Carnet n°6 / Séminaire & Bibliothèque

Sentir-penser des mondes en relation

Compte rendu du séminaire Hommage à Anne-Laure Bonvalot

Leïla Revéret

Résumé

Le 20 octobre 2022 s’est tenu à l’université Paul Valéry Montpellier 3 un séminaire d’hommage à la chercheuse Anne-Laure Bonvalot, membre de l’unité ReSO pour la Recherche sur les Suds et les Orients. Maîtresse de conférences à l’université de Nîmes, Anne-Laure Bonvalot avait souhaité être rattachée à l’unité de recherche de l’université Paul Valéry où elle était entrée lors de son Master d’études hispaniques, prolongé ensuite par un doctorat. 

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Sentir-penser des mondes en relation

Compte rendu du séminaire Hommage à Anne-Laure Bonvalot 

Le 20 octobre 2022 s’est tenu à l’université Paul Valéry Montpellier 3 un séminaire d’hommage à la chercheuse Anne-Laure Bonvalot, membre de l’unité ReSO pour la Recherche sur les Suds et les Orients. Maîtresse de conférences à l’université de Nîmes, Anne-Laure Bonvalot avait souhaité être rattachée à l’unité de recherche de l’université Paul Valéry où elle était entrée lors de son Master d’études hispaniques, prolongé ensuite par un doctorat. Ce sont ses collègues qui ont organisé cet hommage, rendu à travers son parcours et son travail de recherche. Ainsi le directeur de l’unité ReSO ouvre le séminaire, le présentant comme un évènement important pour l’unité de recherche car il a pour intention d’honorer les publications et l’activité de la chercheuse mais aussi la peine de son absence. Pour reprendre ses mots : « Cet hommage dépasse le cadre strictement universitaire, académique, parce qu’il ne s’agit pas seulement de saluer le travail et le rayonnement de la chercheuse mais de rendre hommage à l’intellectuelle étant donné qu’Anne-Laure Bonvalot était quelqu’un qui pensait, qui pensait le monde actuel qui pensait ses évolutions mais qui était également partie prenante de ces évolutions depuis un engagement éthique. C’est aussi par-delà le cadre académique et scientifique l’occasion de rendre hommage à la créatrice, qui a produit de la fiction, qui en a traduit, et qui savait donc articuler la sensibilité ».

Une dizaine de personnes sont intervenues tour à tour, partageant leur rencontre avec la chercheuse et les nuances de son travail. Le public, présent et en distanciel, se composait de collègues et d’une part d’étudiants à qui a été destiné la dimension plus universitaire du travail d’Anne-Laure Bonvalot. Il a été rappelé que ce séminaire était posé comme premier jalon pour diffuser sa production théorique et littéraire. Ce que la chercheuse a pu apporter aux études hispaniques et décoloniales avec la sensibilité éco-poétique fait d’elle une figure inspirante. La valorisation de son travail permet aux étudiants et doctorants de le connaître et pourquoi pas de s’en servir dans leurs propres travaux.

La compagne d’Anne-Laure Bonvalot ouvre les interventions avec la lecture du poème de Cécile Coulon « Je ne reste pas longtemps », publié en 2020 dans le recueil Noir volcan. Par ces mots, Florence Even mêle l’émotion prégnante de l’absence d’Anne-Laure Bonvalot avec une humilité et une poésie qui accompagneront les autres témoignages tout au long du séminaire.

C’est ensuite au tour de Jean-François Carcelen de prendre la parole. Professeur émérite de littérature espagnole contemporaine et directeur de la thèse d’Anne-Laure Bonvalot. Il souligne les enjeux de son travail, « monumental à plus d’un titre ». En effet, sa thèse a fait l’objet d’une publication en 2019 par les éditions Classique Garnier sous le titre de Fictions politiques, esthétique de l’engagement littéraire dans l’Espagne contemporaine. Les qualités rendues évidentes par son travail de thèse sont l’humilité et le courage intellectuel. La remise en question de la chercheuse étant un fondement très tôt acquis par elle « avant d’argumenter depuis une pensée ferme », son courage lui permettant de prendre des risques sans crainte des polémiques au sein de l’université, « communauté supportant souvent très mal, parfois, le dissensus ».

