L'essai commence par une introduction qui pose une première question : «comment parler du corps ? Et plus précisément du corps des femmes». Vaste question dont il faut nécessairement partir pour réfléchir à la manière dont on souhaite « raconter les corps des femmes ». Je propose de retracer le fil rouge tracé par les deux autrices dans leur introduction qui donne lieu à un excursus historique qui organise le propos dans une chronologie à la fois patriarcale et féministe. Ramona Onnis et Manuela Spinelli commencent par nous ramener aux racines de la dichotomie philosophique corps/esprit qui correspond à une division sexuelle : dès l'antiquité, les femmes ont été assignées à leur corps et ce, de manière inférieure. Elles étaient définies par leur utérus : « la différence inscrite dans le féminin a longtemps été comprise dans un sens péjoratif et hiérarchique », « un réseau carcéral qui non seulement renvoie constamment les femmes à leur corps mais les contraint à une double fonction : sexuelle et procréatrice » (p.10).
Les autrices rappellent combien dans la culture patriarcale, en citant quelques mythes significatifs comme celui du vagin denté, le domaine de la sexualité féminine a toujours été objet de contrôle, de terreur, voire de fascination. Ce que les analyses féministes ont mis en évidence, c'est au contraire l'absence de récits sur la sexualité féminine. Comme le résume très bien Carla Lonzi dans son essai-manifeste publié en 1974, Sputiamo su Hegel e altri scritti (Milan, La Tartaruga, 2023), la femme, en intégrant le « modèle sexuel imposé par l'homme […], privée de la découverte et de la manifestation de sa propre sexualité, acquiert le renoncement et la soumission comme caractéristiques de son être féminin » (p.79). La conséquence dramatique de cette situation est, comme le soulignent Onnis et Spinelli, la méconnaissance et l'ignorance par les femmes de leur propre corps et de son fonctionnement. Dans les années 1970, on assiste à une révolution : les mouvements féministes revendiquent précisément ce « désir de diffuser parmi les femmes une plus grande connaissance de leur propre corps et des rapports de domination qui s'exercent, en premier lieu, dans le domaine du savoir médical » (p.11). Les Italiennes s'inspirent du livre révolutionnaire américain The Boston Women's Health Book Collective et le traduisent par Noi e il nostro corpo. Scritto dalle donne e per le donne en 1977.
Après avoir abordé question de la sexualité des femmes, les autrices en viennent à une autre pierre angulaire de la culture patriarcale à démanteler : le contrôle de la capacité reproductive, une question d’une actualité brûlante. C'est l'essayiste américaine Adrienne Rich qui, dans son célèbre ouvrage Born of a Woman publié en 1976 et traduit en Italie vingt ans plus tard, fait la distinction entre la maternité en tant qu'institution et la maternité en tant qu'expérience. La maternité en tant qu'institution « vise à garantir que [le potentiel reproductif féminin] - et par conséquent les femmes - reste sous le contrôle des hommes » (Adrienne RICH, Nato di donna, trad. it. par Maria Teresa Marenco, Milan, Garzanti, 1996, p. 49). À partir de divers ouvrages importants comme celui de Rich, mais aussi des essais plus récents comme de l’historienne française Yvonne Knibiehler (Histoire des mères et des maternités en Occident) ou ceux de la sociologue et philosophe italienne Silvia Federici, les autrices explorent des thèmes qui touchent au pouvoir reproductif des femmes. Elles citent notamment le mythe de l'amour ou de l'instinct maternel, créé entre le 18e et le 19e siècle pour appeler les femmes à la tâche de procréer pour le compte de l'État. Tout cela participe à lier maternité et féminité, contribuant ainsi à la construction de l'infériorité intellectuelle des femmes. Au cours du XVIIIe siècle, le corps de la femme est devenu un corps-prison dont il faut sauver le fœtus ou, comme l'indique l'universitaire Nadia Filippini dans son essai « Il cittadino non nato e il corpo della madre » (in Storia della maternità, édité par Marina D'Amelia, Roma-Bari, Laterza, 1997, p.137), « le modèle maternel a été redéfini dans les termes d’une passivité plus prononcée et de devoirs plus étendus ». Filippini parle, entre autres, d'une plus grande passivité de la femme vis-à-vis du médecin et du corps médical en général.
