Depuis quelques années, le Centre de recherche sur les Langues, Littératures, Arts et Cultures des Suds (LLACS) de l’université Paul-Valéry de Montpellier a organisé plusieurs rencontres et séminaires sur les mondes méditérranéens, en essayant de créer des ponts entre la rive Nord et la rive Sud de notre mer. De nombreux chercheurs, écrivains et artistes méditerranéens ont été invités à rencontrer les étudiants et les enseignants de notre université afin de mieux comprendre l’évolution actuelle, sur le plan culturel, littéraire, artistique et géopolitique, des mondes méditerranéens.
Cet ouvrage collectif nous invite à penser les mondes méditerranéens aujourd’hui, malgré les profonds clivages entre le Nord et le Sud de la Méditerranée, mais aussi entre Orient et Occident. Comme le suggère Paul Valéry, nous pouvons envisager cet espace pluriel à la lumière des échanges culturels, humains, économiques – dont l’intensité a toujours caractérisé le Mare Nostrum.
Espace vital, coeur palpitant de vie et d’échanges, la ville méditerranéenne a toujours été le lieu de rencontre de cultures d’origines diverses qui ont appris, au cours des millénaires, à vivre ensemble malgré les conflits, tissant des liens profonds entre civilisations et langues différentes, entre passé et présent.
Vue de l’extérieur, la Méditerranée semble plus que jamais divisée. La mer aux deux rives chère à Jacques Berque se fragmente en une multitude de territoires de plus en plus séparés. Murs visibles et invisibles renforcent les trajectoires divergentes entre Sud et Nord, Orient et Occident, Europe, Afrique du nord et Proche-Orient. A la télévision, les images du naufrage des migrants venus de l’autre rive alternent avec celles de leur sauvetage par les patrouilles militaires. La presse nous montre rarement la suite de leur parcours, vers les camps de rétention. Des camps qui deviennent le symbole des relations distantes et ambigües entre des entités politiques aux intérêts différents.
Pourtant, cette vision extérieure de la Méditerranée traduit de manière beaucoup trop grossière ce que peuvent vivre et penser ceux qui la perçoivent de l’intérieur. Afin de ne pas céder à la tentation de substituer à ces réalités vécues des images erronées, il devient urgent de penser les mondes méditerranéens en commençant peut-être par insister sur ce qu’ils ne sont pas.
La Méditerranée n’est pas “multiple” dans le sens où elle n’est pas composée d’une juxtaposition de mondes qui s’ignorent et s’opposent. Raffaele Cattedra montre bien que les catégories de ville occidentale, orientale ou arabo-musulmane ne résistent pas à une analyse précise des formes urbaines. L’invention de ces catégories n’est qu’un moyen habile pour réduire les villes du sud et de l’est méditerranéen à une idée de désordre et d’archaïsme dont le seul horizon serait l’adoption d’un modèle de ville européenne. La complexité des villes méditerranéennes est au contraire le fruit de siècles d’échanges et d’interactions entre les mondes méditerranéens. De même, Vittorio Valentino rappelle que l’espace méditerranéen s’est construit au cours des siècles par la migration, phénomène jouant ainsi le rôle capital de moteur de l’histoire méditerranéenne, engendrant à la fois des relations de conflits et d’accueils des peuples migrants.
Pour autant, la Méditerranée n’est pas une. En effet, les mondes méditerranéens ne peuvent être réduits à un universel culturel ou politique: Flaviano Pisanelli met en évidence la réactualisation, au cours de l’histoire, d’un universel euro-méditerranéen aux racines gréco-romaines opposé à toute forme de réciprocité et d’ouverture. La prétendue identité homogène du mare nostrum des Romains, reprise à l’époque médiévale et renforcée à l’époque moderne, n’est en réalité que le support d’une domination politique et d’une acculturation des Autres peuples riverains de la mer. L’idée de la Méditerranée comme berceau et creuset de la civilisation portée par des puissances dominantes laisse trop peu de place aux mondes méditerranéens dans leur pluralité. Margherita Marras, à travers une approche post-coloniale, met en exergue la création d’une identité sarde figée par les écrivains appartenant aux élites des centres continentaux. Dépasser l’universel imposé aux minorités insulaires consiste alors à subsister dans la diversité sans pour autant se replier sur un particularisme culturel exclusif.