Si Jean-François Carcelen estime avoir autant appris de l’étudiante dont il dirigeait la thèse, c’est bien parce que celle-ci montrait une finesse d’analyse et un questionnement impressionnant. Déjà, dit-il, les deux premiers mémoires de master laissent voir les étapes de construction « d’une pensée critique de tout premier plan ». Celui de Master 1, Hetereogeneidad del nuevo realismo en el Día del Watusi de Francisco Casavella, montre comment des textes considérés comme représentatifs de l’esthétique postmoderne privilégiant un désengagement ludique proposaient en fait une rénovation du réalisme. La jeune chercheuse poursuit ses réflexions autour du rapport des textes au réel dans son second mémoire de master, dédié à la prose exigeante et politique de Belen Gopegui.

Sa thèse, Formes nouvelles de l’engagement dans le roman espagnol actuel. Alfons Cervera, Belen Gopegui et Isaac Rosa, réfute le désengagement de la parole littéraire en l’historicisant. Par la déconstruction des discours critiques, Anne-Laure Bonvalot y articule le littéraire avec le politique, rejetant la neutralité de l’écrivain, celle d’une jouissance apolitique du texte littéraire, que « la fiction soit le lieu magique où se dissolvent les conflits, […] où il est possible de s’extraire du monde »[1]. Les trois auteurs dont il est question dans cette thèse ont en commun leur rapport politique au présent : Alfons Cervera envisage les usages du passé dans un présent aseptisé par le consensus transitionnel, Isaac Rosa propose une déconstruction politique d’une société occidentale néo-libérale et les romans de Belen Gopegui paraissent étrangers à la thématique mémorielle. Face à l’intention d’inscrire ces textes dans le paradigme de la résistance, Anne-Laure Bonvalot montre la nécessité de les étudier depuis une perspective nouvelle et selon des modalités propres à chacun des auteurs. La thèse sur laquelle se fonde son travail est celle de l’existence d’une littérature de l’engagement, malgré l’omniprésence de discours disqualifiants. A l’époque de sa recherche, l’engagement littéraire était considéré comme antagoniste à la qualité littéraire. La littérature était militante ou littéraire, mais ne pouvait conjuguer les deux. Anne-Laure Bonvalot répond à sa question de comprendre comment aborder la dimension politique du roman actuel en dégageant une poétique de l’engagé, traversée par une axiologie forte. Celle-ci est résumée par la chercheuse dans le terme néologique de poéthique : le roman engagé contemporain considère l’enjeu esthétique comme une modalité de l’engagement thématique. Ainsi, le roman ne peut s’abstraire d’une intentionnalité. De la même façon, Belen Gopegui revendique une écriture qui réponde à un projet, à une intentionnalité.

Par la construction critique de sa thèse, Anne-Laure Bonvalot interroge la transitivité des textes. Elle s’appuie notamment sur les travaux de Jacques Rancière, lesquels lui permettent de cerner un nouveau sujet politique souvent complexe et marginal, caractérisé par l’expérience de la spoliation, de la précarité. Yannick Haenel désigne ce nouveau type par la « communauté des sans », c’est-à-dire des marginaux dépossédés de légitimité historiographique, économique, symbolique ou administrative. Jean-François Carcelen souligne la convergence de l’analyse que fait Anne-Laure Bonvalot de ces auteurs espagnols et la littérature politique à laquelle appartiennent Yannick Haenel, Didier Eribon, Edouard Louis et Annie Ernaux. Une littérature donc, qui a été reconnue par tous puisque la romancière française Annie Ernaux a reçu le prix Nobel cette année. Pour la chercheuse, le personnage est le vecteur principal de l’engagement, il le fixe car c’est dans l’intime que se trouve le politique. « Le personnage devient une catégorie qui semble condenser l’ensemble des problématiques et des tensions inhérentes à la littérature engagée actuelle. Nous sommes loin du héros collectif exigé par le roman social et ce retour de l’intime on le retrouve aujourd’hui dans des romans familiaux »[2]. Si le relativisme postmoderne postule entre autres la fin des idéologies, il y a bien une postmodernité qui propose la relecture des principes et valeurs ayant régi la modernité afin de présenter une alternative au consensus dominant. On arrive ainsi à une postmodernité de la résistance.