Les féminismes (les mouvements féministes sont par essence pluriels et ne font pas l’objet d’une théorie unique) ont réagi de différentes manières face à cette vision hégémonique. Certaines féministes ont mise en avant les droits et devoirs qui pouvaient dériver de la maternité: le féminisme dit « maternaliste » (deuxième moitié du 18ème siècle) reliait la conquête des droits civiques aux compétences maternelles. D’autres féministes ont souligné l’exploitation masculine et capitaliste des corps des femmes et de leur capacité reproductive : il s’est agi du féminisme matérialiste et radical qui a critiqué amèrement l’association féminité/maternité et dénoncé le mariage, la maternité et la famille comme les lieux de l’oppression socio-économique des femmes (Christine Delphy, L’ennemi principal, 1999 ; Silvia Federici, Wages Against Housework, 1975). D’autres encore ont vanté la richesse presque mystique qui peut dériver de la maternité (on pense en priorité le féminisme de la différence qui a été très important en Italie avec le groupe Diotima). Dans tous les cas, le constat est le même : le corps des femmes ne leur appartient pas comme l’affirme clairement Simone de Beauvoir dans Le deuxième sexe : « la femme, comme l’homme est son corps mais son corps est autre chose qu’elle » (I, 46).
Après cet excursus historique, les autrices concluent que « le corps des femmes est plus qu'un corps compris comme un ensemble de processus physiologiques. C'est aussi une construction culturelle et symbolique qui raconte la position des femmes dans la société, les valeurs et les normes qui y sont associées ; mais c'est aussi un terrain de lutte sur lequel se jouent l'autodétermination et le devenir sujet d'une partie de l'humanité » (p. 14). Et c'est précisément pour ces raisons qu'il leur a semblé urgent d'étudier les récits contemporains qui se concentrent sur ces questions. À travers ces récits, choisis pour leur diversité comme nous le verrons dans la division des chapitres, l'intention est d'explorer dans quelle mesure les récits continuent de subir une certaine norme et d’être soumis au pouvoir patriarcal ou s’ils parviennent justement à nous proposer des points de vue divergents et pourquoi pas, transgressifs. Il y a une volonté de la part des deux chercheuses de sonder dans quelle mesure le mouvement #MeToo a marqué les récits qui se concentrent sur le corps des femmes : si la société contemporaine porte en elle de nombreuses traces de ce mouvement, les autrices se demandent si cela est également tangible dans la production littéraire italienne contemporaine. Autrement dit, il s’agit d’enquêter sur les correspondances entre soubresauts dans la société civile et soubresauts dans la littérature contemporaine. Les différents chapitres de l'essai proposent différentes réponses possibles à ces questions. L’essai consiste en une exploration de la multiplicité des représentations possibles dans la sphère littéraire à travers des études de cas et des analyses littéraires rapprochées. L’exploration commence par plonger dans des représentations extrêmement stéréotypées et se termine par l’analyse de récits qui appellent ouvertement à une transgression des normes de genre.
Les autrices précisent qu’elles n'ont pas l'ambition d'être exhaustives, mais bien plutôt d'explorer et d'interroger la représentation contemporaine du corps des femmes : « ce qui émerge c’est un tableau ambigu, bien que compact et cohérent, entre persistance et changement, mais est aussi réaffirmé avec force le rôle central de la culture comme laboratoire pour la création de nouveaux imaginaires capables de défier les normes dominantes » (p.21). Il s’agit donc d’un tour d’horizon de la littérature contemporaine italienne (ici le contemporain inclut des œuvres publiées à partir des années 1980) qui prend pour focale le récit des corps des femmes en en analysant le contenu et le point de vue, avec un regard critique et féministe.
Dans le premier chapitre « corps et stéréotypes de genre », sont décortiquées les images stéréotypées du féminin véhiculées dans certaines narrations contemporaines et la façon dont le regard masculin peut modeler l’image et le destin des femmes. Erica Ciccarella examine les œuvres de Gesualdo Bufalino (Diceria dell’untore) et de Vincenzo Cerami (La lepre) qui mettent en scène un regard esthétisant et érotique du corps des femmes et de fait chosifiant et objectivant. L’ouvrage débute ainsi avec une analyse de la littérature du 20ème siècle écrite par deux écrivains masculins reconnus. Diceria dell’untore, par exemple, a reçu le Prix Campiello à sa sortie en 1981 : il s’agit donc bien d’analyser des romans qui étaient sur le devant de la scène et dont les narrations imprégnaient la société en atteignant un public suffisamment large. Les fantasmes de mort et de possession du corps féminin incarné par le personnage de Marta, uniquement présente en tant qu’objet de désir ou « ange de la mort », partagent une vision problématique du corps des femmes en même temps qu’ils témoignent d’une incapacité à conceptualiser le personnage féminin dans une agentivité réelle. La femme n’est que fantasme ou support à fantasmes. Par la suite, Maria Luisa Sais analyse le roman La lunga attesa dell’angelo de Melania Mazzucco qui thématise la silenciation de la fille par le père (la protagoniste étant Marietta Tintoretto, fille du peintre Tintoretto) à la fois dans sa vie et dans le récit puisque c’est le père qui raconte sa fille et la prive ainsi de sa voix. Dans le dernier article de la section, Carlo Baghetti analyse les stéréotypes sexistes présents dans l’œuvre Works de Vitaliano Trevisan.
