N°2 / Regards de jeunes chercheurs sur l'art et la littérature d'Italie et d'ailleurs

Le corps dans la théorie artistique du Quattrocento: singularité et universalité

Auréliane Vila-Drules

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Auréliane Vila-Drules

Le corps dans la théorie artistique du Quattrocento: singularité et universalité

 

 

      Dans la théorie artistique du Quattrocento la question du « corps » résume en quelques sortes toutes les interrogations et les réflexions de l'époque. Le corps humain dans la théorie et dans l'art de la Renaissance italienne (XIV-XVème siècles), se sert de son individualité pour partir à la conquête de l'univers qui l'entoure. Ce mouvement est le fruit des recherches incessantes que plusieurs générations d'artistes et de philosophes ont effectuées pour découvrir ce qui fondait la spécificité, la particularité de chaque être humain, et ce qui, dans le même temps, en faisait un type universel.
       La peinture, le dessin à la Renaissance deviennent un lieu de réflexion à part entière, voire le prisme absolu grâce auquel le monde peut être compris1. Le naturalisme, initié par Giotto (1267-1337), veut rompre avec la vision statique et codifiée de l'homme au Moyen-Âge pour se diriger vers la diversité et le mouvement2 et surtout vers l'individualisation de la figure. Le corps semble vouloir se détacher de sa valeur de symbole et trouver des caractéristiques qui rendent sa manifestation unique. En même temps, l'homme de la Renaissance est marqué par l'unité et la centralité, il se trouve au centre du monde et en regroupe tous les aspects; la figure doit de fait être élevée au rang d'exemplum. Ce changement artistique s'accomplit au moment même où l'artiste-artisan cherche, par l'habileté et la vivacité de son dessin, à proposer une vision personnelle du monde. Dès lors le dessin préparatoire, la feuille d'étude dans la bottega, devient le médium capable de tout enregistrer et restituer, en assumant peu à peu les qualités jusqu'alors réservées aux studia humanitatis, c'est-à-dire aux domaines littéraires et linguistiques des intellectuels humanistes. C'est ainsi que la double influence du naturalisme artistique et de la culture humaniste se joignirent pour créer un type inédit d'artiste: le peintre-philosophe3.
      Au Quattrocento, ils sont deux à avoir fondé la théorie moderne de l'art: Leon Battista Alberti (1404-1472) et Leonardo da Vinci (1452-1518). C'est de leurs principaux écrits, Della Pittura (1436) et Il Trattato della Pittura (1489-1518), que nous tirerons les sources pour traiter notre sujet.
      Nous devons tout d'abord nous demander ce qui fonde la spécificité, la singularité d'un objet que nous connaissons déjà. Roberto Nepoti4 nous rappelle que la vue identifie et reconnaît une forme non pas selon son aspect général, mais selon certains traits caractéristiques, en excluant les autres. Ainsi semble avoir pensé Alberti, plusieurs siècles auparavant, lorsqu'il a élaboré sa théorie des «moti» du corps humain, en reconnaissant principalement deux aspects propres à identifier la figure humaine: le mouvement du corps et l'expression du visage. En parlant du mouvement, l'humaniste lie dans une même phrase les paroles «corps», «nature» et «sentiment»:

 

Così adunque conviene che sieno ai pittori notissimi tutti i movimenti del corpo, quali bene impareranno dalla natura, bene che sia cosa difficile imitare i molti movimenti dello animo5.