La réception est une dimension essentielle dans la transitivité des textes politiques. Les auteurs présentés dans la thèse d’Anne-Laure Bonvalot ont tous trois une présence importante dans l’espace citoyen. Ecrivain et œuvre font ainsi corps dans un projet unique. C’est ce que la chercheuse qualifiait de textualisme situé, une qualité qui pose la littérature comme l’un -sinon le dernier- des refuges de la parole dissensuelle.

Pour finir, Jean-François Carcelen relève l’avant-gardisme des interrogations scientifiques d’Anne-Laure Bonvalot, notamment autour des problématiques actuelles telles que l’éco-poétique et l’intersectionnalité, et ce tout en restant fidèle à la sérendipité, ouverte aux surprises de la recherche en trouvant ce qu’elle ne cherchait pas.

Nathalie Sagnes-Alem, organisatrice du séminaire et elle aussi professeure de littérature espagnole contemporaine dans l’équipe ReSO, présente un commentaire de texte emblématique de la façon d’écrire et d’analyser d’Anne-Laure Bonvalot.

La Bâtarde, fable intersectionnelle, conte initiatique et roman anthropologique. Le point de vie d’une enfant grandie sur les formes de la domination ordinaire  comporte une dimension écoféministe et s’inscrit dans une perspective décoloniale. La chercheuse inscrit son travail dans le champ encore en construction qu’est la littérature africaine de langue espagnole, et plus particulièrement la littérature équato-guinéenne. C’est un champ de recherche ouvert depuis plusieurs années au sein de l’unité ReSO, et en plus d’y apporter sa propre recherche, Anne-Laure Bonvalot a supervisé l’organisation du colloque international Afrohispanisme contemporain : Histoire, culture et littérature de Guinée Equatoriale qui s’est tenu à Montpellier en juin 2021.

Anne-Laure Bonvalot légitime l’inscription de son sujet dans une démarche scientifique et politique : en l’interrogeant, elle interroge notre relation aux mondes. Le texte commenté par la chercheuse, La Bâtarde, est le fruit de Melibea Obono paru en 2016. Il est à la croisée des genres, mêlant fable d’apprentissage et récit anthropologique. Il s’agit de la quête identitaire intime et culturelle d’une enfant prénommée Okomo, bâtarde et orpheline de mère, mais aussi femme en devenir sur qui pèse le regard collectif qui la renvoie sans cesse à sa différence. Les thèmes abordés par l’autrice sont variés, car en réalité le texte explore les points de contact de ces sujets. Ainsi le corps et l’environnement sont fortement thématisés au fil de l’œuvre. Leur expression se fait par le prisme de la diversité sexuelle, de la critique de l’hétéropatriarcat, la ségrégation environnementale, le genre et la colonialité. Le choix d’une perspective décentrée permet de mettre en résonance la recherche de moyens de cette adolescente précarisée avec ceux de la littérature équato-guinéenne. Les déambulations généalogiques de l’adolescente permettent d’explorer les différentes dynamiques de dysjonction qui travaillent les individus et les collectifs altérisés.

