967) Chapitre I, thèse I, Éditions Gallimard, Paris, 2006.
11. L. Pirandello, I Quaderni di Serafino Gubbio operatore, cit., Volume 2, Cahier III, Chapitre III, p. 573-574. « Ils gagnent de l’argent à la pelle, et ils peuvent dépenser allègrement des milliers et des milliers de lires pour la construction d’une scène qui, sur l’écran, ne durera pas plus de deux minutes ».
12. Id., I Quaderni di Serafino Gubbio operatore, cit., Volume 2, Cahier VII, Chapitre IV, p. 733-734. « Voilà. J’ai rendu à la Maison un service qui lui rapportera une fortune. […] J’ai déjà acquis l’aisance avec la rétribution que la Maison m’a donnée pour le service que je lui ai rendu, et demain je serai riche avec les pourcentages qui m’ont été consentis sur les recettes du film monstrueux ».
13. Id., I Quaderni di Serafino Gubbio operatore, cit., Volume 2, Cahier VI, Chapitre II, p. 690. « Une vie de cinématographe ».
14. Id., I Quaderni di Serafino Gubbio operatore, cit., Volume 2, Livre VII, Chapitre IV, p. 733. « Je ne gémissais pas, je ne criais pas. De terreur, ma voix s’était éteinte dans ma gorge pour toujours ».
15. Id., I Quaderni di Serafino Gubbio operatore, cit., Volume 2, Cahier IV, Chapitre II, p. 605-606. « Personne ne m’avait adressé la parole ; c’est à peine si l’on m’avait présenté, comme on l’aurait pour un chien : je n’avais pas ouvert la bouche ; je continuais à me taire… Je m’aperçus que ma présence muette, dont elle ne comprenait pas la nécessité, mais qui pourtant s’imposait à elle comme mystérieusement nécessaire, commençait à la troubler. Personne ne se souciait de lui donner une explication ; et ce n’était pas moi qui pouvais la lui donner. Je lui étais apparu une personne comme les autres ; peut-être même, de prime abord, une personne plus proche d’elle que les autres. Maintenant, elle commençait à sentir que pour les autres et pour elle aussi (confusément), je n’étais pas à vrai dire une personne. Elle commençait à sentir que ma personne n’était pas nécessaire ; mais que ma présence avait la nécessité d’une chose, qu’elle ne comprenait pas encore ; et que c’est pour cela que je restais muet, les autres pouvaient parler - oui, tous les quatre - parce qu’ils étaient des personnes ; ils représentaient chacun une personne, leur propre personne ; mais pas moi : j’étais une chose : voilà, peut-être cette chose que je tenais sur mes genoux, enveloppée dans une toile noire. Et pourtant, j’avais moi aussi une bouche pour parler, des yeux pour regarder ; et mes yeux brillaient en la contemplant ».
16. Id., I Quaderni di Serafino Gubbio operatore, cit., Volume 2, Cahier III, Chapitre VI, p. 585. « Il n’y a plus que leur image, fixée dans un moment, un geste, une expression, qui jaillit et disparaît ».
17. Id., I Quaderni di Serafino Gubbio operatore, cit., Volume 2, Cahier VII, Chapitre IV, p. 733. « Plus fort que tous les cris qui s’élevaient très haut, poussés par les acteurs hors de la cage qui accourraient instinctivement vers la Nestoroff tombée sur le coup, plus fort que les cris de Carlo Ferro, j'entendais ici dans la cage le rugissement sourd de la bête et l’essoufflement horrible d'un homme qui s’était abandonné aux crocs, aux griffes de cette dernière, qui lui déchiraient la gorge et la poitrine ; j'entendais, j'entendais, je continuais d'entendre sur ce rugissement, sur cet essoufflement, le cliquetis continue de cette machine, dont ma main, seule, encore, continuait à tourner la manivelle […] ».
18. Id., I Quaderni di Serafino Gubbio operatore, cit., Volume 2, Cahier VII, Chapitre IV, p. 729. « Un mois environ après l’horrible drame dont on parle encore partout, je conclus par ces notes. Une plume et un morceau de papier : il ne me reste plus d’autre moyen pour communiquer avec les hommes. J’ai perdu la voix ; je suis resté muet pour toujours. Quelque part, dans un de ces cahiers, j’ai écrit : “Je souffre de mon silence où tous entrent comme dans un lieu sûr et hospitalier. Je voudrais maintenant que mon silence se referme complètement autour de moi”. Voilà ! il s’est refermé. Je ne pourrais donc mieux que cela être le serviteur d’une machine ».
19. Id., I Quaderni di Serafino Gubbio Operatore, cit., Volume 2, Cahier I, Chapitre III, p. 526. « […] tout ce qui arrive, se produit peut-être parce que la terre est faite moins pour les hommes que pour les bêtes. Car les bêtes ont en elle, naturellement, juste ce qui leur suffit et leur est nécessaire pour vivre ».
20. Id., I Quaderni di Serafino Gubbio Operatore, cit., Volume 2, Cahier IV, Chapitre 3, p. 614. « Voir comme on vit serait un spectacle bien comique ! »
21. Id., I Quaderni di Serafino Gubbio Operatore, cit., Volume 2, Cahier I, Chapitre II, p. 524. « Il y a tout de même une nuisance qui ne s’en va pas. Vous entendez ? Un frelon qui bourdonne sans arrêt, un bruit sombre, étouffé, agressif, toujours là, en sourdine. Qu’est-ce donc ? Le bourdonnement des poteaux télégraphiques ? Le passage continuel du pantographe le long des fils du Tramway ? La vibration menaçante de toutes ces machines, proches et lointaines ? Le bruit du moteur de l’automobile ? Celui des appareils cinématographiques ? ».