Penser les mondes méditerranéens aujourd’hui, ce n’est pas non plus concevoir des mondes qui se recouvrent et s’unissent sous l’effet des pouvoirs macroéconomiques et technoscientifiques. Angela Biancofiore nous invite ainsi à mesurer la violence exercée par les tenants d’une utopie néolibérale sur les mondes biologiques et culturels de Méditerranée. Une violence discrète, derrière les images véhiculées par les médias omniprésents qui colonisent nos imaginaires, désenchante notre rapport à la Terre et uniformise nos manières d’être au monde. C’est justement la même uniformisation des mondes culturels que dénonçait déjà Pasolini dans ses ouvrages: la relecture de la pensée pasolinienne par Matthias Quemener nous permet ainsi d’entrevoir la nécessité de réactualiser le rôle du mythe afin d’échapper à l’imposition d’un modèle culturel programmé sous le signe du profit; il écrit “la Méditerranée est ce condensé de poésie naturelle, dont les vibrations esthétiques suscitent en Pasolini une forme d’émerveillement, qui est la base de l’ouverture à l’altérité”.
Nous pouvons penser les mondes méditerranéens en évitant de les réduire à l’Un ou bien au Multiple, dans un processus actif d’exploration de la profondeur de ces mondes. Une nouvelle attention se développe envers la Nature, les êtres sensibles, l’Autre, qui est à l’origine de la transformation des relations entre humain et non-humain. Clément Barniaudy présente ainsi des modes d’habiter qui rendent poreux espace du dedans et du dehors, territoire approprié et milieu infini, refuge intérieur et action extérieure. Dès lors, il est possible de se penser au monde selon un rapport immanent et rythmique, capable de libérer l’être humain de ses appartenances exclusives pour l’inscrire dans une vaste communauté biotique. Les espaces méditerranéens peuvent devenir la simple base d’une expérience sensible et créative qui renverse l’unidimensionnalité du monde technico-économique et fait resurgir le sacré des mondes méditerranéens. Myriam Carminati aborde la question de l’habitabilité du monde à travers la création artistique et littéraire des auteurs méditerranéens: sa réflexion aboutit à la dénonciation de l’antihumanisme de certains artistes contemporains qui fondent leur performance sur l’’effet de scandale’ plus que sur une véritable pensée créatrice.
Penser les mondes méditerranéens, c’est encore faire dialoguer ces mondes, comprendre les liens intrinsèques qui lient leurs devenirs. Cathryn Baril montre comment la ville de Naples perd son attraction en Méditerranée et en Europe à partir du moment où elle se replie sur le culte d’une identité propre nourrie d’un discours populiste et auto-référencé. De même, Alphonso Campisi dénonce les apories d’une langue arabe imposée qui ignore le métissage riche et complexe du tunisien, langue dont l’usage permet pourtant de rencontrer les mondes méditerranéens. Fathi Nagga s’interroge sur les conséquences de la révolution tunisienne de 2011 ; il s’agit d’un témoignage précieux, écrit pendant les événements, sur un phénomène historique sans précédant vu de l’intérieur et dans sa difficile évolution.
Les écrivains et les chercheurs expriment aujourd’hui avec intensité cette nécessité de faire dialoguer les rives, de relier ce qui a été brisé. En suivant leur voix, il est possible de s’inscrire dans une poétique de la Relation, c’est-à-dire une conscience interculturelle et créolisée traversant les mondes méditerranéens et transcendant toute idée de repli communautaire.
Actuellement, les mondes méditerranéens sont plus que jamais confrontés à l’interaction entre cultures archaïques et mondialisation. La forte présence, dans la création littéraire actuelle, des mythes archaïques ainsi que des langues régionales nous révèle une Méditerranée profondément attachée à la connaissance de ses propres origines culturelles sans pour autant être repliée sur un passé révolu. Les écrivains contemporains puisent dans les cultures régionales l’énergie nécessaire pour s’ouvrir au monde, à l’échelle planètaire : ce sont les anticorps face à une mondialisation qui tend progressivement à effacer les différences (voir à ce sujet les ouvrages de Erri De Luca, Marcello Fois, Michela Murgia, Carmine Abate, Cosimo Argentina, Anselmo Botte entre autres).