 

Et, dans un autre passage: «Ma questi movimenti d'animo si conoscono dai movimenti del corpo»6.
      L'auteur met en vis-à-vis les mouvements du corps avec ceux de l'animo, c'est-à-dire d'un caractère, du sentiment. Dans la représentation artistique, le corps du personnage reflète de façon transparente les passions qui l'animent; il en est le garant. Le corps est reconnaissable comme tel parce qu'il exprime, à travers sa manifestation physique, un sentiment invisible. Il ne peut ni mentir, ni tricher, mais est obligé d'exécuter de façon très claire l'affect intérieur7 et cela représente un premier point qui fonde sa singularité: chaque individu se démarque d'un autre par la diversité de l'expression du sentiment. Cette différenciation passe, chez Alberti, par celle du modèle. En effet, à la base de la peinture, du dessin, il y a la nature, dont fait partie le corps humain. L'écrivain insiste beaucoup sur son étude, qui fonde le métier d'artiste, et notamment sur sa difficulté. Dans le Della Pittura, nous relevons les occurrences: «bene che sia cosa difficile», «e chi mai credesse, se non provando, essere difficile», «chi mai potesse, senza grandissimo studio...»8. La qualité de peintre réside donc principalement dans l'observation studieuse des diverses manifestations de la nature. La difficulté de cette étude vient du fait que la nature offerte aux yeux est mobile et diverse. Il n'y a pas deux corps qui se ressemblent et surtout il n'y a pas deux corps qui expriment la même chose. Il convient donc de renforcer l'expression du mouvement par celle, physiognomonique, du visage, qui ne sera guère plus facile à réaliser. Ainsi:
 

 

E chi mai credesse, se non provando, tanto essere difficile, volendo dipignere uno viso che rida, schifare di non lo fare piuttosto piangioso che lieto? E ancora chi mai potesse senza grandissimo studio espriemere visi nei quale la bocca, il mento, gli occhi, le guance, il fronte, i cigli, tutti ad uno ridere o un piangere convengono?9

 

Alberti reprend l'exemplum, connu depuis l'Antiquité, de la différence entre rire et pleur, si importante dans l'essence du sentiment, mais si mince dans sa représentation. Il en faut de peu que le corps ne devienne ambigu, et perde les traits si caractéristiques qui le singularisent. Aussi, en prenant plus de précautions pour que cela n'arrive pas, Alberti se focalise sur plusieurs points essentiels du visage, qu'il énumère pour nous: «la bocca, il mento, gli occhi, le guance, il fronte, i cigli...».
     Si nous comparons ces affirmations d'Alberti avec des oeuvres de Piero della Francesca (1412 c.a-1492), nous pouvons saisir dans quelle mesure certaines personnalités de l'époque ont connu et adapté les théories de l'humaniste10. Nous avons ici une série de profils de personnages exécutés par le peintre dans le cycle d'Arezzo (fig. 1). On dirait qu'ils se ressemblent tous mais si on observe les détails, on constatera qu'il n'y en a pas deux semblables. Que ce soit la forme du nez, celle des sourcils ou encore la texture des cheveux et de la barbe, nous pouvons voir que Piero s'est servi de quelques traits caractéristiques du visage, identiques à ceux proposés par Alberti, pour différencier des personnages qui regardent dans la même direction et qui nous sont présentés sous le même profil. Si nous observons un autre détail d'une fresque de Piero (fig. 2), on verra que c'est l'attitude, la posture qui cette fois distingue les personnages entre eux. Chacun se tient d'une façon très personnelle dans l'espace du tableau, grâce à la position des bras et des jambes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 



      Fig. 1: Piero della Francesca (v.1412/20-1492), L'Exaltation de la Croix, v. 1452-66. Arezzo, église de San Francesco, chapelle du choeur, détail.

 

 

 

 

 

 


     

 


 

 




        Fig. 2: Piero della Francesca, La Mort d'Adam, 1452-66, Arezzo, église de San Francesco, chapelle du choeur, détail.

 

 

Pour Léonard de Vinci le corps humain est singulier, particulier dès qu'il s'agit de l'étudier. En effet, pour l'artiste toscan, la peinture ne peut s'effectuer sans une préparation minutieuse du modèle que l'on souhaite reproduire. Chaque partie, chaque membre du corps doit être identifié et reconnu individuellement; Léonard appelle cette partie « théorique » la «cognizione delle membra»11, et elle est fondamentale dans son art car elle permet une parfaite connaissance de l'objet que l'on souhaite représenter. Une fois acquise cette connaissance, le peintre saura comment représenter l'homme dans toute sa diversité.