Le deuxième chapitre, « Corps et violence », propose des analyses critiques à partir de différents supports : une série télévisée (Il commissario Montalbano), un roman court (Sacramenti de l’écrivaine Teodorani) et deux réécritures modernes de tragédies grecques. Par la diversité des supports choisis, les autrices nous invitent à constater que les récits qui modèlent nos imaginaires nous parviennent sous différentes formes. Geradina Antelmi analyse la série télévisée Il commissario Montalbano en se concentrant sur les images des femmes mortes et l’érotisation de leurs corps (les corps sont souvent ceux de jeunes femmes nues dans un lit) en les comparant aux cadavres de leurs homonymes masculins. Monica Cristina Storini étudie le roman court Sacramenti de l’écrivaine Alda Teodorani dont la protagoniste, Maria, traumatisée par un viol qu’elle a subi, reproduit la violence subie sur son propre corps visant à l’anéantir en incitant le protagoniste masculin à l’assassiner. Francesca Chiara Guglielmo se concentre elle sur la réécriture moderne de tragédies grecques : I sogni di Clitennestra de Dacia Maraini et Medea per strada de Elena Cotugno et Fabrizio Sensini. Cet ultime article du chapitre met l’accent sur l’intertextualité qui traverse la littérature contemporaine italienne et notamment dans les luttes féministes italiennes. En effet, la récupération et la réinterprétation des mythes antiques a constitué un objet d’étude considérable dans les luttes féministes des années 1970 qui se sont réappropriées différentes figures mythologiques féminines afin de dénoncer la société patriarcale en place et déconstruire les stéréotypes de genre. En France, c’est l’anthropologue et historienne Nicole Loraux qui a défriché le terrain. Revisiter les mythes permet aux écrivaines de se saisir de problématiques sociétales actuelles : dans ce cas précis, les deux réécritures thématisent la question de la prostitution et l’exploitation du corps féminin. Revisiter le mythe ouvre de nouvelles perspectives pour les personnages mythologiques de « Clytemnestre et Médée qui transforment progressivement leur corps d’un terrain de lutte et d’asservissement à un instrument d’émancipation et de revendication identitaire » (p. 83). Réécriture les mythes pour les adapter à la modernité permet de « dépasser le texte ancien et de transformer la réécriture en écriture du présent » (p.85). Le dernier article du chapitre écrit par Michela Sacco-Morel analyse la thématique du corps exploité et violenté dans le contexte du caporalato c’est-à-dire le système de recrutement et d’exploitation abusifs de la main d’œuvre agricole à partir de deux œuvres : le roman Morire come schiavi de Enrica Simonetti et le court-métrage La giornata di Pippo Mezzapesa, tous deux inspirés du drame de Paola Clemente, une ouvrière agricole morte à 49 ans en 2015. En conclusion, Michela Sacco-Morel affirme que « le système du caporalato exploite sciemment le corps social féminin, en profitant de femmes qui sont dans des conditions de travail précaires afin de s’approprier leurs corps physiques, en les marginalisant, en les invisibilisant, en les faisant taire et en les réduisant à un simple instrument de production et de plaisir sexuel » (p. 95).
Le troisième chapitre sobrement intitulé « Maternité » occupe une position hybride, comme le soulignent Onnis et Spinelli, car il est « suspendu entre image normée et tentative d’un récit autre, qui mette au jour des thématiques nouvelles » (p.17). Le premier article de Eleonora Conti propose une sorte de panorama littéraire qui explore le rapport mère-fille dans des romans dont la publication va de la fin des années 1990 à 2011. Dans ces romans, le point de vue est celui des filles qui racontent le corps maternel dans toutes ses ambivalences avec une attention toute particulière portée aux vêtements, considérés comme « une véritable seconde peau maternelle » (p.17). S’il est question de liens, il est également question de rupture du lien dans la poésie de Elisa Biagini, analysée par Iris Chionne qui s’appuie sur la théorie féministe phénoménologique pour mettre en exergue la perspective incarnée de la poésie de Biagini. C’est ensuite le lien entre maternité et technologies reproductives qui est exploré par Onnis qui analyse deux textes de nature hybride : un texte qui relève à la fois du récit autobiographique et de l’enquête sociologique écrit par Maddalena Vianello (In fondo al desiderio) et le roman Le difettose de Eleonora Mazzoni, un texte inspiré d’une expérience personnelle mais qui ne se veut pas strictement autobiographique. La thématique P.M.A. soulève la question du traitement du corps des femmes par le corps médical, vaste sujet où la dénonciation des violences obstétricales a fait son chemin, dans la société et dans les récits littéraires. Le thème de l’infertilité elle, permet de démanteler le binôme sacré féminité/fertilité : « l’acceptation de son propre corps défectueux se révèle être un élément central parce qu’elle permet de remodeler la norme sociale et de dessiner une image différente de la féminité qui passe par la reconnaissance d’une spécificité et d’une unicité du corps » (p.18). Enfin, c’est la question de la Gestation pour Autrui (G.P.A.) qui est soulevée à travers le roman de Emilia Costantini, Tu dentro di me, analysé par Enrica Bracchi. Cette pratique hautement controversée, en Italie et ailleurs, et notamment dans les milieux féministes, gagne à être fouillée par la littérature qui peut tenter d’en restituer la complexité, les ambiguïtés et ainsi de soulever une série de questions essentielles telles que l’existence ou non d’un droit à la parentalité.