En outre, la dimension cartographique et environnementale du récit interroge le fondement des frontières ontologiques, communautaires et territoriales séparant les êtres et leur manière de vivre. Lorsque Okomo se trouve tiraillée entre la loyauté envers sa généalogie, les coutumes ancestrales et la famille – affective et politique – au sein de laquelle elle trouvera sa liberté, l’autrice dévoile tout l’engagement de son écriture. Melibea Obono argumente en faveur du droit à la composition pluraliste des mondes. En effet, elle inscrit son œuvre dans un contexte de colonialité multiple : politique, ontologique, épistémologique, esthétique, sexuelle, environnementale et spirituelle. En dépassant le constat d’échec des auteurs précédents, l’autrice propose l’alternative d’un meilleur avenir.

Il faut comprendre que la littérature dont il est question est fortement invisibilisée au sein même des aires concernées (Guinée Equatoriale, littérature d’expression hispanique). Cela est dû aux obstacles politiques et éditoriaux notamment. Pourtant, certains travaux visent à en établir la généalogie. Qualifiée de « protéiforme », la littérature équato-guinéenne a pour point de départ la blessure néo-coloniale, de la même façon que l’ensemble des littératures hispano-africaines. Aussi, elle est en partie une littérature de la diaspora, ou de l’exil et peut-être écrite en castillan, en catalan ou bien en galicien. Par son esthétique double, à la fois féministe et environnementale, La Bâtarde participe activement à la construction d’un canon littéraire transgénérationnel alternatif qui actualise la sémantique de la blessure et refabule l’histoire coloniale et les traces qu’elle a laissées.

C’est ensuite à la professeure en études italiennes, organisatrice du séminaire et membre de ReSO, Angela Biancofiore que revient la parole. Elle présente le travail d’Anne-Laure Bonvalot autour d’une écopoétique du plurivers. Il est question de la vision du monde, de l’ontologie que la chercheuse partageait avec Arturo Escobar. Anne-Laure Bonvalot a été l’une des traductrices d’un texte majeur de cet anthropologue colombien, qui est aussi professeur émérite de sa discipline à l’université de Caroline du Nord à Chapel Hill.

La traduction au français de Sentir-penser avec la terre est le fruit du travail d’un collectif nommé la Minga. Ce terme vient du quechua minka qui désigne un travail collectif réalisé pour le bien commun. La méthode de travail du collectif est celle de la traduction « relationnelle », dont l’objectif est de décoloniser la pratique. Le titre original de l’œuvre est un néologisme castillan, corazonar, qui réunit le cœur et l’esprit. Avec ce terme, l’auteur voulait dépasser le rationalisme moderne qui invisibilise les visions du monde basées sur les émotions ou la relation entre émotions et cognition. Ce lien entre l’émotif, l’écriture et le rapport au monde était central dans la recherche d’Anne-Laure Bonvalot.

A travers Arturo Escobar, la chercheuse dénonce les pratiques extractivistes qui considèrent la planète comme un réservoir de ressources exploitables à l’infini. Dans le texte dont il est question, se trouve la critique du développement, de l’ethnocentrisme et le refus d’une science neutre. La démarche de rendre visibles les mondes et perceptions qui ne le sont pas est théorisée par l’anthropologue et fait l’objet du travail et de l’engagement d’Anne-Laure Bonvalot. En prenant compte du lien étroit unissant les autochtones aux territoires qu’ils habitent, Arturo Escobar développe une ontologie relationnelle qui vise à rétablir une égalité entre les cosmologies non occidentales. Il s’agit de sortir du modèle dominant et de retirer toute hiérarchie aux différentes conceptions du monde. Le plurivers s’oppose à la tendance unimondiste des sociétés dominantes car le premier reconnaît la multiplicité des façons de faire monde quand le second détient le monopole sur la production de la réalité.