 

Quel pittore che avrà cognizione della natura de' nervi, muscoli e lacerti, saprà bene, nel muovere un membro, quanti e quali nervi ne siano cagione, e qual muscolo, sgonfiando, sia cagione di raccortare esso nervo, e quali corde convertite in sottilissme cartilagini circondino e ravvolgano detto muscolo, e così sarà diverso ed universale dimostratore di varî muscoli, mediante i varî effetti delle figure […] 12.

 

Nous avons à peine vu chez Alberti l'importance que revêtait l'étude de la nature dans l'activité picturale; le fait que Léonard la reprenne et l'amplifie montre qu'à cette époque on opère une sélection dans l'oeuvre de la nature: on observe et on choisit ce qui sera ensuite représenté sur la pala ou la fresque. Étudier les nerfs et les muscles permet au peintre de remonter aux causes directes d'un mouvement précis qu'il souhaite représenter. Le mouvement est extrêmement important dans la conception artistique de Léonard, il est ce qui fonde tout l'intérêt et la qualité de la peinture:

 

Se le figure non fanno atti pronti i quali colle membra esprimano il concetto della mente loro, esse figure sono due volte morte, perché morte sono principalmente in sé che la pittura in sé non è viva, ma esprimitrice di cose vive senza vita, e se non le si aggiunge la vivacità dell'atto, essa rimane morta la seconda volta13.

 

     Le peintre reprend Alberti sur la théorie des «moti» : il faut que chaque mouvement physique corresponde à un mouvement de l'affect. Mais outre le sentiment, l'action du corps chez Léonard doit également respecter la position sociale. On appelle ce concept le «decoro»:

 

Osservate il decoro, e considerate che non si conviene né per sito né per atto operare il signore come il servo, né l'infante come l'adolescente, ma eguale al vecchio che poco si sostiene. Non fate al villano l'atto che si deve ad un nobile ed accostumato, né il forte come il debole, né gli atti delle meretrici come quelli delle oneste donne, né de' maschi come delle femmine14.

 

Jusqu'ici le corps était différent des autres par son attitude, sa posture, en un mot par son physique. Mais Léonard, avec son concept de «decoro», introduit aussi une séparation dans l'essence de l'individu: en effet, un noble et un vilain, même s'ils sont pris par le même sentiment, ne réagiront pas de la même manière. Et il faut que leur corps soit capable d'individualiser l'affect qui les anime et, tout à la fois, le rang qu'ils occupent au sein de la société.
       Un dessin très fameux illustre ces affirmations de l'artiste (fig. 3): il s'agit d'un double portrait de profil d'un vieil homme et d'un jeune adolescent. Les deux personnages se font face, sans vraiment se remarquer, dirait-on. L'artiste a mis tout son art à les distinguer, en soulignant les attributs de leur âge respectif: le vieillard est petit, chauve, le cou et les yeux ridés, les lèvres plissées et le menton en avant. Le jeune homme se tient droit, il a les cheveux abondants et épais. On n'aurait su davantage mettre en valeur la distinction entre deux types d'individus.
  

 

   

 

 

 

 

 

 

 




        Fig. 3: Leonardo da Vinci (1452-1519) Deux têtes, v. 1500-05, Florence, Galleria degli Uffizi, Gabinetto dei Disegni e delle Stampe.

 

 

Mais là où Léonard pointe la caractéristique fondamentale du corps, c'est lorsqu'il parle des «accidenti». En effet, l'artiste note dans ses écrits que l'homme agit avec d'autant plus de sincérité qu'il ne se sait pas observé:

 

I movimenti dell'uomo, vogliono essere imparati dopo la cognizione delle membra e del tutto in tutti i moti delle membra e giunture, e poi con breve notazione di pochi segni vedere gli atti degli uomini ne' loro accidenti, senza ch'essi si avvegano che tu li consideri, perché, se s'avvedrano di tal considerazione, avranno la mente occupata a te, la quale avrà abbandonato la ferocità del loro atto(...)15.