Aujourd’hui les mondes méditérranéens traversent deux crises majeures: une crise politique et humanitaire et une crise écologique. Du point de vue de la crise politique et humanitaire, l’Europe érige des barrières, un quart de siècle après la chute du mur de Berlin, pour limiter l’arrivée des réfugiés qui fuient la guerre et la famine. Ces dernières années, nous avons assisté au débarquement de plusieurs milliers de personnes, mais aussi à des centaines de naufrages. La Méditerranée est aussi une frontière dangeureuse, un front sur lequel se joue la vie de centaines de milliers de migrants. Comprendre l’histoire de la Méditerranée et le contexte géopolitique d’un espace où se croisent les destinées de trois continents (Asie, Afrique et Europe) est essentiel afin d’abandonner l’appellation de “victimes” pour les naufragés et dans le but de reconstruire le vaste contexte politique et stratégique dans lequel se multiplient les départs.
Sur un autre plan, qui n’est pas séparé de l’aspect géopolitique, la crise écologique interroge les écrivains et les artistes, au point qu’elle constitue un axe important d’un grand nombre d’ouvrages. Les auteurs mettent en avant la relation au monde naturel, à la terre nourricière: il ne s’agit pas du tout d’un retour en arrière, mais d’une réflexion sur les modes d’habiter la terre, notre monde, cette “oasis merveilleuse dans un désert sidéral” (P. Rabhi). C’est une manière aussi de réaffirmer l’importance de la diversité biologique et culturelle afin de bâtir un monde où il y aurait de la place pour la pluralité des mondes (cf. Edgar Morin, Vandana Shiva, Carolyn Merchant, Serenella Iovino). Pour penser les mondes méditerranéens aujourd’hui, il est réellement nécessaire de repenser l’idée de “limite”, tout en reconnaissant notre profonde fragilité (voir à ce propos l’essai de Miguel Benasayag La fragilité, Paris, La Découverte, 2004); seulement en transformant notre regard, il sera possible alors d’explorer les formes anciennes et modernes de l’habiter, en nous souvenant que nous sommes les hôtes et non pas les maîtres de notre planète.
Pour certains auteurs de ce volume, il est indispensable de revisiter le passé des mondes méditerranéens afin de réécrire l’histoire : car il est nécessaire de refonder les valeurs sur un autre regard. Le rôle des écrivains, des scientifiques, des intellectuels et des artistes méditerranéens est essentiel dans le but de reconstruire des relations, pour se forger une autre vision du passé, pour mettre en rapport culture et politique, écriture et action.
A partir du regard des grands auteurs méditerranéens, Valéry et Camus, Elytis et Pasolini, il est possible de ré-enchanter les mondes méditerranéens : c’est notre réponse à une civilisation de l’artifice qui prive de plus en plus l’être humain de sa relation au monde naturel. A ce propos, les réflexions critiques de Edgar Morin, Franco Cassano, Armando Gnisci, Miguel Benasayag ouvrent des perspectives théoriques et pratiques sur la voie de la décolonisation de notre imaginaire d’occidentaux et d’Européens, dans un vaste processus de reconstruction de notre relation au sacré (voir Cornelius Castoriadis, Jean-Pierre Dupuy, Pier Paolo Pasolini).
Penser les mondes méditerranéens, c’est enfin ouvrir un horizon commun, affirmer la nécessité d’une autre utopie. Une utopie qui donne une nouvelle consistance aux valeurs élaborées pendant des siècles au sein de ces mondes culturels: hospitalité, solidarité, sobriété, lenteur, contemplation, ouverture… Une utopie qui se déploie dans les interstices des mondes culturels, à la rencontre de ce qui émerge dans la « mer au milieu de terres ». Réaliser ainsi un saut utopique, c’est faire advenir de nouveaux possibles qui résistent au nihilisme et à la rationalité utilitariste de l’utopie néolibérale. Et cette utopie se déploie déjà dans des voix mineures qui racontent, expérimentent, traduisent, informent, dialoguent avec la pluralité des mondes en relation afin de donner du sens à l’être et à l’habiter.
Pour toutes ces raisons il est essentiel de re-penser les mondes méditerranéens aujourd’hui, avec une attention particulière à notre passé et notre avenir, aux écritures des migrants, à la création artistique, à la configuration ancienne et nouvelle de l’habitat : voici notre objectif commun à travers les études réunies dans ce travail à plusieurs voix.