Dans ce texte, Arturo Escobar expose une position importante de sa pensée : celle de « l’irruption du fait biologique comme fait social global ». Il entend que le changement climatique, la pandémie, le déclin de la biodiversité, la pollution, etc. sont des phénomènes qui ont un impact sur la sphère bio-culturelle, c’est-à-dire sur les savoirs qui doivent eux aussi s’adapter. Ainsi la philosophie, les arts, la littérature et toutes les autres formes culturelles sont en chemin pour trouver ces nouvelles formes d’expression et de pensée. Une autre notion mise en exergue par la recherche actuelle est celle d’exposome. Ce terme désigne le fait que tout le monde est exposé aux agents chimiques.

Arturo Escobar évoque la pensée d’Humberto Maturana, lequel opère un changement de regard en utilisant la réalité pour expliquer les expériences. Cette proposition de cosmovision permet de considérer les différentes acceptions de la réalité en fonction des cultures et des émotions qui lui sont liés. Le développement d’une pensée critique à cet égard est nécessaire et doit se fonder sur la non-séparation entre humain et non-humain, nature et culture, oralité et écriture. Anne-Laure Bonvalot souligne dans chacun de ses écrits la nécessité de relocaliser la parole et les savoirs, de les relier à une communauté, un territoire, un système. La perspective des mouvements sociaux met en avant la vie et l’espoir contre les politiques de développement rural : la colonialité de l’être, du pouvoir et du savoir dont il était question dans le commentaire de La Bâtarde est encore d’actualité. En effet, la violence épistémique, celle du savoir unique, concerne l’action de la modernité occidentale, destructrice des formes de vie, des savoirs des êtres invisibilisés et des territoires. Dans cette perspective, Anne-Laure Bonvalot s’est intéressée aux quebradeiras brésiliennes, en lutte pour la libération de l’arbre à noix de coco de leur privatisation par les entreprises.

Anne-Laure Bonvalot théorise une échopoétique qui cherche à mettre en résonnance les voix qui traversent les cultures. Baptiste Morizot utilise aussi la voix et son écho pour trouver le style adapté à l’expression du vivant, et traduire l’intraduisible. La chercheuse a voulu développer une voix narrative en complément de la voix argumentative, scientifique et universitaire. Ainsi elle a publié chez Passage(s) un recueil de douze récits racontés par une enfant. Zèbres revendique la possibilité du récit pour les communautés du plurivers, pour que leurs voix se fassent entendre. De la même façon, la chercheuse s’est intéressée à la place des communs dans les milieux urbains très anthropisés. Elle parle de ces projets porteurs de vie qui sont criminalisés et marginalisés, comme les ZAD en France par exemple.

Anne-Laure Bonvalot se situe à la croisée de la recherche, de l’enseignement et de l’engagement. Pour elle, l’intime et le collectif sont très liés donc son travail sur l’éco poétique décoloniale est une invitation à changer notre regard sur le monde et sur nous-mêmes.

Bénédicte Meillon, maîtresse de conférences en études anglophones à l’université de Perpignan Via Domitia aborde les échos poétiques de la forêt qui traversent l’ouvrage d’Anne Sibran, Enfance d’un chamane, paru chez Gallimard en 2017. Au fil de l’analyse de ce roman, Bénédicte Meillon tisse un portrait d’Anne-Laure Bonvalot avec émotion et reconnaissance. La narratrice apprend d’un habitant de la forêt amazonienne d’autres manières d’être au monde. La distance qui sépare les cosmovisions de chaque protagoniste met en lumière le désenchantement des modernes, et la résistance à ce désenchantement que Friedrich Schiller appelle une « dé-divinisation de la nature ». Les rangs de cette résistance sont occupés par les artistes, les chamanes et les sorcières. Ils « nous intiment de nous défaire de certains fondements de la modernité, notamment des principes mécanistes et réductionistes à outrance qui ont permis l’avènement du capitalisme », de la colonisation et de la surexploitation des ressources naturelles.