 

Il est curieux de constater à quel point cette remarque est en contradiction avec l'idée de «decoro», où les corps sont distingués les uns des autres par le sexe, l'âge et les conventions sociales. Ici au contraire le peintre cherche à capter la spontanéité du mouvement, une spontanéité qui se réalise loin de tout jugement extérieur et de toute retenue sociale. Ce qui caractérise donc le corps pour Léonard n'est peut-être pas tant la posture assumée que la force puissante qui le fait mouvoir. Le corps n'est vraiment lui-même que lorsqu'il agit sous le coup d'une émotion presque impulsive; nous en avons un exemple dans un autre dessin très célèbre (fig.4). Il s'agit d'un portrait inachevé, représentant un homme de dos qui ne se distingue particulièrement ni par sa posture (on ne voit que son visage), ni par son nez, ses yeux, son menton, mais par le cri qu'il pousse - et il est particulièrement intéressant de noter qu'il est dos au spectateur, et donc inconscient d'être observé. Le personnage ne nous voit pas et c'est pour cela qu'il est si sincère dans la manifestation de son sentiment – avec lequel il ne fait plus qu'un.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 




        Fig. 4. Leonardo da Vinci, Tête de soldat, v. 1505-04, Budapest, Szépmüvészeti Mùzeum.

 

 

Nous avons laissé Alberti alors qu'il parlait de la physiognomonie, qui est l'un des traits caractéristiques du corps humain dans la représentation artistique. Mais l'étude du peintre doit s'appliquer également à l'observation de la posture et du mouvement corporel:

 

Porrà mente il grembo a chi siede; porrà mente quanto dolce le gambe a chi segga sieno pendenti; noterà di chi stia dritto tutto il corpo, né sarà ivi parte alcuna della quale non sappi suo officio e misura16.

 

En parlant des divers membres du corps, l'humaniste dit: « né sarà ivi parte alcuna della quale non sappi suo officio e misura »: nous nous trouvons face au concept de « convenienza », que Léonard reprendra pour sa théorie du « decoro ». Chez Alberti, il ne suffit pas qu'un membre soit bien représenté ou qu'il corresponde au modèle qu'en donne la nature. Il faut encore qu'il s'accorde harmonieusement avec toutes les autres parties du corps, dans un sens à la fois esthétique et moral17, car il doit répondre aux critères communément admis du « bon comportement ». Alberti applique la « convenienza » non seulement au corps humain, mais à toutes les autres composantes du tableau. Et de là découle la fameuse théorie de « le parti col tutto », c'est-à-dire de la composition harmonieuse qui ressort de l'agencement des différentes parties de la scène:

 

Composizione è quella ragione di dipignere con la quale le parti delle cose vedute si pongono insieme in pittura. Grandissima opera del pittore non uno collosso, ma istoria. Maggiore loda d'ingegno rende l'istoria che qual sia collosso. Parte della storia sono i corpi, parte de' corpi i membri, parte de' membri la superficie18.

 

Nous constatons que chez l'humaniste, le corps humain est une partie du tableau qu'il convient de mettre en valeur avec les autres composantes de la représentation. Le véritable but de la peinture n'est pas la beauté et l'ordonnance des corps; c'est ce que ces corps sont capables de dire à qui les contemple : en un mot, c'est l'histoire qu'ils racontent. Tous les préceptes qu'Alberti a énumérés pour rendre caractéristique et identifiable le corps humain ne servent que dans l'optique plus générale de la compréhension du récit19. Et le récit s'adresse toujours au spectateur, à l'autre qui regarde et interroge le tableau. La représentation du corps est destinée, depuis sa conception, à interagir avec les hommes:

 

Parmi in prima tutti e' corpi a quello si debbano muovere che sia ordinata la storia. E piacemi sia nella storia chi ammonisca e insegni a noi quello che ivi si facci, (...) o te inviti a piagnere con loro insieme o a ridere. E così qualcunque cosa fra loro o teco facciano i dipinti, tutto appartenga a ornare o a insegnarti la storia20.