La dernière partie de l’ouvrage se scinde en deux : une première partie s’applique à explorer les stratégies de résistance aux normes et une seconde la transgression de ces mêmes normes. On peut remarquer que, tout au long de l’ouvrage, les analyses ont suivi ce double-mouvement, comme une tension – à la fois narrative et idéologique – qui anime le livre dans son entier : d’abord une identification des éléments à démanteler, puis une proposition de stratégies pour se défaire des éléments problématiques et restrictifs et enfin la mise au jour de nouveaux schémas de pensée qui nous permettent de sortir entièrement des carcans dans lesquels nous étions enfermé·es.
Le chapitre 4 « Résistance aux normes » explore la thématique des violences sexuelles dans trois romans et la proposition du self-care (autoaccudimento) comme stratégie de résistance, un self-care qui se matérialise sur la page qui devient un support pour réécrire son identité et donner une voix et une existence à ses traumatismes. Le self-care et la décision de prendre soin de soi lorsque le monde attend que l’on prenne soin des autres (si l’on est socialement identifié·e et socialisé·e en tant que femme) est également la stratégie de résistance mise en œuvre par la personnage de Timira analysée par Barbara Kornacka dans son article consacré au roman Timira de Wu Ming 2 et Antar Mohamed à travers une analyse qui se concentre sur l’âgisme. Enfin, c’est la question du handicap et donc du validisme qui est amenée par l’article de Barbara Sturmar à travers l’analyse des romans de Barbara Garlaschelli. Il s’agit plus précisément de handicap physique et le corps handicapé : sont explorées les stratégies de résistance qui consistent à faire de ce corps un corps-sujet au lieu de l’habituel corps-objet dans lequel il est enfermé, notamment à partir de la question du désir (un corps désirant regagne sa subjectivité via le désir qu’il éprouve et déclare éprouver).
Le dernier chapitre, « Transgression des normes », s’appuie sur des sources variées car si la majorité des analyses sont littéraires, deux articles sont consacrés à l’analyse de chansons et de chanteuses-compositrices (sont étudiés les textes et les figures de Mina, Monica Naranjo et Donatella Rettore). La notion de queer est convoquée dans cet ultime chapitre et ce, en lien avec la corporéité et le corps : la perspective queer est proposée à la fois en ce qu’elle dépasse le schéma hétéronormatif et refuse une catégorisation de genre nette et définitive et elle est également reliée à la notion de « post-humain ». En effet, la toute dernière section de l’essai (les articles de Biasiolo, Cacopardi et Mannelli) étudie les diverses façons dont « le » genre est impacté et modifié, métamorphosé même lorsque les frontières de l’humain se confondent avec celles de l’animal et de la technologie. Est notamment étudiée de manière approfondie la représentation de la « femme post-humaine » chez trois écrivaines italiennes contemporaines (Nicoletta Vallorani, Simona Vinci et Laura Pugno). Le discours post-humaniste convoque le corps et plus précisément « un corps fluide, queer, hybride ; un corps qui refuse la normativité » (p. 226) et s’inspire notamment des travaux Donna J. Haraway et plus précisément de son Manifeste Cyborg (1995). Les corps post-humains qui, comme le remarque Lavinia Mannelli, sont toujours des corps féminins et ont une fonction méta-narrative : ils « connectent le désastre environnemental et la situation économique contemporaine ou post-contemporaine à la question du genre, en rediscutant, au-delà du binarisme de genre, les frontières entre espèce et humain, entre naturel et synthétique, entre l’original et la copie. […] Ils véhiculent une tentative de réinvention identitaire et de la machine narrative, comprise comme un ensemble de genres codifiés qu’il faut mettre à jour » (p. 232).