La poétique du roman est celle que Bénédicte Meillon qualifie de « ré-enchantement du monde », une éco poétique pour restaurer la perception sensible. L’autrice apporte une attention particulière aux sonorités de la voix du chamane, qui fait entendre les bruissements – et la voix – de la forêt. Cette dernière est donc un lieu vivant, si ce n’est un personnage central du roman. Une lecture un peu trop prompte classerait ce texte avec ceux du réalisme magique, mais ce serait passer outre la dimension éco poétique qui se déroule entre les pages. Dans le cadre d’un regard éco féministe, il s’agirait plutôt d’un réalisme liminal, proche du réalisme magique mais allégé de l’eurocentrisme que celui-ci implique bien trop souvent. Le réalisme liminal explore la porosité entre des ontologies et des épistémologies distinctes, faisant de ce fait coexister différentes visions du monde.

Anne Sibran utilise la métaphore de la forêt « bibliothèque » du vivant, restaurant l’ancien topos du livre de la nature que la narratrice, moderne, est incapable de lire. L’autrice renvoie sa protagoniste et son lecteur au constat désenchanté du monde moderne. La question du regard est profondément différente entre les deux protagonistes puisque le chamane, enfant, a été livré à la nature pour y faire l’expérience de son initiation. Son apprentissage relève d’une révolution sensible. L’hypersensibilité de l’enfant est perçue par sa communauté comme un surplus de conscience au monde. Ce don, également prêté aux chamanes et aux éco poètes, n’est peut-être que la capacité de certains à trouver un antidote contre la castration sensible opérée chez les modernes. Le jeune chamane blâme le défaut d’éducation et l’appauvrissement de la sensibilité esthétique des modernes. Or l’art et la littérature possèdent les moyens de nous ré-esthétiser, nous rééduquer à être au monde en reprenant contact avec les différentes étoffes du vivant.

Le texte souligne l’aspect merveilleux de la nature et la jubilation du transport éco poétique. Le fait qu’Anne Sibran soit locutrice du quechua fait d’elle une passeuse, et légitime son texte en lui évitant tout écueil néo-colonial. Sa littérature oscille entre animisme, totémisme et naturalisme. L’esthétique liminaire est comparable à l’éducation synesthésique du jeune chamane. La métamorphose de l’enfant peut se traduire par la naissance d’une nouvelle manière d’être au monde. La langue éco poétique montre l’adéquation singulière entre l’expression et son environnement.

L’un des auteurs auxquels Anne-Laure Bonvalot avait consacré sa thèse, Alfons Cervera, prend la parole en espagnol. Il fait la lecture d’un texte de sa plume, non fictionnel ni académique pour autant. Pour la chercheuse et lui, la vie et la littérature étaient poreuses, bien que pour l’écrivain, la littérature aille au-delà de la vie. Alfons Cervera déclare que la fiction a des limites, sans quoi elle serait une imposture. Cette idée était partagée par Anne-Laure Bonvalot. Par l’éthique de la responsabilité qu’elle adoptait dans sa réflexion, la chercheuse a dépassé les règles que le marché impose aux écrivains.

Enfin, la présidente de l’association Teriya Solidarité fait part de la constitution d’un fond hispanique Anne-Laure Bonvalot pour la bibliothèque universitaire Homphouët Boigny, à Abidjan. Le don d’ouvrages spécialisés permet aux étudiants sur place de poursuivre leurs études.

Le séminaire se clôture sur la projection d’un montage sensible et humoristique réalisé par Ahmad Joumblat et Jérôme Cantié qui finalise le portrait de la chercheuse, une vidéo en ligne sur la plateforme POD https://pod.univ-montp3.fr/video/0528-peuple-monde/

Au-delà de la dimension émotionnelle, ce séminaire m’a permis de mieux cerner les enjeux de l’écopoétique et de la pensée décoloniale. L’exposition du travail d’Arturo Escobar a également eu un écho avec mon propre sujet de recherche. Ce séminaire a été une ouverture sensible, scientifique et littéraire aux façons d’être au monde, ce qui dégage un horizon d’espoir dans une période et un système dominés par la consommation infinie.


[1] Anne-Laure Bonvalot, thèse.

[2] Ibid.

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