 

Le corps humain est universel car il est capable, à travers la fiction de la représentation, de parler aux êtres vivants. Dans l'extrait que nous venons à peine de citer l'humaniste parle d'un type précis de personnage qui effectue cette action de communication dans le tableau («...chi ammonisca e insegni a noi quello che ivi si facci... o te inviti a piagnere con loro insieme o a ridere»). Ce personnage, qui s'adresse directement au spectateur, s'appelle le «festaiuolo» et est repris des «sacre rappresentazioni» qui avaient lieu dans toute l'Italie durant les fêtes religieuses21. Le «festaiuolo» était celui qui, sur scène, expliquait et commentait au spectateur l'action qui était en train d'être jouée devant lui. Alberti n'a fait que reprendre cette figure populaire de son temps dans la composition picturale, et avec lui de nombreux autres peintres.
      Chez Piero della Francesca, par exemple (fig. 5 et 6), nous avons plusieurs détails de personnages tournés vers le spectateur, comme absents mentalement de l'action représentée, et qui invitent au questionnement et à la réflexion22. Chez Luca Signorelli (1450-1524) nous sommes en présence, dans la chapelle San Brizio à Orvieto, de figures qui se détachent de la composition picturale, par leur volonté d'invasion de l'espace architectural réel (fig. 7 et 8). Dans tous les cas c'est une reprise du «festaiuolo », qui a la charge de représenter l'universalité du corps humain, en communiquant à travers la barrière de la fiction et de la dualité créateur-création inhérente à l'oeuvre d'art. Il est capable non seulement d'expliquer l'histoire représentée au spectateur, mais encore de la lui faire vivre intensément comme s'il faisait lui-même partie du tableau23.
      C'est l'idée-maîtresse qu'il faut retenir chez Alberti: la communication humaine dépasse et transcende les frontières d'espace, de temps, et de genre; mieux, elle fait de ces différences un moyen d'expression, elles les utilise pour trouver d'autres formules et réinventer sans cesse le discours sur l'homme.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 











Fig. 5: Piero della Francesca, Baptême du Christ, v. 1452-66, Arezzo, église de San Francesco, chapelle du choeur, détail.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 









Fig. 6: Piero della Francesca Rencontre avec la reine de Saba v. 1452-66, Arezzo, église de San Francesco, chapelle du choeur, détail.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 







Fig. 7: Luca Signorelli (v. 1450/52-1524) Apocalypse, v. 1499-1502, Orvieto, cathédrale, chapelle de San Brizio, détail.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 









      Fig. 8: Luca Signorelli, Empédocle, v. 1499-1502, Orvieto, cathédrale, chapelle de San Brizio

 

 

Léonard, nous l'avons vu, rend le corps humain unique par le sentiment qui l'anime, un sentiment qui doit être fort et inconscient. En allant jusqu'au bout de cette idée on obtient finalement la disparition des traits caractéristiques d'une figure, pour en faire ressortir sa pulsion motrice. Poursuivons la lecture de la description que fait Léonard des deux personnages qui se disputent ensemble:

 

[…]  come quando due irati contendono insieme, e che a ciascuno pare aver ragione, i quali con gran ferocità muovono le ciglia e le braccia e gli altri membri, con atti appropriati alla loro intenzione e alle parole, il che far non potresti, se tu gli volessi far fingere tal ira, o altro accidente, come riso, pianto, dolore, ammirazione, paura e simili […] 24.

 

Nous relevons dans cet extrait une grande occurrence de sentiments vifs, passionnels ou tourmentés : «la ferocità, l'ira, il pianto, il dolore, la paura...». Ce sont là des émotions primaires, basiques, presque des instincts et des pulsions universels qui, au lieu de différencier les hommes entre eux, en constituent le fond psycho-affectif commun. L'homme se définit en tant que tel parce que son action, son mouvement reflète sa pensée ou son sentiment. Mais chez Léonard le vrai sentiment est pulsion ou «accidente», c'est-à-dire des sentiments qui naissent presque tous d'une confrontation violente25. La «ferocità» (et donc, la sincérité du corps), est garantie seulement s'il y a une vive interaction, voire une opposition avec un autre mouvement/sentiment:

 

Farai prima il fumo dell'artiglieria mischiato infra l'aria insieme con la polvere mossa dal movimento de' cavalli de' combattitori […] . I combattitori, quanto più saranno infra detta turbolenza, tanto meno si vedranno, e meno differenza sarà da' loro lumi alle loro ombre. […]  Potrebbesi vedere alcuno, disarmato ed abbattuto dal nemico, volgersi a detto nemico e con morsi e graffi far crudele ed aspra vendetta […] . Ed alcun fiume, dentrovi cavalli correnti, riempiendo la circostante acqua di turbolenza d'onde, di schiuma e d'acqua confusa saltante inverso l'aria, e tra le gambe e i corpi de' cavalli26.

 

Cette fameuse description de bataille reflète bien la façon dont Léonard concevait son art, et par conséquent la façon dont les corps devaient être représentés. Le sujet du tableau est bien sûr la lutte, l'opposition, mais surtout la violence et la force, toujours cette férocité qui envahit chaque figure présente et fait paraître les traits des hommes comme ceux d'animaux aux abois («e con morsi e graffi far crudele ed aspra vendetta»). Ce qui frappe dans certains dessins de Léonard, comme dans cette description, c'est la comparaison voire l'analogie qui s'effectue entre homme et cheval (fig. 8 et 9), où tous deux assument la même posture, les mêmes torsions et participent, en fait, à la même énergie vitale. Ainsi le vrai intérêt de Léonard, bien au-delà du corps physique, se situe au niveau de la force invisible qui le fait mouvoir.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 








Fig. 9: Leonardo da Vinci Cavalier sur cheval cabré, 1482, Cambridge, The Fitzwilliam Museum.

 

 

Nous avons d'autres preuves de cela dans les éléments immatériels qui jalonnent l'extrait et qui englobent toutes les composantes de la représentation dans une unique «turbolenza». Il s'agit de «l'aria», du «fumo», auquel vient s'ajouter «l'acqua» comme élément intermédiaire qui relie ensemble l'air et les pattes des chevaux. Tout est donné dans une unique impression visible qui se veut également globale et exhaustive27. Le corps humain peut être dit chez Léonard universel car il participe en fait de tous les aspects de la nature, en exprimant peut-être même mieux qu'un autre le grand mouvement ininterrompu de la vie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 









       Fig. 10: Leonardo da Vinci Étude d'un cheval et d'un cavalier v. 1481, collection privée.

 

 

     En conclusion, nous pouvons dire qu'à travers la représentation du corps, la réflexion des artistes-philosophes veut découvrir la source cachée, le moteur impalpable du mouvement. L'action est ce qui définit en priorité le corps humain au Quattrocento: bien loin de se limiter à des prescriptions «mécanistes», le mouvement assume un sens primordial dans la représentation artistique. Il est capable, à travers l'action physique, de redéfinir et changer l'être intérieur, agissant au sein du tableau comme un vrai miroir révélateur. En fait, la vision du corps, et donc de l'homme, est devenue problématique: s'il veut proposer une synthèse universelle, le corps peint ne cesse d'accentuer toutefois la différence et le primat de l'abstrait sur le visible, de l'esprit sur le physique, de l'idée et de son application. En recourant à la fois à chaque aspect du monde et à sa totalité, le corps au Quattrocento est dans une dialectique constante, une tension perpétuelle entre lui et un univers dont il fait pourtant partie. De là, sans doute, une certaine indécision, voire une certaine inquiétude sur la vraie nature de l’être humain, qu'il convient de bien observer d'abord, pour pouvoir traduire, dans la représentation picturale, son comportement si loin d'être, dans la vie réelle, dominé par la raison.

 

 

1. André CHASTEL, « Renaissance méridionale » in Renaissance italienne 1460-1500, [1965], Paris, Gallimard, 1989.

2. Nadeije LANEYRIE-DAGEN, L'invention du corps. La représentation de l'homme au Moyen-Âge à la fin du XIXème siècle, Paris, Flammarion, 2006.

3. Sur toutes les implications du mot « philosophe », nous renvoyons à Eugenio GARIN, « Il filosofo e il mago », in Eugenio GARIN, L'uomo del Rinascimento, [1988], Bari, Laterza, 1991.

4. Roberto NEPOTI, L'illusione filmica. Manuale di filmologia, Novara, UTET Libreria, 2011.

5. Leon Battista ALBERTI, « Della Pittura », textes établis et annotés par Thomas Golsenne et Bertrand Prévost, La Peinture. Texte latin, traduction française, version italienne, Paris, Seuil, 2004, p. 249.

6. Ibid.

7. Nous n'en parlons pas ici, mais cette théorie exprime les idéaux de la vie en société de l'humaniste, où la communauté des hommes est transparente à elle-même et ne recherche que le bien du plus grand nombre.

8. Leon Battista ALBERTI, op. cit., p. 249-250.

9. Ibid.

10. Piero est l'exception qui confirme la règle, car le traité d'Alberti est resté assez méconnu des peintres de l'époque. Par ailleurs les expériences artistiques, notamment sur le jeu des regards, ont devancé les « théories » fournies ensuite par les intellectuels. Cf. André CHASTEL, « Mythe de la Renaissance » in Mythe et crise de la Renaissance, [1968], Genève, Skira, 1989.

11. Leonardo DA VINCI, « Il Trattato della Pittura », textes établis et annotés par Jacopo Recupero, Tutti gli scritti, Roma, Rusconi, 2002, p. 98-99.

12. Ibid. Rappelons que chez Léonard l'activité de dissection fait partie intégrante du processus artistique.

13. Ibid., p. 156.

14. Ibid.

15. Ibid., p. 98-99.

16. Ibid., p. 242-243.

17. Faisant partie de la première génération des humanistes, Alberti est tout entier tourné vers le bien commun est le « conversar civile ». L'interaction entre les hommes, qui ne peut être vue que sous l'aspect de l'honnêteté et de la vertu, se manifeste dans la peinture par la grâce et l'harmonie des formes. N'oublions pas que la Renaissance est l'époque où Beau et Bien ont atteint la même signification.

18. Leon Battista ALBERTI, op. cit., p. 242-243.

19. Faire de la peinture un art narratif permettait à Alberti d'élever celle-ci au même rang que les « arts libéraux », jusqu'alors uniquement linguistiques, des humanistes.

20. Leon Battista ALBERTI, op. cit., p. 249-250.

21. Michael BAXANDALL, L’œil du Quattrocento, [1972], trad. fr. de Yvette Delsaut, Paris, Gallimard, 1985, p. 114-115. À noter que très souvent, cette figure a les traits mêmes du peintre.

22. Même s'ils ne peuvent être confondus avec de véritables « festaiuoli », car leur regard est trop vague et ne peut donc transmettre une réelle valeur affective. Cf. André CHASTEL, Mythe et crise à la Renaissance, op. cit., p. 135.

23. Notamment par le déclenchement d'une émotion forte : « (…) piangiamo con chi piange, e ridiamo con chi ride, e dogliandoci con chi si duole. », cf. Leon Battista ALBERTI, op.cit., p. 248. Pour Claude GANDELMAN, il s'agit-là de la fonction rhétorique-emphatique du « geste du montreur » qui, avec la fonction rhétorique-didactique, sert à faire agir le spectateur, à le pousser à l'action. Cf. Le regard dans le texte. Image et écriture du Quattrocento au XX ème siècle, Paris, Meridiens Klincksick, 1986, p. 36.

24. Leonardo DA VINCI, op. cit., p. 98-99.

25. Cette vision inquiétante de l'homme s'explique par les troubles et les incertitudes métaphysiques que connut en particulier la fin du XVème siècle.

26. Leonardo DA VINCI, op. cit., p. 87-89.

27. « Les formes en mouvement et le mouvement des formes constituent l'objet privilégié de son attention, une attention où s'entrecroisent indissociablement approche intellectuelle et intuition poétique, science et art », Daniel ARASSE, Léonard de Vinci, le rythme du monde, [1977], Paris, Hazan, 2003, p. 100.

 

ICONOGRAPHIE

 

Fig. 1: Piero della Francesca (v. 1412/20-1492), L'Exaltation de la Croix, v. 1452-66, Arezzo, église de San Francesco, chapelle du chœur, détail.

Fig. 2: Piero della Francesca, La Mort d'Adam, 1452-66, Arezzo, église de San Francesco, chapelle du chœur, détail.

Fig. 3: Leonardo da Vinci (1452-1519), Deux têtes, v. 1500-05, Florence, Galleria degli Uffizi, Gabinetto dei Disegni e delle Stampe.

Fig. 4: Leonardo da Vinci, Tête de soldat, v. 1505-04. Budapest, Szépmüvészeti Mùzeum.

Fig. 5: Piero della Francesca, Baptême du Christ, v. 1452-66, Arezzo, église de San Francesco, chapelle du choeur, détail.

Fig. 6: Piero della Francesca, Rencontre avec la reine de Saba, v.1452-66, Arezzo, église de San Francesco, chapelle du chœur, détail.

Fig. 7: Luca Signorelli (v. 1450/52-1524), Apocalypse, v. 1499-1502, Orvieto, cathédrale, chapelle de San Brizio, détail.

Fig. 8: Luca Signorelli, Empédocle, v. 1499-1502, Orvieto, cathédrale, chapelle de San Brizio.

Fig. 9: Leonardo da Vinci, Cavalier sur cheval cabré, 1482, Cambridge, The Fitzwilliam Museum.

Fig. 10: Leonardo da Vinci, Étude d'un cheval et d'un cavalier, v. 1481, collection privée.

 

 

Bibliographie:

 

Leon Battista ALBERTI, Della Pittura in Thomas GOLSENNE et Bertrand PRÉVOST, La Peinture. Texte latin, traduction française, version italienne,  Paris, Seuil, 2004;

Daniel ARASSE, Léonard de Vinci, le rythme du monde, Paris, Hazan, 2003;

Michael BAXANDALL, L’œil du Quattrocento, (Painting and Experience in the 15th century Italy, 1972), Paris, Gallimard, 1985;

Anthony BLUNT, La théorie des arts en Italie (1450-1600), (Artistic Theory in Italy, 1940), trad. fr. Jacques Debouzy, Paris, Monfort éditeur, 1988;

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Nadeije LANEYRIE-DAGEN, L'invention du corps. La représentation de l'homme du Moyen-Âge à la fin du XIX ème siècle, Paris, Flammarion, 2006;

Roberto NEPOTI, L'illusione filmica. Manuale di filmologia, Novara, UTET Libreria, 2011;

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Francesco TATEO, Alberti, Leonardo e la crisi dell'Umanesimo, Bari, Laterza, 1971;

Auréliane VILA-DRULES, La rappresentazione del corpo nella teoria artistica del Quattrocento: Leon Battista Alberti e Leonardo da Vinci, mémoire de 1ère année soutenu en septembre 2013 sous la direction d'Angela Biancofiore, département d'Études Italiennes, université Paul-Valéry, Montpellier III.

 

 

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